Pourquoi socialise-t-on virtuellement ? (2)

Deuxième partie : La vie sociale en mode jungle

Enzym
4 min readJun 11, 2018

La mise en concurrence généralisée a eu les effets qu’on connaît : désagrégation du sentiment de communauté dans les villages et les faubourgs, exaltation de l’individualisme et de la compétition, effritement de la cause ouvrière, désertion des campagnes… Cependant, même si ce processus a été rapide, il ne s’est pas fait en une décennie. Ceux qui sont entrés sur le marché du travail pendant les trente glorieuses ont pu maintenir un certain idéal de permanence. Ils ont rarement déménagé et ont souvent pu faire toute leur carrière dans une seule et même entreprise. Ils ont fréquenté les mêmes collègues et les mêmes voisins pendant vingt, trente, quarante, cinquante ans. Un devoir de cohabitation en bonne intelligence est donc resté en vigueur.

Le charme des photos anciennes chatouille la nostalgie d’un temps où une certaine insouciance n’empêchait pas la prudence au moment de sortir les insultes.

Il ne reste aujourd’hui plus grand-chose de cet idéal de permanence. La possibilité de travailler toute sa vie pour un même employeur, hors service public, est devenue une rareté. Les jeunes se sont habitués à des déménagements fréquents et l’instabilité de l’emploi leur paraît acquise. La génération entrée sur le marché de l’emploi au début des années 1980 fut la première à être qualifiée de « génération sacrifiée » en rapport à la progression du chômage : un million de chômeurs en 1976, deux millions en 1981. Cette génération, qui n’a pas connu personnellement le plein emploi, a fait des enfants qui, eux, ne connaissent que la crise économique. Ces derniers font à leur tour des enfants qui grandissent dans un monde où c’est la notion de crise qui a des airs de permanence.

De nombreux facteurs culturels ont également participé à l’affaiblissement du lien social. C’est l’autre moitié de la tornade culturelle des décennies d’après-guerre. La vieille France gaullienne, qui ne manquait pas de diversité pour une société de son temps, se retrouvait autour d’un certain nombre de valeurs traditionnelles : respect des institutions, exaltation du travail, célébration du modèle familial classique. À partir de la fin des années 60 l’explosion des contre-cultures est autant une bouffée d’air frais qu’un facteur de trouble. La transmission de valeurs d’une génération à l’autre est plombée par le fait que parents et enfants ne partagent plus les mêmes références, ne parlent plus le même langage : quand l’un dit « patrie », « ordre » ou « responsabilités », l’autre entend « fascisme », « état policier » ou « emmerdes ». Si le fait qu’une génération se définisse en opposition à celle qui l’a élevée n’est, une fois encore, pas une franche nouveauté, le fait qu’elle rejette en bloc les valeurs associées à ses parents est inédit, en tout cas à cette échelle.

Les affiches de mai 68 sont unanimes : les valeurs à papa c’est de la merde et il faut leur pavasser la gueule.

La fracture n’est pas seulement générationnelle, en fait elle est généralisée. Les sous-cultures se multiplient, promouvant des valeurs qui se contredisent et se dédaignent, et c’est à chacun d’y faire son marché. Les punks, les communistes et les hippies peuvent bien être issus de générations et de classes sociales similaires, dans les faits ils ont tendance à se mépriser cordialement. La diversification prolifique des arts, des genres et des goûts, bien que merveilleuse, suscite énormément d’incompréhension et de dénigrement entre des groupes de plus en plus segmentés. De plus tout cela évolue à une vitesse furieuse : dans les années 1990 Dragon Ball Z c’était d’une violence sans précédent comme programme jeunesse ; rétrospectivement c’était pourtant bien peu de choses par rapport aux jeux-vidéo pratiqués par la jeunesse des années 2000, qui étaient eux-mêmes bien peu de choses par rapport aux jeux-vidéo pratiqués par la jeunesse des années 2010.

De Dragon Ball Z à Doom 2016 en passant par Resident Evil 4 : que de chemin parcouru par l’ultraviolence. Des évolutions fédératrices et inoffensives comme ça a il y en a eu jusque dans le moindre petit repli de culture.

De tous ces facteurs économiques et culturels résulte un fait : la vie sociale est devenue une jungle. Rien n’oblige à faire beaucoup d’efforts, rien n’empêche de rompre le contact sur un coup de tête, et à force de mobilité la plupart des amitiés durent quelques années ou moins. Oser se mettre en avant demande des quantités de plus en plus extravagantes de courage ou de confiance en soi. Des auteurs comme Thomas Hobbes et Karl Marx exulteraient à la vue de cette situation, eux qui pointaient du doigt la tendance de l’humain à s’enliser dans la « guerre de tous contre tous ».

Scène de vie sociale contemporaine. Vue d’artiste.

C’est logiquement dans le cadre des rapports à l’autre sexe, à la séduction, que ce sentiment d’hostilité et de fragilité s’est manifesté le plus vite et le plus fort. Difficile de trouver un partenaire qui convienne à la fois socialement, économiquement et culturellement, et encore plus difficile de trouver l’assurance et la force de le courtiser. L’intérêt de passer par des outils numériques, le besoin d’une médiation technologique, s’est donc développé tout naturellement. Les sites de rencontres à vocation sentimentale ou sexuelle se sont mis à fleurir parallèlement à l’usage domestique d’internet. Le tout premier site de rencontres, match.com, est créé en 1995. Trois ans plus tard sort la première comédie romantique sur le sujet : « Vous avez un mess@ge », avec Tom Hanks. La numérisation de la vie sociale est lancée et rapidement en voie de normalisation.

Partie trois : Human after all.

Publication prochainement.

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Jeu grandeur nature et réseau social local, basé sur le réseau Ethereum.