Dernier baiser (Le Film perdu #10)

La pire façon de faire un film

François Descraques
22 min readJun 6, 2023

Ceci est la dernière partie de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription de la huitième et dernière entrevue.

ROLAND RICARDON : Le ciel est rouge ici. On se croirait sur Mars.

FRANÇOIS DESCRAQUES : Des fois j’ai l’impression qu’on l’a eu, notre futur de science-fiction.

R.R. : Ouais. Mais cet air … C’est dur de respirer, tu sais. Ça va pas m’aider…

F.D. : Les médecins disent quoi ?

R.R. : Des trucs de médecins. Ils sont terriblement neutres dans leurs encouragements. Quelle saleté putain…

F.D. : Et le moral ?

R.R. : Ça va aller. Faut qu’on termine notre truc. Tu enregistres toujours ?

F.D. : Toujours.

R.R. : Tu sais ce que tu vas en faire au final de tout ça ?

F.D. : Les enregistrements ? Non, toujours pas. Mais te parler me suffit.

R.R. : Faudra en faire quelque chose je pense. Enfin bon, on verra plus tard.

F.D. : Tu avais promis à ta fille de faire La Révolte des Planètes. Comment tu t’y es pris après tous ces échecs ?

R.R. : D’abord il fallait que je vive. C’est cher de financer ses rêves. Heureusement, j’ai réussi à trouver un poste d’intervenant à l’INA. Je donnais des cours de scénario.

F.D. : C’est là où tu as rencontré Bernard Werber.

R.R. : Oui. Il était déjà très talentueux. Et son profil était original, il était journaliste. Et il arrivait déjà à trouver des histoires complètement dingues mais avec une approche très factuelle. Mais moi, j’avais du mal à me dire que j’étais professeur au début. J’avais toujours pas fait mon film. J’étais pas légitime. Alors je me suis dit qu’en fait, j’étais pas prof. J’étais juste un élève qui était payé. Alors j’ai utilisé les cours de scénario pour améliorer le mien. J’utilisais La Révolte des Planètes comme un exercice de scénario à pitcher. J’essayais de voir ce qui marchait dans l’histoire en le racontant aux élèves pendant les cours.

F.D. : C’est malin.

R.R. : Oui mais je pense vraiment que quand t’es prof, tu dois continuer d’apprendre. Même auprès de tes élèves. Non, SURTOUT auprès de tes élèves. Tu dois leur enseigner le passé mais eux, ils doivent te relier au présent. Sinon, t’es juste un vieux con qui a raté sa vie et qui est payé pour être un vieux con. Bon, c’est mon opinion.

F.D. : Surtout dans un domaine comme l’audiovisuel où toutes les techniques et le matériel évoluent très vite. Il faut toujours être à la page.

R.R. : Exactement. Et puis, le temps passe vite de manière générale. Et quand t’as un enfant, c’est encore pire. Et puis, je ne la voyais que le week-end. Le reste du temps, sa mère devait passer son temps à la monter contre moi…C’est normal. Je ne lui en veux pas. Enfin plus maintenant. Martine avait le droit de me détester. Mais perdre Nathalie, ce n’était pas envisageable. Mais à peine je trouvais un point d’accroche avec ma fille qu’elle passait déjà à autre chose. Finis La Guerre des Étoiles et les Ewoks, elle était maintenant une ado qui s’intéressait aux garçons.

Et donc, fatalement, elle était accro à Hélène et les Garçons, le feuilleton sur TF1. Elle disait qu’elle regardait ça pour se moquer. Mais elle regardait beaucoup et elle se moquait rarement. Moi, j’étais fasciné. Le gars qui avait fait ça avait réussi à créer un truc sans précédent quand même.

Jean-Luc Azoulay alias Jean-François Porry alias Fitzgerald Hartman alias Frédéric Mercury est un producteur, compositeur et scénariste français ayant créé plus de 30 séries et coécrit plus de 2000 épisodes. Il a commencé sa carrière en écrivant les chansons de l’animatrice Dorothée avant de créer avec AB productions les premiers sitcoms français pour adolescents (Premier Baiser, Hélène et les Garçons, Le Miel et les Abeilles etc…)

La plupart de ces séries font partie du même univers étendu à la Marvel où les différentes familles de personnages grandissent depuis leurs années lycée jusqu’à leurs cinquantaine. À ce jour, ces personnages et leurs acteurs continuent d’exister dans les Mystères de l’Amour qui connaît sa 31ème saison.

F.D. : J’avoue, quand j’étais petit, je regardais aussi. Enfin un peu. J’imaginais que plus vieux, moi aussi j’aurais un groupe de rock et j’irais à la « cafète » boire des diabolos aux couleurs improbables. Mais bon, je préférais regarder Dragon Ball Z. C’était plus ma génération.

R.R. : Et si tu as pu voir tes mangas, c’était grâce à l’émission de Dorothée et toute sa bande. C’est pour ça que j’avais une vraie affection pour eux. Même si c’était VRAIMENT débile leur émission, c’était fait avec une sorte de sincérité étrange. Leur sitcoms, c’était différent. Azoulay a toujours dit qu’Hélène et les garçons a inspiré Friends aux Etats-Unis. Je sais pas s’ils sont au courant là-bas. Mais moi ça m’a inspiré.

F.D. : En quoi ?

R.R. : Pendant des années, j’ai cherché à faire le film parfait. À m’entourer des meilleurs. À révolutionner le cinéma. Et à quoi ça m’a amené ? À rien. Azoulay, lui, il a juste fait des histoires. Beaucoup certes. “Trop” diraient certains. Mais il ne s’est pas posé autant de questions que moi. Et au final, il a une oeuvre gigantesque qui va le survivre après.

F.D. : Oui enfin, c’est quand même pas le même niveau que la Révolte des Planètes.

R.R. : Peut-être. Mais à ce moment-là, j’avais besoin d’être dans un cadre avec des gens qui produisaient vraiment des histoires. Aussi débiles et nulles qu’elles pouvaient en avoir l’air. Alors j’ai postulé là-bas. J’espérais secrètement que mon nom soit au générique d’une des série et que Nathalie hurle de joie en le voyant apparaître.

Mais ils n’avaient pas vraiment de poste à me proposer…Enfin si. Il leur manquait quelqu’un à un niveau très important mais il ne fallait pas que je sois crédité. Coach d’acteur. C’était clairement un aspect de leur production qui pouvait être amélioré. Surtout que la plupart des comédiens étaient très jeune.

F.D. : Mais toi tu avais une expérience pour faire ça ?

R.R. : Non. Comme d’habitude, j’ai un peu menti sur mes relations. J’ai parlé de mes années à Los Angels et bim, ils ont dit aux jeunes acteurs que je venais d’Hollywood et que j’allais leur apprendre à jouer comme Robert de Niro. Par contre, ça ne devait pas empiéter sur leurs horaires de tournage. Et ils tournaient tout le temps ! J’avais quelques minutes par-ci par-là avec parfois juste un comédien, rarement deux en même temps. C’était une sorte d’atelier théâtre hyper accéléré. Ça ne pouvait pas marcher évidemment. Tout ce que je pouvais entreprendre, c’est les faire répéter des scènes de leurs séries devant une caméra d’exercice juste avant qu’ils soient appelés sur le plateau. Mais ça ne servait pas à grand chose franchement. Ils n’étaient pas aidé par les textes, les pauvres. Je les plaignais. Alors je me suis dit qu’il fallait qu’ils jouent autre chose. Quelque chose de plus …personnel.

F.D. : La Révolte des Planètes ?

R.R. : Voilà. J’ai apporté mon script et je leur au dit de lire le texte. Ils étaient sympas , ils ne posaient pas trop de questions. Ils trouvaient ça cool de faire autre chose que des amourettes de lycée. Moi, ça me faisait marrer de voir des vrais comédiens jouer pour la première fois mon texte.

Et puis, un jour, pour rigoler, je me suis servi dans le stock des costumes de Salut les Musclés. Et surtout ceux de La Croisière Foll’amour, tu sais la suite qui se passaient sur un bateau.

La Croisière Foll’amour

F.D. : Heu ouais…

Au fond de moi, je commence à avoir peur. Où va aboutir cette histoire ?

R.R. : Ils avaient beaucoup de tenues d’équipage. Combinés avec des épées d’escrime, j’avais un peu l’impression de voir mon film. Mais sans décor. Et c’est là que j’ai eu l’idée…Je me suis dit que j’avais trop attendu. Que j’aurais jamais tout ce que je veux. Il FALLAIT que je tourne. Et si c’était en plus avec les acteurs des séries préférées de ma fille, c’était parfait ! Et ils étaient plutôt charmants en soi.

F.D. : Attends…tu as fait quoi ?

R.R. : D’abord, j’ai demandé à la production de me prêter une caméra et un studio avec un fond bleu. À l’époque, ils l’utilisaient pour faire des sketchs mais clairement, c’était pas quelque chose qu’ils maîtrisaient. Personne ne maîtrisait cette technologie en fait. Moi non plus. Mais je me disais, c’est pas grave. L’important, c’est de tourner, je verrais comment mettre des décors derrière les comédiens plus tard.

F.D. : Mais tu as fait tourner les acteurs des séries AB Production ?

R.R. : Oui. Mais à leur insu. Ils passaient juste sur mon petit plateau pendant 15 minutes chaque jour entre la pause repas et la reprise. Je leur donnais un costume et ils faisaient la moitié d’une scène sur fond bleu sans partenaire.

Puis j’attendais d’avoir quelqu’un d’autre pour faire le contre-champ et je lui faisais tourner l’autre bout de la scène. Je leur disais que c’était juste un exercice. Pas un vrai film.

F.D. : Mais c’était qui tes comédiens alors ?

R.R. : Pour Lucia, évidemment, Hélène. Elle était vraiment parfaite pour ce rôle. Et pile dans l’âge. Pour Aniel, il me fallait un jeune premier un peu timide. Anthony Dupray de Premier Baiser. Et c’était vraiment un bon gars. Il prenait ça au sérieux. Il voulait vraiment prouver aux gens qu’il avait du talent.

Et pour Ben-Joe, Patrick Puydebas alias Nicolas d’Hélène et les Garçons. Le gars ténébreux. Pour le rôle du Général, c’était plus compliqué. Aucun comédien de plus de vingt-cinq ans ne voulait participer à mes ateliers théâtres étranges. Alors j’ai pris ce que j’avais sous la main.

F.D. : C’est-à-dire ?

R.R. : Moi.

F.D. : Toi ?

R.R. : Oui. J’étais plus le jeune fumeur de joint qui avait écrit le script à San Francisco. J’avais atteint l’âge de mon propre père quand il avait brûlé mes bobines de films. C’était un choix par défaut, certes, mais je connaissais bien le personnage. Un peu trop bien même. Je me filmais tout seul la nuit quand personne n’était là. Un peu comme Peter Jackson quand il a dû terminer son premier film.

Et forcément, ça m’obligeait à moins voir Nathalie. Elle ne disait rien. Elle ne me parlait plus… Mais je me disais que ça valait le coup. Qu’elle serait si fière de moi en voyant le résultat. C’était pour son bien ! Alors j’enfilais mon costume de Général et je jouais mes répliques seul dans un grand studio vide de la Plaine St-Denis. J’ai aussi dû faire Jabo le Nola. J’étais content que personne ne me voit avec mon costume de singe.

F.D. : Et pour les scènes d’action ? Comment tu faisais ?

R.R. : J’avais tout storyboardé depuis des années. Tous les plans étaient dans ma tête. Je disais aux comédiens de se tenir en équilibre sur des tables que j’avais recouvertes de nappes vertes et je leur disais d’imaginer qu’ils étaient en haut de la Tour Eiffel pendant que je leur mettais du vent dans les cheveux avec des ventilos. Il fallait BEAUCOUP d’imagination pour savoir ce que ça allait donner. Dans ma tête, c’était très clair. Par contre, d’un point de vue technologique, c’était un vrai pari dans le futur. Je ne savais pas comment j’allais m’occuper de la post-production. Mais je m’en fichais. Il fallait que je tourne vite et bien. Surtout vite.

F.D. : Combien de temps ça t’a pris ?

R.R. : Pratiquement un an. Comme je t’ai dit, je ne pouvais que tourner des petits bouts en fonction de la disponibilité des comédiens. Des fois, je tournais des plans larges avec un seul d’entre eux puis trois mois plus tard, je tournais le même plan large mais avec un autre comédien pour que ça donne l’impression qu’ils étaient dans la même pièce au même moment. C’était un vrai casse-tête.

F.D. : Et ils ne se sont douter de rien ?

R.R. : Certains ont commencé à me demander quand est-ce qu’on pourrait voir cet « exercice filmé ». J’étais emmerdé. S’ils se rendaient compte que je les avais fait tourné dans un long-métrage à leur insu, il faudrait que je les paie. Et j’avais pas un rond. Heureusement, j’ai réussi à filmer tous mes plans avant de me faire virer par la prod.

F.D. : Ils t’ont donné une raison ?

R.R. : Je pense surtout qu’ils ont réalisé que leurs sitcoms se vendaient avec ou sans mes leçons d’acting. Et ça tombait bien parce que j’avais du pain sur la planche. Des centaines de plans à truquer. Et aucune idée de par où commencer. Il a fallu que j’attende deux ans avant que sortent des machines capables de numériser mes cassettes Betamax. Et ça coûtait une blinde. J’ai dû travailler comme un chien et économiser toutes ces années seulement dans le but de commencer la post-production. Et pendant ce temps-là, j’ai aussi appris à dessiner.

F.D. : Pour le plaisir ?

R.R. : Pour faire les décors ! Tous les arrières-plans devaient être remplacés. Je les ai donc tous fait à la main. Mais pour que les décors ne soient pas trop en décalage avec les vidéos des acteurs, j’ai détérioré les plans pour leur donner un style noir et blanc avec des forts contrastes. Au final, ça ressemblait à un dessin animé bizarre. Un peu comme la version dessin animé du Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi.

F.D. : Mais c’est un boulot énorme.

R.R. : Un boulot que j’avais complètement mal calculé. Je pensais que ça allait me prendre un an…ça m’en a pris quatre. Et plus je passais du temps sur chacun de mes plans, moins je voyais Nathalie. Je bossais la journée pour payer mon loyer et la nuit je faisais mes effets spéciaux plan par plan.

F.D. : J’ai fait pareil pour un court métrage…mais jamais pour un projet aussi long.

R.R. : Et puis Matrix est sorti. Le film des Wachowski. C’était un vrai choc pour moi. J’étais toujours en train de me saigner les yeux et les doigts à faire un film entièrement en effet spéciaux à partir de technologies qui étaient déjà obsolètes quatre ans après. Et ce film sort…ce film qui est juste parfait. Son histoire, ses effets visuels… Y’avait même des thèmes similaires à La Révolte des Planètes. La population inconsciente de vivre sous une dictature…les combats….Même le personnage de Trinity, c’était une sorte de Lucia !

F.D. : Oui c’est vrai. Mais ton film n’a rien à voir.

R.R. : Tout ce que je savais c’était que j’étais loin de leur niveau. Et que Nathalie avait grandi encore une fois. Elle était devenue une vrai jeune femme et elle avait maintenant complètement honte de l’époque où elle regardait ses sitcoms à l’eau de rose…Si je lui montrais La Révolte des Planètes, elle aurait détesté. C’est sûr. Et puis je voyais aussi régulièrement ma propre image sur mon écran, déguisé en Général. Toutes ces années perdues pour un rêve d’un autre monde. Un monde obsolète comme les cassettes Betamax sur lesquelles j’avais enregistré ce film. J’étais le Général. J’étais mon père. Et je ne voulais pas qu’elle voie ça. Elle ne me parlait plus depuis longtemps de toute façon…C’était trop tard. J’avais raté l’occasion d’être vraiment présent pour elle.

F.D. : Qu’est-ce que tu as fait ?

R.R. : J’ai fait comme à mes 18 ans. J’ai fui. Sauf que je ne fuyais pas mon père, je fuyais moi-même cette fois. Je suis parti à San Francisco. J’ai retrouvé Lucie. Pendant un temps. Et j’ai trouvé un job au Castro Theatre. J’ai essayé de revivre ma jeunesse mais sans les excès. Et ça a plutôt bien marché…jusqu’à ce que le monde devienne un enfer. Mais bon…

F.D. : Et le film ?

R.R. : Il n’en valait pas la peine je te dis.

F.D. : Non mais tu l’as terminé ?

R.R. : Oui. Et je l’ai jeté.

F.D. : Quoi ?

R.R. : Il n’existe plus.

F.D. : Mais c’est pas possible. Je l’ai vu !

R.R. : Je sais pas quoi te dire, François.

F.D. : Y’a forcément une copie qui a été transférée quelque part !

R.R. : Impossible. J’avais les seules copies. Et je les ai brûlés.

F.D. : Je comprends pas…Ça n’a pas de sens.

R.R. : Qu’est-ce qui a du sens au final ?

F.D. : Oh arrête hein…

R.R. : T’es vexé.

F.D. : Non. Enfin si ! Je l’ai vu ton film ! J’en suis sûr ! Je veux juste savoir comment c’est possible !

R.R. : Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je sais pas comment tu as vu ça ! Peut-être que tu viens d’un monde parallèle où La Révolte des Planètes est un classique du cinéma !

Je n’ose pas lui dire que c’est exactement ce que mon ami Patrick avait suggéré.

F.D. : Arrête de te moquer de moi !

R.R. : Je me moque pas de toi. Tout ça est possible.

F.D. : Ouais bon ok si tu veux.

R.R. : Calme-toi.

F.D. : C’est pas évident. J’ai l’impression que …

R.R. : …Que je t’ai fait perdre ton temps, c’est ça ?

F.D. : Je pensais juste que j’aurais ma réponse. C’est tout.

R.R. : Et c’est juste pour ça que tu m’as écouté pendant tout ce temps ? Pour avoir ta réponse ?

F.D. : Non mais tu aurais pu me le dire dès notre premier entretien.

R.R. : Je sais, je sais …mais j’étais content de te parler. Même si c’était pas facile.

F.D. : Non mais moi aussi j’étais content. C’est juste…

R.R. : Frustrant ? Je sais ! Je le sais très bien. Mais on n’a pas tout ce qu’on veut. Par contre, on peut apprécier ce qu’on a eu. Et parler avec toi m’a permis ça…De voir ma vie à travers tes yeux. Et quelle vie putain. J’ai rencontré mes idoles. Et puis j’ai rencontré les idoles des générations d’après. J’ai marché en compagnie de géants…Je n’étais pas un géant moi-même. J’étais dans leur ombre. Mais je les ai côtoyé. C’est une chance monumentale que j’ai eu. Et tant pis si le monde n’a pas pu voir mon film. Y’a pas que le cinéma dans la vie. Y’a la vie aussi.

F.D. : Je l’ai vu je t’ai dit. Ton film, je l’ai vu.

R.R. : C’est impossible. Mais on va éclaircir ça. Je pense revenir en France prochainement. Pour Nathalie…et aussi pour d’autres problèmes. Si tu as du temps, j’aimerais bien te voir. En vrai.

F.D. : Ok. Pourquoi pas.

R.R. : Très bien. À bientôt dans la vraie vie alors.

Fin du dernier entretien

Je n’ai jamais vu Roland pour de vrai. Il ne répondait plus à mes messages. Je sentais qu’il y avait un problème.

Est-ce qu’il m’avait vraiment mené en bateau depuis le début ? Sa vie n’était qu’une somme d’informations invérifiables et improbables. Et surtout, il n’avait laisse aucune trace. Cet homme n’était que le figurant de la vie des autres.

Les semaines ont passé et la colère montait en moi. Ainsu que la paranoïa. Je commençais même à douter de son existence.

Puis, j’ai reçu un mail.

« Bonjour, je suis Nathalie Milan. J’ai la tristesse de vous annoncer le décès de mon père Roland Ricardon des suites d’un cancer. Son corps n’a pas pu être rapatrié en France à ce jour. Mais une cérémonie à son honneur aura lieu mercredi prochain à l’église St-Pierre St-Paul de Montreuil. Je serais heureuse de vous y retrouver surtout après toutes ces années. J’espère que Christian et Christine vont bien. »

Roland était mort. J’étais secoué. C’était un choc mais malheureusement, pas une surprise. J’avais été aux premières loges de sa maladie. J’avais vu sa santé se détériorer à chaque entretien qu’on avait. Mais alors qu’il devenait de plus en plus faible, il semblait de plus en plus apaisé. J’espérais au fond de moi avoir provoqué son apaisement et non son déclin.

J’étais frustré. Je voulais vraiment le voir pour de vrai. Je voulais avoir la fin de son histoire…qui est en fait la fin de mon histoire. La résolution de mon enquête. Mais je savais qu’il était égoïste de penser ça vu le contexte. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Pourquoi est-ce qu’il m’avait fait ça ?! Il aurait pu mourir plus tard le salaud !

Et puis, j’étais bouleversé. Je ne pourrais plus entendre sa voix à part dans tous ces enregistrements. Mais tous ces fichiers n’étaient plus que des traces du passé relatant un autre passé encore plus lointain. Une image d’une image. Le vrai Roland n’était plus là…

J’étais confus. Comment Nathalie me connaissait ? Elle disait qu’on s’était vu il y a des années. Et elle connaissait le nom de mes parents ! C’était un nouveau mystère. Son nom ne me disait rien…Etait-ce encore une faille dimensionnelle qui nous avait réunis dans une autre vie ? J’allais bientôt le savoir.

Je suis allé à l’église Saint-Pierre Saint-Paul (en me demandant pourquoi est-ce qu’ils n’avaient pas réussi à trancher sur un seul saint). En sortant du métro à Marie de Montreuil, j’ai vu que le cinéma Le Méliès n’était pas loin. Ça m’a fait sourire. Et ça m’a rendu triste. Ce n’était pas le même cinéma de quartier qu’à l’époque de Roland bien sûr. Il avait été rénové en 2005 et il avait des airs de complexe futuriste.

En arrivant dans l’église, j’ai remarqué qu’il y avait plus de monde que je m’attendais. J’ai vu aussi Bernard Werber et je suis allé le saluer. Il m’a dit que cela faisait des années qu’il n’avait pas pensé à Roland Ricardon avant qu’on aborde son sujet lors de sa soirée, l’année dernière. Sans cette discussion, il n’aurait pas accepté de venir à son enterrement. Je lui ai dit « De rien. » Il m’a répondu « C’était pas un remerciement. Personne n’aime les enterrements. » Puis il m’a demandé si j’avais réussi à trouver la solution à l’énigme de La Révolte des Planètes. « Pas vraiment. Mais j’ai appris beaucoup de choses sur lui. Et sa vie était peut-être encore plus folle que son film ». Bernard a contemplé cette réflexion puis il a lâché un « La chance… »

Pendant la cérémonie, plusieurs proches sont venus faire des discours. Mais presque personne n’a parlé de sa passion pour le cinéma. Comme s’ils en avaient honte. Ou comme si ça n’avait pas existé. Le seul qui l’a mentionné, c’était Benoît. L’ami d’enfance de Roland. Quand il est monté au micro, j’étais bouche bée. C’était comme rencontrer une personne connue. J’avais tellement entendu parler de lui. Il a décrit Roland comme le meilleur des potes et le pire des employés. C’était touchant. Il a parlé de son talent pour inventer des histoires même si elles n’aboutissaient jamais. Ça m’a rendu triste de voir tout l’acharnement de cet homme résumé de manière aussi expéditive. Mais en même temps, à travers les autres discours, j’ai découvert aussi d’autres facettes de Roland. Des parts de lui que je ne connaissais pas du tout. Roland, l’escrimeur. Roland le prof de théâtre pour adolescents. Roland, le serveur. Tant de bouts de vie qu’il n’a pas mentionnés. Peut-être parce que je ne lui ai pas posé assez de questions aussi…

Puis Nathalie est arrivée et a donné le dernier discours. C’était une femme blonde d’environ quarante-cinq ans. Souriante malgré les circonstances. Chaleureuse même habillée en noire. Et elle me disait quelque chose…Mais impossible de savoir. Je l’ai fixé pendant tout son discours essayant de me rappeler où je l’avais vu. À la télévision peut-être ? Nathalie a parlé de son père avec beaucoup d’amour. Mais aussi beaucoup de tristesse. Elle semblait lui avoir pardonné ses nombreuses absences. Elle a mentionné ses voyages aussi, disant que Roland était né dans le mauvais pays. Et que sans ce virus, il aurait pu finir ses jours ici. C’était ça son plus grand regret. Elle aurait aimé le voir une dernière fois. J’ai pleuré. Tout le monde a pleuré.

Après la cérémonie, j’ai fait la queue pour présenter mes condoléances à Nathalie. J’espérais qu’en la voyant de plus près, j’aurais une illumination. Mais non, toujours pas. Mais quand elle m’a vue, elle m’a fait un grand sourire « François ! Comme tu as grandi ! ». J’ai souri bêtement. J’ai sûrement bégayé. Puis elle m’a dit « Allons prendre un café tout à l’heure, d’accord ? Je dois terminer quelques affaires mais on se voit juste après ! » J’ai bafouillé une réponse et j’ai attendu dans un coin de la rue devant l’église, plus confus que jamais.

Plus tard, avec Nathalie, on s’est posé dans un café bruyant à l’intérieur du centre commercial qui héberge le Cinéma Le Mélies.

J’ai commandé un coca zéro et elle, un thé. J’évitais de croiser son regard de peur qu’elle comprenne que j’essayais encore de me souvenir d’elle. Elle m’a demandé encore une fois des nouvelles de mes parents et je lui en ai donné, toujours incapable de savoir comment elle les connaissait. Puis elle m’a raconté comment elle avait trouvé mon contact. « J’ai eu la chance de pouvoir lui parler quand il a été transféré au service de réanimation. Ils allaient l’intuber. Il m’a parlé de toi. Il m’a dit qu’il voulait absolument te croiser en France. J’étais presque jalouse. Puis il m’a raconté que vous étiez en train de travailler sur sa biographie. »

- Sur sa quoi ? j’ai répondu.

- Tu ne comptes pas écrire tout ce qu’il t’a raconté ?

Je voyais qu’elle était presque déçue. Alors j’ai répondu : « On verra bien. C’est pas tant de l’écrire le problème, c’est de le faire publier ! »

Elle a secoué la tête. « Je suis sûre que ça va intéresser quelqu’un. Surtout si ça vient de toi. »

Je sentais une nouvelle mission sur mes épaules. Et même si elle m’était un peu imposée, je trouvais l’idée pas si bête. Même excitante. Mais avant, il me fallait une réponse.

LA réponse.

Mais comment poser LA question sans passer pour un connard ? J’ai donc abordé un autre sujet tout aussi important à mes yeux.

« J’ai trouvé ton discours très beau. Et je suis content que tu aies pardonné son style de vie… »

Elle m’a repris rapidement : « Je lui ai pardonné d’avoir été distant oui. Mais pas ce qu’il a fait à ma mère. Elle a réussi à refaire sa vie heureusement. Mais elle avait beaucoup souffert. Elle avait compris qu’il ne l’aimait pas et qu’il préférait être à l’autre bout du monde ou dans un monde inventé dans sa tête plutôt que d’être à la maison. » Nathalie était beaucoup plus froide et sincère maintenant que les amis de son père n’était plus là. Mais elle a repris son sourire. Je n’arrivais pas à savoir si elle cachait à quel point elle était affectée par la mort de son père ou si elle avait déjà fait son deuil.

Puis elle m’a dit : « Je suis contente que tu aies réalisé ton rêve en tout cas… » J’étais gêné. J’essayais de comprendre. Et elle voyait bien que je hochais la tête sans conviction. Elle a alors éclaté de rire.

« François. C’est moi Nathalie. »

Un temps.

Puis, sorti de nulle part, je lui ai dit « Nathy ? » Elle acquiescé, toujours en souriant.

Puis ça m’est revenu d’un coup. Je me souvenais d’elle. C’était Nathalie…Nathy. C’est comme ça que je l’appelais. Une voisine de mon enfance. Quand j’habitais au 71 avenue de Paris à St-Mandé donc quand j’avais 5 ou 6 ans. Elle devait avoir 17 ans à l’époque. Une adulte à mes yeux d’enfant. C’est elle qui me gardait le soir quand mes parents sortaient. À cette époque, ma mère était encore enceinte de mon frère Raph. Ou de ma soeur Emma. Ou des deux vu qu’ils se sont suivis de près. Elle était souvent absente ou à la maternité. Nathy venait régulièrement pour me surveiller moi et mon autre soeur Laura.

Voilà pourquoi le nom de Ricardon disait quelque chose à ma mère. C’était le nom de jeune fille de Nathalie ! Et en effet, Roland m’avait dit que Martine était allé vivre à St-Mandé après leur séparation ! Il est même sûrement venu lui rendre visite dans l’immeuble ou juste pour venir chercher sa fille. J’avais pu le croiser à l’époque dans l’ascenseur ou dans la cour de l’immeuble quand je faisais du vélo ! Tous ces souvenirs revenaient à toute allure. J’étais submergé d’anciennes émotions et de vagues réminiscences. Ma chambre. La télévision de mes parents. C’est là que tout a commencé. C’est là que j’ai vu La Révolte des Planètes. C’est sûr…mais comment ?

Nathalie m’a pris la main. « Il m’a dit que tu pensais avoir vu son film. Mais tu ne l’a pas vu. Personne ne l’a vu. Pas même moi. Mais je te l’ai raconté, François. C’était pour t’endormir. Tu te souviens ? »

Et ça m’est revenu. Nathalie avait appris par coeur le scénario de la Révolte des Planètes. Roland lui avait raconté des centaines de fois. Elle connaissait chaque scène par coeur. Même les dialogues. Et elle s’en fichait de voir le film. Elle voulait juste que son père lui raconte encore et encore…

Puis elle est devenue ma babysitteuse des années plus tard. Le soir, elle me lisait les livres que mes parents m’avaient achetés comme Max et les Maximonstres. Mais ces histoires se finissaient toujours trop vite. J’avais besoin d’autre chose. Alors, elle a commencé à me raconter l’histoire de La Révolte des Planètes. Elle me disait que c’était un film qui allait bientôt sortir. À cette époque, je voyais peu de vrais film. Seulement des dessins animés. Alors, le soir, j’écoutais Nathy me raconter un bout du récit et je m’endormais avec les images en tête. Chaque scène, chaque personnage, je les ai imaginés. J’ai réalisé moi-même le film dans mes rêves.

Nathalie m’a révélé alors « Un jour, tu m’as dit quelque chose. Tu m’as dit que tu voulais faire du Cinéma quand tu seras grand. Que tu voulais faire des films comme La Révolte des Planètes. Et tu y es arrivé ! Je suis tellement contente pour toi. »

Ma gorge s’est serrée. C’était ça mon déclic alors ? Ce qui m’a fait décider de faire du Cinéma ! J’ai mis un temps avant de dire « C’était grâce à toi. » Elle m’a repris « C’était grâce à mon père. »

Roland avait réussi sans le savoir. Il avait fait son film. Pas sous la forme attendue. Pas avec le budget hollywoodien qui aurait permis de rendre justice à ses idées. Pas sous les louanges de ses pairs, ces artistes de génie qu’il avait côtoyés. Mais il l’avait fait à travers Nathalie et à travers moi.

Et c’était le meilleur film que j’ai jamais vu.

FIN

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