Plaidoyer pour le vote du moindre mal (en huit points)

Enil
8 min readMay 2, 2017

Ce texte est une traduction de l’article An Eight Point Brief for LEV (Lesser Evil Voting) écrit par John Halle et Noam Chomsky. Il a été publié sur le blog de ce dernier le 15 juin 2016, cinq mois avant les élections présidentielles étatsuniennes qui ont vu triompher Donald Trump face à Hillary Clinton, contre l’attente de tous les médias américains et internationaux.
Nous avons décidé de le traduire suite au premier tour des élections présidentielles françaises de 2017, remporté par Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Ces deux candidats ne sont pas sans rappeler leurs homologues américains, et on observe ainsi les mêmes réticences à voter pour les électeurs de gauche.
Afin de ne pas trahir le texte original, nous avons décidé de ne pas l’adapter au cas français, et de limiter la remise en contexte aux notes de bas de page — notamment dans la cinquième note relative au point n°4. Toutes les notes sont du traducteur.

***** Préambule *****

Parmi les éléments qui composent le régime faiblement démocratique consacré par notre Constitution, les élections présidentielles posent un dilemme récurrent à la gauche, en ceci que toute forme de participation ou d’abstention a des conséquences sur notre capacité à construire une opposition digne de ce nom aux intentions des politiciens et des partisans de l’ordre établi. La position défendue ci-dessous — à savoir la stratégie du vote du moindre mal [connu en France comme le “vote utile” ndt] — est celle que beaucoup considèrent comme la réponse la plus efficace à ce « choix de Hobson » quadriennal[1]. Pour faire simple, le vote du moindre mal (VMM) consiste, lorsque c’est possible, à voter pour le candidat que l’on préfère ou à s’abstenir. Et, dans une situation plus tendue, à voter pour le candidat du « moindre mal ».

Afin d’anticiper d’éventuelles objections, nous devons préciser différentes clauses relatives aux huit points ci-dessous. Tout d’abord, la tactique se doit d’être ajustée à notre appréciation des paramètres déterminants — qui est toujours circonstancielle. Cela vaut notamment pour le point n°3 que certains réfuteront en soutenant que la politique extérieure de Clinton pourrait s’avérer plus dangereuse que celle de Trump[2].

Nous ne disposons pas à l’heure actuelle de suffisamment d’éléments pour confirmer ce contre-argument, et, quand bien même ce serait le cas, suivre cette logique impliquerait de voter pour Trump[3]… alors que ceux qui formulent cette remarque ne semblent pas avoir l’intention de le faire.

Un autre contre-argument concerne le principe éthique/moral évoqué dans le point n°1, plus communément appelé “politique du témoin moral”. Généralement associée à la gauche religieuse, il arrive que des laïcs l’évoquent implicitement quand ils rejettent le VMM sur le principe que “le moindre mal reste le mal”. Mise à part l’évidente objection que le principe même du vote du moindre mal est justement de provoquer moins de mal, nous nous opposons également à l’idée que le vote soit perçu comme une forme d’expression individuelle. Il doit, au contraire, être considéré comme une action qu’il faut juger à l’aune de ses conséquences probables — en particulier celles évoquées dans le point n°4. Le principe moral fondamental qui est en jeu est simple : non seulement nous devons assumer la responsabilité de nos actes, mais les conséquences de nos actes sur les autres individus devraient nous importer bien davantage que la préservation de notre sentiment d’intégrité personnelle.

Une troisième critique du VMM est de considérer que, sous les dehors du pragmatisme, il dissimulerait un consentement mou au statu quo de la part de ceux qui n’aspirent plus à des changements radicaux. Il est évident que certains défenseurs du VMM [probablement ceux qui l’ont nommé “vote utile” en France ndt] ne le sont que de mauvaise foi, et sont en fait de cyniques suppôts de l’establishment dont l’objectif est d’encourager la capitulation à un système qu’ils sont déterminés à protéger. Cela étant, beaucoup de défenseurs du VMM peuvent difficilement être suspectés d’être soumis à l’establishment. Leur préoccupation (évoquée aux points n°6 et n°7) est basée sur la connaissance des répercussions concrètes qu’ont eut certaines décisions électorales légères et peu réfléchies — notamment celles de l’ultra-gauche des mouvements pacifistes qui avait, lors des élections de 1968, largement minimisé les dangers de la présidence de Nixon. Cette mauvaise estimation a provoqué six années meurtrières et destructrices en Asie du Sud-Est, ainsi que la fracture prévisible de la gauche, puis, en conséquence, son effondrement au cours des décennies suivantes.

La principale leçon à en tirer est de ne pas refuser de se confronter au système politique dominant[4]. Mieux vaut opter pour un positionnement en toute connaissance de cause. Cela inclut le fait qu’en plus d’être une source d’épouvantables souffrances pour les membres les plus vulnérables de la société, la victoire de l’extrême-droite fonctionne également comme une arme puissante entre les mains des tutélaires de l’establishment, qui, une fois dans l’opposition, peuvent se présenter comme l’unique alternative “raisonnable”. La présidence de Trump, si elle se concrétise, sapera l’essor des mouvements nés autour de la campagne de Sanders, a fortiori si on les accuse d’avoir minimisé les dangers de l’extrême-droite.

La déduction plus générale qui découle de ce constat est que ce type de stratégie comptable du coût/bénéfice est fondamentale à toute forme de politique visant sérieusement un changement radical. Les personnes de gauche qui l’ignorent (ou considèrent cet aspect comme étant hors sujet) pratiquent une politique imaginaire, et constituent un obstacle, plutôt qu’un allié, à un mouvement qui semble aujourd’hui prendre forme.

Pour finir, il est nécessaire de comprendre que le système doctrinal en place attribue aux élections présidentielles un rôle de diversion de la gauche quant aux actions qui permettraient de concrétiser ses revendications — par exemple développer des organisations dédiées à des objectifs extérieurs à la politique professionnelle comme des manifestations, mais aussi participer à des élections qu’elles pourraient remporter. La gauche devrait consacrer le moins de temps possible au VMM et se mobiliser immédiatement pour des combats qui ne sont pas soumis au calendrier électoral.

***** Plaidoyer en huit points *****

1) Voter ne doit pas être perçu comme une forme d’expression personnelle ou de jugement moral qu’on exercerait pour sanctionner les candidats des partis principaux qui manquent de représenter nos valeurs, ou un système corrompu conçu pour limiter les choix à ceux acceptables par les élites du monde des affaires.

2) L’unique conséquence d’un vote en 2016 sera d’augmenter ou de réduire un tout petit peu les chances de l’un des deux candidats majoritaires de gagner.

3) L’un de ces candidats, Trump, nie l’existence du réchauffement climatique, appelle à augmenter l’usage des énergies fossiles, à démanteler les réglementations environnementales, et refuse d’aider l’Inde et d’autres pays en développement, allant ainsi à l’encontre des dispositions de la COP21. Ce programme pourrait, s’il est appliqué, nous conduire à un point de non-retour en l’espace de quatre ans seulement. Trump s’est également engagé à expulser 11 millions d’immigrés mexicains, il a proposé de payer un avocat à ses militants qui agresseraient des manifestants afro-américains lors de ses meetings, il a fait part de son “ouverture d’esprit” quant à l’utilisation de l’arme nucléaire, il souhaite interdire l’entrée sur le territoire américain à des citoyens issus de pays musulmans, et considère la “police de ce pays comme complètement incomprise et martyrisée.” Trump a aussi promis d’augmenter les dépenses militaires et de diminuer les impôts des plus riches, ce qui aurait pour conséquence de réduire à néant les dernières mailles du “filet de sécurité” de l’État-providence.

4) La souffrance que ces politiques et ces postures (ou d’autres tout aussi extrêmes) causeront aux populations marginalisées et déjà opprimées a de fortes chances d’être largement supérieure à celles que causeront la présidence de Clinton[5].

5) Le point n°4 constitue en lui-même un argument suffisant pour voter pour Clinton dans les “swing” states[6] où chaque voix est potentiellement déterminante.

6) Par ailleurs, la gauche doit prendre conscience que, dans le cas où Trump serait élu parce qu’elle a refusé de soutenir Clinton, elle devra régulièrement répondre aux accusations (légitimes, de fait) lui objectant qu’elle ne s’est pas préoccupée du sort des premières victimes de l’administration Trump.

7) Cette accusation sera souvent proférée par des agents de l’establishment qui l’utiliseront (en toute mauvaise foi) pour écarter les adversaires de l’hégémonie du monde des affaires au sein du Parti démocrate et ailleurs. Ils s’assureront que cet argument soit repris en boucle par les médias mainstream de sorte que ceux qui auraient pu être acquis aux combats de la gauche y verront une raison convaincante de maintenir leurs liens à l’establishment politique plutôt que de les défaire, comme ils le devraient.

8) Conclusion : en écartant la logique électorale du moindre mal, et en prenant ainsi le risque de faire perdre Clinton, la gauche saperait ce qui devrait être au cœur de toutes ses préoccupations.

Noam Chomsky et John Halle
Nota : Le professeur Noam Chomsky ne souhaite pas être contacté au sujet de ce texte.

[1] Quinquennal dans le cas français.

[2] En ce qui nous concerne, on pense évidemment aux propositions d’Emmanuel Macron relatives aux contrats de travail.

[3] Dans notre cas, pour Le Pen.

[4] Dans le texte original, Noam Chomsky évoque ici le bipartisme étatsunien.

[5] L’appréciation de la menace que représente Marine Le Pen est évidemment déterminante pour la tactique à adopter vis-à-vis des points n°3 et n°4. Nous pensons que Le Pen, si elle ne reprend pas toutes les propositions de Trump en défend d’autres (et est héritière d’autres) au moins aussi dangereuses… et en tout cas plus dangereuses que celles défendues par Emmanuel Macron.
Dans son programme, Le Pen affirme vouloir “supprimer le droit du sol”, “augmenter dès la première année du mandat le budget de la Défense à 2 % du PIB puis tendre vers 3 % à l’horizon de la fin du quinquennat”, ou encore “réarmer massivement les forces de l’ordre”. Concernant ce dernier point, nous rappelons que Le Pen a apporté son soutien aux policiers mis en examen pour viol et violences volontaires aggravées dans “l’affaire Théo”.
Pour reprendre certaines informations publiées ici, là où il est élu, le FN réduit les subventions attribuées aux cantines scolaires, contraignant les plus pauvres à retirer leurs enfants de la cantine. Là où il est élu, le FN baisse les budgets des écoles, supprime le treizième mois aux employés municipaux, ferme les locaux du Secours populaire. Au Parlement européen, le FN vote pour la directive « Secret des affaires » présentée par la commission européenne, qui permet aux multinationales de toujours mieux tricher, frauder et persécuter les lanceurs d’alerte.
Par ailleurs, au sommet du FN, se trouvent plusieurs individus anciens membres du GUD, et/ou ayant tenu des propos antisémites et négationnistes et proches de mouvements néo-nazis. Le président d’honneur du FN, Jean-Marie Le Pen, a lui-même minimisé l’importance historique des camps d’extermination, défendu la France collaborationniste, légitimé l’usage de la torture lors de la guerre d’Algérie, affirmé sa croyance en l’inégalité des races, etc.
On n’oubliera pas non plus le microparti Jeanne, soupçonné d’avoir escroqué ses propres adhérents, notamment pour maximiser en retour les remboursements versés par l’État aux titres de frais de campagne.

[6] Aux États-Unis, les États susceptibles de passer du camp du parti démocrate au camp du parti républicain.

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