La Cour des Grands (Le Film perdu #8)

Le secret pour (ne pas) faire un film

François Descraques
24 min readMay 23, 2023

Ceci est la partie 8 de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription de la sixième entrevue.

F.D. : On en était à Gérard Depardieu. Jean-Pierre Rassam voulait le contacter pour le rôle d’Aniel. C’est ce qu’il a fait ?

R.R. : Oh oui. Mais il voulait pas lui envoyer le scénar. Jean-Pierre m’a dit « Le secret du financement, c’est un bon repas autour d’une bonne bouteille. » Et c’est comme ça que j’ai rencontré Gérard. Jean-Pierre m’a fait assoir en face de lui dans un resto près des Champs Elysées. Il fallait vraiment que j’arrive à le convaincre.

F.D : Pitcher son film en mangeant, c’est un exercice ça, non ?

R.R. : Sauf que Jean-Pierre m’a dit : « Ne commence pas à raconter ton histoire avant la deuxième bouteille ! C’est ça l’autre secret du cinéma. » Alors j’ai attendu, j’ai bu, j’essayais de temporiser en parlant de mes aventures aux USA. Et à force de boire et de papoter, on est arrivé à la quatrième bouteille et j’étais complètement bourré. Et puis juste avant le dessert, Gérard m’a dit : « Bon alors, on parle du film ou on s’encule ? »

Alors j’ai fait le pire résumé de ma vie. Ça ressemblait à ça : « C’est dans le futur. Y’a une école. Et des élèves. Et ils se battent avec des épées. Le père, c’est le méchant. Mais pas trop. Toi, t’es le héros. Y’a une fille aussi… » Gérard a été poli et il m’a laissé galérer. Mais je voyais dans ses yeux qu’il ne pigeait rien. Puis il a jeté un coup d’oeil à Jean-Pierre qui lui a dit « On veut Belmondo pour le rôle de Ben-Joe ». Gérard a haussé les sourcils mais il est resté silencieux.

Alors Jean-Pierre a lâché « Et Gabin a dit oui pour jouer le Monarque ». Ça m’a étonné parce que je n’étais pas au courant. Et puis, Gérard a hoché de la tête. Et il a commandé une cinquième bouteille. J’ai mis du temps à comprendre qu’il venait d’accepter le rôle.

F.D : Mais c’est génial !

R.R : Tu m’étonnes. Et puis on a continué avec la même stratégie. J’ai enchaîné les repas avec Jean-Pierre pour convaincre le reste du casting. À chaque fois, c’était pareil. On commandait à boire. Je résumais le film à moitié bourré. Je passais pour un con mais Jean-Pierre disait « On a Gabin pour le Monarque ! »

Et hop, on a réussi à avoir Michel Serrault pour le rôle du père. Puis quand on a eu Serrault, on a pu convaincre Jacques Brel pour le rôle de Razamont.

Jacques Brel dans Le Far West

F.D : Sérieux ?!!

R.R. : Ouais mon gars. C’était la folie.

F.D. : Et pour les rôles de Lucia et Tolbiac ?

R.R. : Jean-Pierre a écumé les théâtres avec moi pour trouver les nouveaux espoirs du cinéma. On allait voir des pièces. On s’endormait pendant pratiquement toute la représentation. Puis on dînait avec les comédiens en leur disant qu’ils étaient formidables. Des fois, on venait directement aux dîners sans voir les pièces et on faisait semblant de l’avoir vu.

Et c’est comme ça qu’on a dégoté des jeunes acteurs de 20 ans très talentueux. Comme Fabrice Luchini pour le rôle de Tolbiac et Isabelle Huppert pour Lucia. Elle était parfaite. Belle et froide.

Isabelle Huppert en 1973

F.D : Non mais ça, c’est …c’est un sacré casting !

R.R. : Et c’était pas de tout repos. Je passais mes soirées à enchaîner les dîners et les soirées. Et surtout je buvais comme un trou. C’est devenu une sale habitude après… Le Cinéma, c’est vraiment un job de nuit. Aucun rendez-vous sérieux ne se fait avant 17 heures.

Du coup, je voyais de moins en moins Martine. Et encore moins Benoît. C’était toujours mon pote bien sûr mais il avait du mal à comprendre que dans mon métier, il fallait que je me fasse d’autres amis. Des amis influents.

F.D : C’est délicat oui.

R.R. : Et puis, il nous fallait surtout un réalisateur. C’était ça qui allait permettre au film de se faire. Il nous fallait quelqu’un de connu mais quelqu’un de fou aussi. Mais pas trop. Alors Jean-Pierre a appelé Jean Yanne.

Jean Yanne est un acteur, humoriste, journaliste et réalisateur. Il commence sa carrière à la radio et on lui attribue l’expression « Il est interdit d’interdire » qu’il lança comme une boutade moqueuse mais qui fut reprise au premier degré par les manifestants de Mai 68.

Son ton virulent et satirique choque les antennes et il se fait renvoyé. Il débute alors une carrière au cinéma en réalisant des comédies à succès comme Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et en jouant dans le drame Nous ne veillerons pas ensemble de Maurice Pialat grâce auquel il recevra le Prix d’interprétation à Cannes. Son dernier rôle au cinéma est dans Gomez et Tavarez avec Titoff et Stomy Bugsy.

R.R : Gérard Depardieu, Michel Serrault, Isabelle Hupert, Fabrice Luchini, Jean Gabin, Jaques Brel, Jean-Paul Belmondo et Jean Yanne à la réalisation. C’était l’équipe parfaite. Le « Perfect Storm ». En 1973 en France, on ne pouvait pas rêver mieux. Et puis, quelque chose est arrivé. Quelque chose d’inattendu. Martine est tombée enceinte.

F.D. : Ah. Je veux dire, super ! Félicitations. Avec un peu de retard.

R.R. : Martine était ravie. Moi…moins. C’est pas que je voulais pas d’enfant. C’est juste que ça tombait mal. Le film allait se tourner d’un instant à l’autre et je ne pouvais pas me permettre de penser à autre chose. J’essayais d’expliquer à Martine que le film était important pour moi.

Mais elle ne comprenait pas pourquoi j’aurais besoin d’assister au tournage. En tant que scénariste, mon job était censé être terminé. Il fallait que je laisse les « vrais cinéastes » faire leur boulot maintenant comme elle disait. Mais pour moi, c’était pas possible. C’était MON film. Et même si quelqu’un d’autre le réalisait, il fallait que je sois là. Au coeur de l’action. Martine me disait que la naissance d’un enfant, c’était de l’action aussi. Elle a pas tort. Alors je lui disais que ce film allait nous permettre d’avoir enfin de l’argent. Ça, elle comprenait l’argent. Mais bon, elle avait du mal à accepter l’idée que je ne serais pas forcément présent à l’accouchement.

F.D. : Ah oui quand même.

R.R. : Il faut que tu comprennes que c’était un sacrifice que j’étais prêt à faire. Ma carrière était sur le point de décoller.

F.D. : T’as pu rencontrer Jean Yanne ?

R.R. : Au bout de plusieurs mois, on arrive enfin à faire une VRAIE réunion avec lui. Pas juste un dîner avec des bouteilles et des belles promesses. Et donc pendant cette réunion, Jean m’a dit à quel point il trouvait le projet excitant. Il adorait le message révolutionnaire du script. Il avait l’air ravi. Mais plus il parlait, plus il décrivait le film non pas comme un film d’aventure, mais comme une comédie burlesque.

Il voulait que les combats d’escrime soient de la pantomime et que le Général soit un homosexuel refoulé. En gros, pour lui, La Révolte des Planètes était une grosse farce. Une parodie de Star Trek et de Flash Gordon. Et il voulait même aller plus loin. Lors de la bataille final sur la Tour Eiffel, il voulait que les acteurs soient accrochés à des câbles. Je lui ai dit « Super ! Il faudra bien filmer pour ne pas voir les ficelles bien sûr ». Mais il m’a répondu « Pas du tout. C’est plus drôle si on les voit ! » Je commençais à devenir pâle. Je ne comprenais pas du tout son délire.

F.D. : En gros, il voulait faire ce qu’il a fait avec 2 heures moins le quart avant Jesus-Christ.

R.R. : Voilà ! Et il avait plein d’idées complètement abracadabrante ! Il voulait terminer le film par le décor qui tombe sur les comédiens et qui révèle toute l’équipe du tournage. Il voulait faire une satire du monde du cinéma et se moquer des films américains. Pour moi, c’était un affront total envers mon histoire.

F.D. : Est-ce que ton producteur t’a défendu ?

R.R. : Pas du tout. Il me disait « Tu veux faire un film ? Ou tu veux faire une carrière ? » Et puis il pensait à autre chose. À cette époque, tout ce qu’il l’obsédait , c’était de récupérer la présidence de Gaumont. Il me disait « Laisse ce film se faire tout seul avec Jean Yanne et après, on fera des vrais films toi et moi quand je serai à la tête de Gaumont ! » Bien sûr dans ma tête, je me disais « Mais pour moi, c’est un VRAI film ! ».

Je suis retourné voir Jean Yanne. Je savais pas quoi lui dire. D’un côté, je voulais faire confiance à Jean-Pierre. Il m’avait tellement aidé jusque là. Mais d’un autre, je repensais à ce que m’avait dit Orson Welles. Ne lâche rien. C’est comme ça qu’on devient cinéaste. Et c’est ce que je voulais plus que tout. Devenir cinéaste. Alors j’ai dit à Jean d’aller se faire voir.

F.D. : Pour de vrai ?

R.R. : Non. Pas comme ça. J’ai dit un truc du genre « Je suis pas sûr qu’on ait la même vision. » Il m’a regardé d’un drôle d’air. Comme si j’avais parlé une langue étrangère. J’avais peur qu’il s’énerve. Mais non. Il m’a juste dit : « On en reparlera alors. Rien n’est pressé. » J’étais tellement rassuré. Il n’avait pas fermé la porte ! Plus tard, Jean-Pierre m’a appelé pour me dire que j’avais fait l’erreur de ma vie.

F.D : Jean Yanne était énervé en fait ?

R.R. : Pire. Il était juste désintéressé. Jean-Pierre m’a dit que j’aurais mieux fait d’insulter Jean Yanne et de baiser sa femme devant lui. Ça l’aurait rendu fou de rage mais il se serait senti impliqué dans le projet. Alors qu’un désintérêt, c’est l’équivalent de la mort dans le Cinéma. Y’a pas pire. Enfin si y’a pire. Y’a la vraie mort. Et c’est ce qui est arrivé d’ailleurs.

Roland devient silencieux.

R.R.: Jean Gabin, l’acteur qu’on n’avait jamais contacté mais avec qui tous les autres comédiens voulaient partager l’affiche… Et bien, il est tombé malade. Et tout le monde s’est désengagé du projet. Puis il est mort et il a emporté le projet de film dans sa tombe avec lui.

F.D. : Donc…le film ne s’est pas fait ?

R.R. : Non.

F.D. : Comment ça ?

R.R. : C’est comme ça. Que veux-tu. En général, les films ne se font pas. Il faut un concours de circonstances exceptionnel pour qu’ils se tournent. Et des circonstances encore plus rares pour qu’ils soient bien. Et il faut encore un miracle de plus pour que le public le voie en masse et que ça soit un succès. Bref, ça s’est pas fait pour nous.

F.D. : Je comprends pas. Le film a été tourné ou non ?

R.R. : Pas en 1974.

F.D. : Ok. Et donc…?

R.R. : J’étais anéanti. C’était comme si je me tenais debout sur un tapis qu’on venait d’enlever pour me faire tomber dans un trou sans fond. Comme le Coyote dans les cartoons. Mais en pas drôle. C’était pas tant que le film ne se fasse pas qui me minait. C’était qu’il aurait pu se faire. Qu’il aurait dû se faire…Et qu’il ne se fasse pas au final.

Et le pire, c’était que je ne savais pas ce que j’avais fait de mal. J’avais joué le jeu d’un côté ET j’avais essayé d’être intègre de l’autre. C’était peut-être ça mon erreur. Je ne sais pas. Tout ce que je pouvais faire, c’est tomber dans un puits de dépression et contempler mon échec. J’ai perdu 5 kilos en une semaine. Puis 10 kilos en un mois. C’était violent. J’avais l’impression que j’allais jamais finir de maigrir…et que j’allais disparaitre au final.

F.D. : Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?

R.R. : Ensuite, Jean-Pierre est lui aussi parti en dépression. Il n’a pas réussi à reprendre la direction de Gaumont et il ne décrochait plus son téléphone. Enfin, pas pour moi. Je sais pas s’il voulait plus me voir parce que je l’avais déçu. Ou parce qu’il pensait qu’il m’avait déçu, lui. Peut-être qu’il s’en fichait tout simplement.

Bref, j’ai pas eu de ses nouvelles jusqu’au jour où j’ai vu sa photo dans les journaux en 85. Il s’est suicidé dans la chambre de l’hôtel Athénée. Sûrement en peignoir comme quand je l’avais rencontré.

F.D. : Oh mince.

R.R. : Ouais. C’est ça d’avoir le coeur brisé par sa passion.

F.D. : Tu…pensais à des choses similaires à cette époque ?

R.R. : J’aurais pu. Mais Nathalie est arrivée.

F.D. : Nathalie ?

R.R. : Ma fille. C’est elle qui a changé ma vie. Vu que le film s’est annulé, j’ai pu assister à sa naissance. Et dès que je l’ai vu. Avec ses petits bras, ses petites jambes, j’ai compris quelque chose. Que je le veuille ou non, elle allait avoir besoin de moi. Faut que tu comprennes un truc. Nathalie, comme tous les bébés, n’a pas demandé à naître. Elle n’a pas demandé à vivre dans ce monde. Et c’est un monde horrible dehors. Alors la moindre chose que je devais faire pour elle, c’était la protéger. C’est comme ça que j’ai compris ma nouvelle mission. Mon film n’allait sûrement jamais se faire. Mais elle. Elle était là. Elle était vraie.

F.D. : Ça t’a fait du bien ?

Longue pause.

R.R. : Ça m’a sauvé, oui…Nathalie m’a sauvé la vie.

Je le vois renifler. Puis tousser. Il va se chercher un verre d’eau dans sa cuisine. et il revient.

R.R. : Pardonne-moi.

F.D. : Non non ne t’excuse pas. On peut arrêter si tu veux.

R.R. : Bin non, c’est pas fini, heureusement.

F.D. : Ah ok. Ouf.

R.R. : Donc Nathalie est née. Et avec Martine, on s’est mis d’accord que j’allais devoir reprendre un vrai travail. Mais impossible de retourner dans le garage de mon père. Plutôt crever. Je voulais rester près de ma passion. Alors j’ai commencé à travailler en tant qu’ouvreur au nouveau cinéma qui venait d’ouvrir à Montreuil. Le Méliès !

F.D. : Excellent !

R.R. : Oui enfin, je sais pas. C’était pratique pour voir des films gratos. Mais ça m’a mis face à tout ce que j’étais en train de rater dans ma vie. Surtout quand les films de mes anciennes connaissances ont commencé à passer. American Graffiti de George. Les Valseuses avec Gérard.

Puis un été en 1975…les Dents de la Mer de Steven. Ça a été colossal. Les salles étaient remplies et je ne pouvais que voir à quel point Steven n’était pas juste qu’un nerd qui refusait de fumer des joints. C’était un vrai génie. Je me suis dit que personne n’allait pouvoir faire mieux que lui. Et puis en 77…

la file d’attente pour la sortie de Star Wars

F.D. : Star Wars.

R.R. : La Guerre des Étoiles de George. Ça a été un choc.

F.D. : Tu t’es senti…plagié ?

R.R. : C’est pas le mot non. C’était clairement l’univers de George. Pas le mien. C’est juste que …à un moment de ma vie…j’ai fait parti de la conversation. Tu comprends ? J’étais là quand George ne savait pas encore qu’il était George Lucas. Et peut-être qu’en parlant avec lui…juste en le côtoyant, en échangeant avec lui sur la science-fiction et sur mon histoire à moi…j’ai participé à ça. Je sais pas si je suis clair.

F.D. : Non non je comprends très bien. Moi, j’étais dans la même classe cinéma que Mélanie Laurent au lycée Berlioz de Vincennes. Mais je le savais même pas à l’époque. Du coup, on s’est jamais vraiment adressé la parole.

R.R. : Ok. Mais ça n’a rien à voir.

F.D. : Heu ouais pardon. Tu…as essayé de contacter George Lucas et les autres pendant ce temps-là ?

R.R. : J’ai pas eu le courage pour tout te dire. Je me voyais mal leur écrire une lettre en disant « Hé, les gars, c’est moi le français qui dealait de la drogue à Nicholas Beach. Maintenant je suis ouvreur dans un cinéma en France et je vends des places pour vos films qui cartonnent dans le monde entier ! Comme quoi, on a bien évolué vous et moi ! »

F.D. : Hmm….

R.R. : Et puis…mon père est tombé malade. Il a fait un premier AVC. Ça l’a foutu en l’air. Lui qui me faisait si peur, qui était si impressionnant, c’était maintenant une petite chose dans un fauteuil roulant. J’ai dû m’occuper de lui. Faire sa toilette. Lui faire ses courses.

Mais bizarrement, la fin de sa vie a été la meilleure partie de notre relation. Et puis, il s’est adouci en voyant ma fille Nathalie. Il n’a jamais été un bon père…mais il a été un grand-père très correct. Il lui faisait des cadeaux et même des chatouilles. J’en étais presque jaloux. Il avait ça en lui depuis le début et il ne l’a jamais montré. Enfin bon, c’était mieux que rien.

F.D : Tu as réussi à te réconcilier avec lui ?

R.R. : Un peu. Il a essayé d’être gentil. À sa façon. Mais il perdait de plus en plus la tête et il devenait de plus en plus silencieux. Alors j’ai commencé à parler pour combler le silence. Je lui racontais mes années aux USA. Mes rencontres. Il hochait la tête et il répétait en boucle « C’est bien. C’est bien ». Et puis j’ai décidé de lui raconter l’histoire de la Révolte des Planètes. Comme si je faisais la lecture à un enfant avant de le coucher. C’était…important pour moi. Cette histoire, c’était aussi la sienne d’une certaine manière. Le Général. Le père du héros. C’était lui.

Et donc tous les soirs, je lui racontais mon film. Plan par plan. Comme si le film existait déjà et que je venais de le voir au cinoche Et lui, il souriait bêtement en se bavant dessus. J’étais persuadé qu’il ne comprenait rien. Ça m’était égal. Et puis un soir, il m’a regardé et il m’a dit : « Oh mon petit Roland…c’est si triste. » Je lui ai demandé « Quoi ? Qu’est-ce qui est triste ? » Je pensais qu’il parlait de mon scénario. Et il m’a dit : « Moi, j’ai toujours été personne. Mais toi. Tu aurais pu devenir quelqu’un… ». Quelques jours plus tard, il était mort.

Extrait de la retranscription de la sixième entrevue.

FRANÇOIS DESCRAQUES : Tu as encore de la famille en France ?

Roland Ricardon. : Oui. Justement. J’aurais aimé voir Nathalie…

F.D. : Ça fait longtemps que tu ne lui as pas parlé ?

R.R. : Un peu trop oui. Depuis que je suis retourné à San Francisco en fait…ouais.

F.D. : Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

R.R. : Quand mon père est mort, je pensais que ça allait me libérer d’un poids. Comme si j’allais enfin pouvoir être moi-même. Mais c’est pas du tout ce qu’il s’est passé. Je me sentais plus lourd. C’est comme si toute son aigreur, toutes ses frustrations, avait été transféré sur moi. Et j’ai toujours essayé de protéger Nathalie de ça justement.

Alors, au lieu de la prendre dans mes bras, je gardais mes distances. C’était ma façon de l’aimer. Et puis, je faisais tout pour qu’elle ne manque de rien. J’avais l’impression de faire mon job de père de famille.

F.D. : Et Martine dans tout ça ?

R.R. : Et bien justement. En protégeant Nathalie, je pense qu’au final, je m’en suis pris à sa mère. C’est elle qui m’avait mis la pression pour abandonner mon projet de film. Et c’est ce que j’ai fait. Je ne parlais plus de La Révolte des Planètes. Je me concentrais sur ma nouvelle vie. Tout ce qu’on attendait d’un père de famille, je le faisais. Mais sans le sourire.

F.D. : Tu travaillais toujours au cinéma le Méliès ?

R.R. : Oui. Mais j’allais de moins en moins voir des films. J’en étais presque dégoûté. Comme quelqu’un qui travaille à Macdo et qui ne peut plus manger de burger. Et puis un jour, Gérard m’a appelé.

F.D. : Depardieu ?

R.R. : Non. Gérard Lebovici. Je t’en ai parlé ?

F.D. : Non. C’est qui ?

R.R. : Un impresario que j’avais croisé à l’époque avec Jean-Pierre. Lebovici et moi, on avait sympathisé parce qu’il avait aussi participé activement à Mai 68. J’arrivais jamais à savoir si c’était un révolutionnaire qui se faisait passer pour un businessman ou l’inverse. Mais en tout cas, il m’était plutôt sympathique.

Par contre, il comprenait pas du tout La Révolte des Planètes. Comme beaucoup de gens tu me diras. Mais il m’avait dit que s’il voyait un projet apparaître dans mes cordes, il m’appellerait. C’est le genre de choses qu’on dit souvent dans ce milieu et qu’on ne fait jamais.

Gerard Lebovici avec Catherine Deneuve

F.D. : Tu m’étonnes.

R.R. : Mais Gérard Lebovici l’a fait. En 78. Il m’a appelé en me disant « Hé, t’aimes bien ça la science-fiction toi ? J’ai un projet pour toi. Ça s’appelle Dune. »

Dune est le roman de science-fiction le plus vendu au monde. Il a été écrit par Frank Herbert en 1965. Le roman a été adapté au cinéma par David Lynch en 1984 et par Denis Villeneuve en 2021. Mais avant cela, le réalisateur de films expérimentaux Alejandro Jodorowski a tenté de réaliser une adaptation qui aurait réuni Orson Welles, Mick Jagger, Salavator Dali et Amanda Lear.

F.D. : Dune ? On t’a proposé Dune ?!

R.R. : Pas directement. Gérard m’a dit que Jodorowski venait de faire capoter le projet d’adaptation avec ses idées complètement barrées. Il y avait un créneau à prendre et il fallait le prendre vite ! Moi, je savais pas quoi en penser.

F.D. : Pourquoi ?

R.R. : D’un côté, je voulais le job c’est sûr. Dune, c’était un de mes romans préférés ! Mais j’avais presque abandonné l’idée de travailler dans ce milieu. J’avais peur d’être encore une fois déçu. Alors, je l’ai joué comme si je m’en fichais. C’était un sentiment étrange. Je voulais saboter cette opportunité sans pour autant la refuser.

F.D. : Qu’est-ce que tu as proposé du coup ?

R.R. : Gérard m’a dit qu’il fallait venir avec un “package » comme il disent. Un casting et surtout une idée forte pour l’adaptation. Alors moi, pour déconner, j’ai dit « autant proposer une comédie musicale ! »

F.D. : Ah ah !

R.R. : Et Gérard a adoré l’idée.

F.D. : Ah mince !

R.R. : Ouais. Je lui ai dit « T’es sûr ? C’est pas trop l’esprit du livre, non ? » Il m’a dit « On s’en fiche de l’esprit du livre. Une comédie musicale, c’est un succès familial assuré ! En plus, ça fera vendre des disques ! T’es un génie Roland ! Écris ça ! » Et il a raccroché. J’étais coincé.

F.D. : Tu t’y connaissais en comédie musicale ?

R.R. : Pas du tout. J’avais l’impression de faire à Frank Herbert ce que Jean Yanne avait voulu me faire. Alors j’essayais de ne pas trop y penser et de me mettre à l’esprit que j’étais un mercenaire sans coeur. Si Lebovici voulait une comédie musicale qui rapporte du pognon, il l’aura. Tant pis pour Frank Herbert. Mais bon, j’ai compris très vite que c’est pas si facile de faire de la merde exprès. J’avais besoin d’un minimum d’inspiration.

F.D. : Comment tu as fait du coup ?

R.R. : J’ai arrêté de regarder les classiques et je suis allé voir des nouvelles comédies musicales. Des trucs novateurs. Différents. Modernes.

F.D. : Et tu en as trouvé ?

R.R. : Qu’une seule.

Starmania est un opéra-rock cyberpunk de Michel Berger. Il raconte l’histoire de Johnny Rockfort, le chef de la bande des « Étoiles Noires » qui se bat contre la dictature de l’Occident, un état totalitaire. Cette comédie musicale franco-québéquoise a révélé les talents de ses chanteurs à travers des morceaux iconiques qui sont devenus des tubes de la variété française comme « Quand on arrive en ville », « Ziggy », « Le monde est stone »…

F.D. : C’est quand même incroyable de se dire que Starmania, c’est du cyberpunk en fait.

R.R. : Oui. Même si ce terme n’était pas utilisé à cette époque. Et donc je suis allé les voir sur scène. Bon, tout n’était pas incroyable. Mais il y avait vraiment des passages qui m’ont marqué. Et puis surtout Daniel. Le gars qui jouait Johnny Rockfort. Quand je l’ai vu sur scène, je me suis dit, c’est le jeune Paul Atréide ! C’est lui !

F.D. : Daniel ?

R.R. : Balavoine.

F.D. : Ah bah oui.

R.R. : Et puis cette jeune blonde qui jouait le rôle de Crystal, elle pouvait très bien faire son amoureuse fremen.

F.D. : France Galle ?

R.R. : Oui voilà. J’arrivais vraiment à les imaginer ensemble. Et qu’est-ce qu’ils chantaient bien ! Je suis rentré chez moi après la représentation et j’ai commencé à écrire des chansons dans l’univers de Dune. J’avais jamais fait ça mais c’est sorti tout seul. Ils m’avaient inspiré ces cons !

F.D. : Tu te rappelles des titres ?

R.R. : Bien sûr ! Il y avait « Vers des sable, monstre aimable ». C’était la chanson d’ouverture.

F.D. : Yes.

R.R. : Puis une chanson d’amour « Tu es l’épice de mon coeur ». Un duo en entre Daniel Balavoine et France Galle évidemment.

F.D. : Évidemment.

R.R. : Il avait aussi « La peine des Freemens » , un pamphlet rock à la Bohémian Rapsody.

F.D. : Ouais ouais.

R.R. : Et puis il fallait aussi une chanson pour les méchants. Alors j’ai écrit « Je suis un Harkonen, un roux rempli de haine ».

F.D. : Je …ok.

R.R. : Tu trouves ça naze ?

F.D. : Non non. J’aurais …adoré voir ça. Vraiment.

R.R. : Moi aussi. Mais bon. Comme tu l’as compris, ça s’est pas fait. Évidemment.

F.D. : Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

R.R. : Je suis retourné voir Gérard avec mes chansons.

F.D. : Et il a pas aimé.

R.R. : Il a adoré. Il avait même une super idée pour le rôle du Baron Harkonnen, le méchant de l’histoire. Il m’a dit : « Il faut un gars qui en envoie. Coluche ! »

F.D : Whaaaaaaaat ?

R.R. : Mais avant qu’on ait réussi à le contacter, Dino de Laurentiis a récupéré les droits du film et il est parti l’adapter de son côté. Au final, c’est un autre réalisateur un poil moins timbré que Jodorowski qui l’a tourné.

F.D. : Tu l’as vu ? La version de Lynch.

R.R. : Oui.

F.D. : Et tu en as pensé quoi ?

R.R. : Ça manquait de chanson.

F.D. : Effectivement.

R.R. : J’étais dépité mais j’essayais de ne pas être trop affecté. C’était pas mon projet après tout. Mais Gérard s’en voulait. Il m’avait fait travaillé pour rien et il voulait se rattraper. Il m’a dit « Ce qu’on sait faire ici, c’est des comédies ou des drames. Si tu écris une comédie, je te promets qu’on se fera de l’argent. Si tu m’écris un drame, je te promets qu’on aura des Césars. Et après, on se fera de l’argent. Mais tu dois essayer d’écrire l’un ou l’autre sinon je ne pourrai pas t’aider. Et plus tard, quand on sera tellement riche qu’on n’aura plus rien à perdre, on fera ton truc La Révolution des Etoiles ou je sais pas quoi. »

F.D. : Tu étais d’accord avec lui ?

R.R. : J’étais obligé. Mais je ne savais pas si je pouvais écrire une comédie populaire ou un drame à César. J’avais aucune inspiration. Et à la maison, c’était de pire en pire. On se disputait souvent avec Martine. Elle me disait que je n’avais jamais voulu construire une famille avec elle. Ce qui était à moitié vrai peut-être. Je sais pas. Mais je refusais le divorce parce que ça lui aurait donné raison. Alors je partais souvent de l’appart pour me promener à l’air libre.

F.D. : C’est sain.

R.R. : Et je finissais dans des troquets à enchainer les pintes.

F.D. : Ah.

R.R. : Au départ, j’allais dans la brasserie près de chez moi. Mais le patron me connaissait depuis tout petit et il m’a dit un jour que je ressemblais de plus en plus à mon père. Ça m’a énervé alors je suis allé boire plus loin. Mais à chaque fois, je croisais des gens qui connaissaient mon père. Alors je leur disais qu’il était mort en se pissant dessus et qu’il fallait arrêter de parler de lui. Ça foutait une sale ambiance. Alors j’ai arrêté de boire…

F.D. : Bien.

R.R. : … à l’extérieure. J’ai commencé à faire ça à la maison.

F.D. : D’accord.

R.R. : Mais seulement quand Nathalie était couchée bien sûr. Je la mettais au lit et au lieu de rejoindre Martine, je buvais dans la cuisine tout seul. Je me sentais…enfermé. J’avais eu une vraie vie quand j’étais plus jeune. Mais cette vie était terminée. Maintenant, j’avais nulle part où aller. Alors, sans aucune raison, j’ai pris un calepin et j’ai écrit trois mots.« INTERIEUR. NUIT. CUISINE. » Juste trois mot. Rien de très originale. Et en dessous, j’ai écrit « Richard boit seul dans sa cuisine. Son regard est vide. » Facile. Rien de bien fou. J’avais écrit la vérité mais juste en changeant le nom du personnage. Ça me donnait un semblant de distance. Mais ces deux phrases m’on permis d’écrire la suite. J’ai enchaîné sur un flashback. Puis un autre.

Sans m’en rendre compte, j’étais en train d’écrire un scénario. Pendant deux semaines, j’ai fait que ça. Chaque nuit, je buvais dans la cuisine et j’écrivais. J’ai pas essayé d’être original. J’écrivais des souvenirs sans chercher à les analyser. Et quand j’ai fini, j’ai mis le titre le plus simple que je pouvais trouver. Père et Fils. Voilà. Et ça parlait de comment mon père et moi, on s’est rapproché quand je suis devenu moi-même père. C’était totalement brouillon, mal structuré mais entièrement sincère. Je l’ai envoyé à Gérard sans même me relire. Je lui ai dit « Tiens, voilà ton film à César. »

F.D. : Il a adoré ?

R.R. : Il a détesté. Il l’a trouvé trop long, trop triste et trop mal écrit. Mais il m’a dit « Si on trouve des bons acteurs et si on les laisse improviser, ça fera un bon film. » J’avais pas envie de débattre avec lui et je lui ai dit « Bonne chance pour trouver des comédiens ! » Et puis je suis passé à autre chose.

F.D. : C’est-à-dire ?

R.R. : Rien. Je suis retourné à la case départ de la dépression. Mais quelques semaines plus tard, Gérard me rappelle. Il me dit même pas bonjour. Il me sort juste : « Dewaere. DeFunès. Père et Fils. Qu’en dis-tu ? »

F.D. : Ah ouais !

R.R. : Je lui ai dit « Évidemment ! C’est génial ! » Patrick Dewaere c’était le meilleur acteur de sa génération ! Et Louis de Funès, un génie ! Et l’imaginer dans un drame au crépuscule de sa carrière ? Mais c’était un rêve ! Sauf que je voulais pas rêver pour rien. Je lui ai dit « Tu peux vraiment les avoir ? » Il m’a dit « Je les ai déjà. Ils ont dit oui ! » J’ai failli faire tomber le téléphone. Je commençais à bégayer. « Ok. Et donc…? On fait quoi ? » Et Gérard m’a dit « On prie pour que Defunès ne meurt tout de suite. »

F.D. : C’était quelle année ?

R.R. : 82. Mais c’est pas lui qui est mort cette année.

F.D. : Ah oui….

R.R. : C’est Patrick Dewaere. Je m’y attendais pas. Il avait une telle carrière devant lui. J’avoue que ça m’a fait un choc. C’est la première fois que je ne pensais plus à mon film qui n’allait pas se faire. Mais à tous les films que lui n’allait pas tourner. Et puis, Defunès est mort l’année d’après. Puis l’année d’après… c’était le tour de Lebovici. Balle dans la nuque.

F.D. : Sérieux ?

R.R. : Oui. Dans un parking. On a jamais su qui avait fait ça. Y’a des rumeurs disent que c’était en rapport avec ses relations avec Mesrine.

Illustration du meutre de Gérard Lebovici par Vincent Vanoli

F.D. : Mesrine, le tueur ?

R.R. : Oui. Ça a fait la une des journaux. Tu t’en rappelles pas ?

F.D. : Je…j’étais pas né je crois.

R.R. : Ah oui. Mmmm…

F.D. : Quoi ?

R.R. : Des fois j’oublie que je suis vieux.

F.D. : Mais non.

R.R. : Si. Et puis, c’est Balavoine qui est mort. Il s’est crashé en hélico dans une dune pendant le Paris- Dakar. Ironique, non ?

F.D. : Heu…ouais.

R.R. : C’était l’hécatombe. Tout le monde mourrait autour de moi. Je me suis dit que j’étais le prochain. Alors j’ai fait deux choses que j’aurais dû faire depuis longtemps. La première, c’est que je me suis séparé de Martine. J’ai enfin admis qu’elle avait raison. Même si au fond de moi, je voulais fonder une famille, je ne pensais pas que ça allait être si tôt et que ce serait avec elle. J’avais juste peur de perdre de vue Nathalie. Mais Martine m’a promis qu’elle n’allait pas chercher à l’éloigner de moi. Après tout, c’était moi qui fuyais. Encore une fois, elle avait raison.

F.D. : Et la deuxième chose ?

R.R. : Je devais arrêter d’écouter les autres. Tous ceux qui ont voulu m’aider ont fini suicidés ou assassinés. Ils voulaient mon bien, je pense. Mais ils voulaient surtout que je pense comme eux. Et ils sont morts. Ça montrait bien que malgré leurs bonnes intentions, ils avaient tort quelque part. Quitte à faire des erreurs, autant que ça soit les miennes. Alors, je me suis promis que j’allais réaliser La Révolte des Planètes moi-même d’une manière ou d’une autre.

La suite : https://medium.com/@f_descraques/johnny-le-mad-max-fran%C3%A7ais-le-film-perdu-9-3293ae1974fe

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