Esteban.
11 min readApr 30, 2022

Comment tombe-t-on dans les théories du complot ?
Tout est une question de timing, et de remplir les conditions à un instant T.

Je m’appelle Stéphane et je vais vous raconter MON EXPÉRIENCE. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas, durant la pandémie j’ai été très actif sous le nom de « Stalec » sur un compte Twitter qui a joué un rôle important dans la diffusion de fausses informations. J’explique dans ce témoignage comment j’ai dérivé vers le complotisme, puis comment je m’en suis sorti.

Adolescence et harcèlement scolaire

C’est à l’âge de 14 ans que j’entendais pour la première fois mon père me parler d’un certain événement s’étant produit 11 ans auparavant : les attentats du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001. Très sceptique encore 11 ans après, j’écoutais mon père me raconter toutes les thèses les plus farfelues sur ce tragique événement. J’étais méfiant sur ce qu’il me disait tellement ça paraissait fou. Contrairement à lui, j’étais enfant au moment où cet événement s’est produit, cela ne m’avait pas marqué plus que ça.

Le lendemain les cours reprenaient, je devais une nouvelle fois affronter les moqueries de mes camarades, la boule au ventre à chaque fois que je passais la porte du collège. Je savais que ni les professeurs, ni les surveillants ou le CPE n’allaient me défendre. Que je serai seul à affronter tout ça : ces regards, ces jugements, ces insultes… J’ai encore du mal à faire confiance à l’institution scolaire aujourd’hui. En plus d’avoir cautionné mon harcèlement, par la suite en classe de 3ème, on m’a clairement fait comprendre que je ne pouvais pas faire le métier que je souhaitais. J’ai été orienté vers un CAP alors que j’aurais aimé passer le BAC pour faire des études dans l’informatique.

C’est le premier élément qui explique comment je suis rentré progressivement dans le « complotisme ». Le fait de se sentir rejeté de la société, par les autres, de se sentir seul… Et également de ne plus faire confiance aux institutions.

Un soir en rentrant des cours, je repensais à ce que disait mon père sur le 11 septembre 2001, j’avais besoin de me changer les idées après cette journée à l’école particulièrement éprouvante psychologiquement. Alors je foncé sur l’ordinateur familial pour entamer mes propres recherches. Rapidement, très rapidement, je suis tombé dans l’engrenage du complotisme…

Comment croire à la version officielle ? Comment croire les policiers ? Ceux qui n’ont rien fait pour ma mère qui se faisait rouer de coups par mon frère alcoolisé devant mes yeux, quand j’avais à peine 9 ans… Comment croire la CIA et la NSA suite aux révélations de Snowden sur une surveillance de masse ?

J’avais donc un terrain favorable pour croire à toutes ces théories du complot. Et c’est devenu un rituel, je rentrais des cours après m’être fait harceler et je fonçais sur l’ordinateur pour faire des recherches sur le 11 septembre et élaborer mes propres théories. Je me sentais important, investi d’une mission afin de rétablir la vérité sur un événement qui s’était produit 11 ans auparavant.

Des schémas se dessinaient dans ma tête, c’était tellement évident : la guerre en Irak, la surveillance de masse, le camp de Guantanamo… Tout était lié au 11 septembre 2001. Et tout était prévu. C’est tellement facile d’analyser les choses à posteriori… Et la réponse à la question « A qui profite le crime ? » me semblait franchement évidente : aux États-Unis.

J’avais des classeurs remplis de théories ou j’associais différents événements des années 2000 au 11 septembre 2001, qui était pour moi le point de départ de tout. Cela a permis de légitimer tout ce qui s’est produit par la suite…

Les mois et les années ont passé, et je suis tombé dans des théories de plus en plus folles. Si bien que les théories farfelues de mon père à l’époque me paraissaient même en dessous de la réalité. J’étais progressivement en train de me décrocher du réel pour plonger dans un monde où j’étais quelqu’un d’important, au courant d’un complot secret que toutes les personnes qui me harcelaient et me rabaissaient à l’époque ignoraient, et dans lequel les institutions qui me pourrissaient la vie étaient impliquées.

Tout s’est amplifié quand j’ai quitté le système scolaire dès l’âge de 16 ans suite au mépris des conseillers d’orientation et au harcèlement que je ne pouvais plus supporter. J’avais donc énormément de temps libre pour me consacrer à mes théories conspirationnistes. J’étais à l’écart de la société, je n’avais aucun ami, une mère décédée et un père souvent absent. Je ne sortais presque jamais… Tout ça a évidemment participé à ma radicalisation.

Entrée dans la vie active et diagnostic TSA/TDAH

Je suis devenu adulte et il fallait que je trouve une formation, puis un travail pour tenter de m’en sortir dans la vie. Je n’avais pas le choix. Je me suis énormément impliqué dans ma recherche de formation, et ensuite dans ma recherche d’emploi, si bien que j’avais de moins en moins de temps à consacrer à mes thèses complotistes. Jusqu’au jour où je suis purement et simplement passé à autre chose.

Quand j’ai tenté de replonger dans mes classeurs quelques mois après avoir abandonné mes recherches, ça ne m’intéressait plus et je ne trouvais pas ça important. La situation n’était plus la même, je n’étais plus harcelé par mes camarades, je n’étais plus dans le même état d’esprit. Ça n’avait plus aucun intérêt.

Je n’ai pas pour autant arrêté de croire aux théories autour du 11 septembre, et ma méfiance envers les institutions était toujours présente. Je m’en suis juste désintéressé parce que la situation et l’état d’esprit qui m’avaient fait basculer dans le complotisme n’étaient présents à ce moment-là.

Cette défiance pour les institutions ne fera que s’amplifier par la suite, car mon trouble du spectre autistique et mon TDAH ont été diagnostiqués beaucoup trop tard. Avant cela j’avais beaucoup de difficultés à garder un travail. Mes troubles dérangeaient pas mal mes employeurs, et le travail était vraiment devenu un enfer pour moi. Je ressentais une fatigue extrême et j’avais beaucoup de mal à exécuter des tâches simples, si bien que la mission locale a commencé à s’inquiéter et m’a recommandé d’aller voir un psychologue.

Pendant deux ans, le psychologue de la mission locale a considéré que j’avais seulement des problèmes de confiance en moi à cause du harcèlement scolaire dont j’avais été victime. Il pensait que ma phobie sociale, mes difficultés à comprendre les codes sociaux, mes problèmes de désordre, ma fatigue chronique… Tout ça serait d’ordre psychologique.

C’est au bout de deux ans qu’ils ont commencé à creuser davantage la question, mais pendant ce temps-là j’enchainais les emplois et les échecs… Les employeurs ne me gardaient jamais longtemps, ce qui amplifiait de plus en plus la vision négative que j’avais de moi-même. On m’orienta donc vers des neuropsy, des psychiatres… Une longue errance médicale commença, avec différents diagnostics qui se contredisaient. La seule chose sur laquelle ils étaient d’accord, c’est qu’il y avait un problème, mais ils ne savaient pas comment l’expliquer.

L’allocation Adulte Handicapé m’a été attribuée sans diagnostic car les symptômes suffisaient à me déclarer inapte au travail pour le moment. Je me suis donc à nouveau retrouvé dans une situation où je me sentais exclu du système, et encore plus défiant face aux institutions qu’avant, surtout les institutions médicales.

Début de la crise sanitaire en 2020

Et puis est arrivée la crise sanitaire, et j’ai complètement replonger.

Pendant ma période complotiste du 11 septembre j’analysais les choses à posteriori, avec quelques années de décalage. Mais cette fois-ci je vivais tout en direct, ça changeait beaucoup de choses. L’incertitude des scientifiques face à un nouveau virus, le manque de réponses immédiates, tout cela incitait à se tourner vers des discours simplistes pour expliquer des événements complexes.

Alors que dans ma période complotiste autour du 11 septembre j’avais plusieurs années de recul sur le sujet que j’étudiais et je faisais mes recherches seul dans mon coin, durant la crise sanitaire on était des centaines confinés chez nous. On s’est retrouvés dans des groupes Twitter en train de théoriser à partir d’éléments sur lesquels les scientifiques n’avaient pas encore de réponse à cette période, comme par exemple l’origine du virus. Les spéculations sans aucun fondement scientifique ont fusé de tous les côtés, et petit à petit on se radicalisait les uns et les autres dans des discours conspirationnistes.

Ma radicalisation dans le complotisme pendant 1 an de crise sanitaire a été beaucoup plus profonde, rapide et nocive que mes 3 ans de complotisme sur le 11 septembre 2001.

Des théories ont émergé et se sont imposées rapidement : BigPharma et les différents gouvernements mondiaux utilisent et exagèrent la portée de la pandémie pour imposer un état totalitaire avec des mesures liberticides et vendre des vaccins.

Mais cette théorie n’est pas vraiment née avec la pandémie de COVID-19, c’est en réalité issu d’un livre nommé « La stratégie du CHOC » de Naomi Klein qui théorise le fait que tous les grands événements du monde à travers l’histoire auraient été instrumentalisés pour mettre en place des régimes autoritaires et totalitaires.

Pendant que le peuple se préoccupe du choc (de l’événement en question) les gouvernements peuvent faire passer des choses avec la docilité du peuple, ce qui aurait été impossible sans ce choc. Je déplore que ce livre n’ait jamais été démystifié, je pense sincèrement que cela m’aurait beaucoup aidé parce que la théorie du complot du covid se basait essentiellement sur ce livre.

La pandémie a été un super tremplin pour les théories complotistes, surtout pendant le confinement. Les gens étaient seuls, coupés de la société, et dans cette situation c’est facile de tomber dans les théories du complot surtout avec l’effet « bulle » des réseaux sociaux. L’algorithme des réseaux sociaux est super puissant pour bloquer les gens dans des biais de confirmation et ne proposer que des choses qui vont dans le sens des utilisateurs en question, c’est comme ça qu’on s’enferme dans une bulle avec d’autres utilisateurs qui pensent comme nous sans aucune contradiction, et qu’on se radicalise.

Ma radicalité m’a conduit à traiter des médecins d’assassins, à participer à des raids de harcèlement en ligne envers des personnes qui étaient simplement en train de tenter de nous confronter au réel. Mais le réel on l’avait perdu de vue depuis bien longtemps…

A ce niveau de radicalité, il n’y avait plus aucune nuance : si tu étais avec nous alors tu étais un éveillé, un chercheur de vérité, et tu faisais partie du camp du bien. Si tu étais contre nous alors tu étais un collabo payé par BigPharma et/ou par le gouvernement, et tu appartenais au camp du mal.

Contrairement à ma période « 11 septembre » où j’étais seul, cette fois ci adhérer aux théories autour du COVID-19 est devenu un moyen d’appartenir à un groupe, et d’avoir des « amis », chose qui était inconcevable pour moi dans ma vie IRL à cause de mes différents troubles sociaux liés à mon autisme.

Cet attachement que j’avais à ce groupe me faisait voir chaque critique envers le contenu que je partageais comme des attaques personnelles envers moi et envers mes « amis » qui croyaient la même chose que moi. Le dialogue était quasiment impossible et ne pouvait être que conflictuel.

Mais on a chacun ses limites : moi je ne parlais quasiment jamais politique, je ne donnais jamais mon avis sur différents sujets politiques mis à part critiquer la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement. Personne n’était capable de savoir mon opinion sur l’avortement ou l’immigration.

Et c’est comme ça que j’ai commencé à sentir un désaccord avec les autres complotistes.

Les discours sont devenus de plus en plus politique, avec des prises positions ouvertement d’alt-right (je ne parle pas de l’extrême droite française, mais de l’alt-right américaine, l’extrême droite qui a engendré les théories autour de Trump et QAnon).

Dans mon cercle d’amis, on commençait à dire que l’élection de Trump nous sauverait la vie, qu’il allait démontrer que la pandémie de covid-19 était une escroquerie montée de toute pièce par l’élite pédosatanique. Il y avait également des théories concernant la 5G et les vaccins qui ont rapidement pris de l’ampleur et je trouvais ça complétement farfelu.

Remise en question et processus de déradicalisation

J’ai commencé à me poser des questions car je n’arrivais plus à suivre, ça devenait trop pour moi.

Je suis allé chercher la contradiction pour tenter de comprendre ce qui n’allait pas : c’est là que j’ai contacté des sceptiques pour essayer d’en savoir plus. J’avais toujours cette vision binaire que c’était le camp des « méchants », mais j’avais besoin de me confronter à une autre version que celle du groupe dans lequel je m’étais enfermé. A ma grande surprise, le premier sceptique qui m’a répondu a été très courtois et bienveillant.

Cette bienveillance a été un élément décisif car c’est venu bousculer l’image caricaturale que j’avais de mes « opposants ». Si j’avais reçu une réponse condescendante ou insultante je n’aurais sûrement pas cherché plus loin et je serais encore complotiste à l’heure actuelle.

J’ai donc contacté d’autres sceptiques par la suite, mais aussi des médecins, des biologistes, etc… Avec cette fois une véritable volonté d’être ouvert au dialogue et d’admettre que mes adversaires n’étaient peut-être pas si « méchants » que ce que je pensais. C’est comme ça petit à petit que j’ai compris que quasiment toutes mes certitudes sur la crise sanitaire reposaient sur des bases fausses.

Cela a été un énorme choc psychologique. Mon monde s’effondrait autour de moi, et j’ai compris à quel point je m’étais éloigné du réel pendant tout ce temps. J’ai réalisé que ce que je diffusais sur mon compte Twitter de presque 20 000 abonnés avait des conséquences importantes sur la vie des gens, et que je pouvais même mettre leur santé en danger.

Alors, j’ai pris la décision de m’exprimer publiquement sur Twitter et de tout reconnaître d’un coup. Dire que je racontais des conneries sur absolument tout.

J’aurais pu juste laisser mon compte à l’abandon et m’en aller discrètement. Mais ça aurait été un peu trop facile… J’ai relayé des choses qui ont été beaucoup partagées, il fallait que les gens sachent que ce que je partageais était des fausses informations. Même s’ils ne me croyaient pas, je devais au moins essayer.

Suite à cela, Il y a eu beaucoup de spéculations autour de mon revirement. Certains trouvaient ça louche, un changement de position aussi rapide, aussi brutal… Personne (dans ma communauté) ne semblait pouvoir envisager le fait que cette décision venait de moi sans que je me sois fait manipuler ou instrumentaliser par d’autres du camp adverse.

Ensuite il y a eu une période avec plein de revirements où je me suis beaucoup contredit ce qui a créé pas mal de confusion et m’a valu beaucoup d’hostilité de part et d’autre. Comme je vous en ai parlé précédemment j’avais un profond besoin de reconnaissance sociale, et besoin de me sentir aimé, et cela a donc été très difficile de couper d’un coup les liens avec la communauté que je m’étais créé pendant toute cette période.

Mais je me suis rendu compte que ces gens au fond me méprisaient puisqu’ils refusaient l’idée que je puisse penser par moi-même. Mon revirement était pour eux forcément le résultat d’une manipulation. Je ne voulais pas de cela : cette emprise, ce mépris, cette façon de m’enlever toute capacité de réflexion par moi-même…

La vérité c’est plus important que cela. Et je ne voulais plus de cette « fausse » reconnaissance et de ces relations toxiques, alors je suis sorti de ma bulle.

Remerciements et conclusion

L’approche bienveillante des premiers sceptiques avec qui j’ai échangé pendant ma période de doute a été décisif dans ma sortie de la radicalisation et du complotisme. Sans ça, j’aurai sûrement gardé cette vision manichéenne de la société, avec les méchants d’un côté qui ne pensent pas comme moi, et puis les gentils qui sont d’accord avec moi.

Cette vision binaire nous enferme dans des bulles séparées, et c’est un contexte propice à la radicalisation. La contradiction et le débat, c’est super important. La bienveillance de mes contradicteurs m’a fait comprendre que ma vision manquait de nuance, et m’a fait réaliser que ce n’est pas parce qu’on ne pense pas comme moi qu’on est forcément dans le camp des méchants. Cela m’a ouvert au dialogue et à la contradiction, ce qui m’a amené par la suite à sortir du complotisme. Au contraire des moqueries ou un comportement méprisant m’auraient sûrement encore plus radicalisé en provoquant un phénomène de réactance.

Je tiens donc à remercier toutes les personnes, les médecins, les biologistes, et les sceptiques qui m’ont aidé à comprendre ça, et qui ont pris le temps de m’expliquer les choses calmement malgré mon fort mépris au début du nos conversations. Et en particulier Alexander Samuel, Débunker des Étoiles, et DocPrimum qui ont dialogué avec moi en toute bienveillance.