Le dealer du Nouvel Hollywood (Le Film perdu #6)

Au coeur de la génération qui a révolutionné le Cinéma

François Descraques
21 min readMay 9, 2023

Ceci est la partie 6 de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription de la quatrième entrevue.

ROLAND RICARDON : Désolé de t’avoir posé un lapin la dernière fois. J’étais patraque.

FRANÇOIS DESCRAQUES : Pas de soucis. Je m’adapte.

R.R. : Mais ça va mieux là. Je peux parler.

F.D. : Super. J’ai lu le document que tu m’as envoyé. C’est tellement fascinant !

R.R. : Moi, je l’avais pas relu depuis des années. Ça m’a fait bizarre. Y’a des choses un peu faciles. Voire même naïves. On sent que c’est écrit par un jeune con. Mais sinon, ça se tient.

F.D. : Ça se tient carrément.

R.R. : La date par contre. Ça ne marche pas.

F.D. : Comment ça ?

R.R. : C’est censé se passer dans le futur de 2050. Ça nous paraissait si loin à l’époque. On venait de se poser sur la Lune, tout le monde était persuadé qu’on aurait colonisé le système solaire d’ici là. Mais non. Ils ont arrêté les missions Apollo en 72.

F.D. : Est-ce que le futur te déçoit ?

R.R. : Tous les jours.

F.D. : Ah ah. Moi ce que j’ai trouvé étrange, c’est qu’il manque des scènes qui m’avaient marquées. Y’a pas le singe qui parle ! C’était mon personnage préféré.

R.R. : C’est vrai. Mais tu vas comprendre pourquoi.

F.D. : D’accord. Donc, reprenons. Tu venais d’écrire la première ébauche de La Révolte des Planètes. Qu’est-ce que tu as fait juste après ?

R.R. : Je l’ai donné à George dès que j’ai pu. J’ai essayé de la jouer cool. Je lui ai sorti « Ah au fait, j’ai retrouvé le synopsis. Si jamais t’as le temps de le lire … » L’encre était à peine sèche ! Il l’a pris et il m’a remercié en me disant qu’il allait le lire au plus vite.

F.D. : Excellent !

R.R. : Et donc tous les midis au repas, je lui demandais de manière nonchalante s’il avait eu le temps de lire mon histoire. Il me répondait « Non désolé, mais je vais le faire, promis ! ». Et tous les jours, je lui demandais et il me répondait la même chose. Au bout d’un moment, j’ai évité de trop insister.

F.D. : Ça devait être frustrant.

R.R. : Il était en plein montage de THX-1138, son tout premier film. Il avait une grosse pression sur les épaules. C’était pas un film facile à faire. Francis lui faisait confiance, mais il devait quand même livrer quelque chose au studio. Au bout d’un moment, il ne sortait même plus de la salle de montage avec Walter et je devais juste leur poser le repas sur le pas de la porte et toquer. Je ne pouvais même plus lui parler.

F.D. : Qu’est-ce que tu as fait alors ?

R.R. : J’ai pris mon mal en patience. Je me suis mis à fréquenter Lucy de nouveau aussi. Elle était clean maintenant et elle travaillait dans une boutique de vêtements. Je la retrouvais régulièrement dans son quartier dans le centre de San Francisco et on allait au Castro Theatre voir des films. C’était chouette d’être avec elle sans les autres.

F.D. : Et loin de la drogue ?

R.R. : Oui enfin, on en prenait moins c’est sûr. On ne fumait que le soir, pas la journée.

F.D. : C’est plus raisonnable.

R.R. : Mais elle avait toujours des connexions dans la ville avec les meilleurs dealers et j’avais désespérément besoin d’argent. Alors je me faisais des petites marges sur ce je refilais aux copains. Et donc moins je consommais, plus je me faisais de l’argent. Logique. Sauf que si tu ne fumais rien devant les clients, ils n’avaient pas confiance non plus. Il fallait bien doser.

F.D. : Oui, exactement !

R.R. : Ah tu fumes aussi ?

F.D. : Heu, non. Pas vraiment. Je disais ça comme ça.

R.R. : On était pauvre avec Lucy. Mais on était heureux. J’adorais être avec elle. Je pouvais la découvrir loin du chaos de Woodstock ou du bruit de la coloc. Elle n’était pas si déglinguée qu’elle en avait l’air. C’était une fille assez normale finalement. Elle avait beaucoup souffert quand elle était jeune. Son père la battait. Je lui parlais du mien et ça nous a rapproché. Elle disait aussi qu’elle ne cherchait pas de relations sérieuses. J’étais d’accord avec elle. Mais on ne voyait personne. Donc on était en couple, mais on ne le disait jamais ouvertement de peur de briser le charme.

F.D. : C’est beau. Bon, tu ne m’as pas trop parlé de Coppola.

R.R. : Dis le si ça t’emmerde.

F.D. : Non, c’est juste…intime.

R.R. : Tu préfères que je te parle des vrais gens importants, c’est ça ? Des célébrités comme Francis ? Il n’était pas célèbre à ce moment tu sais.

F.D. : Mais c’était lui le producteur de THX-1138, tu aurais pu lui faire lire La Révolte des Planètes, non ?

R.R. : Oui j’aurais bien aimé. Sauf que la seule copie du synopsis, c’était George qui l’avait. On n’avait pas d’ordinateur à l’époque et je ne l’avais pas photocopié. J’attendais donc que George me le rende mais ça n’arrivait jamais.

Et puis, Francis faisait tellement de choses en même temps. Il ne me voyait jamais. Et aussi, il faut se rappeler que je n’étais pas un employé de Zoetroppe, son petit studio. J’étais plutôt un livreur qui partageait avec l’équipe la nourriture que j’amenais moi-même.

F.D. : En fait, tu étais comme un dealer, mais de bouffe.

R.R. : J’avais jamais vu ça comme ça. Mais oui, en fait.

Roland sourit un moment tout seul.

R.R. : Et puis un jour, Francis et George sont revenus d’une projection privée de THX-1138 à Warner Bros. Ils étaient dépités. Les patrons là-bas avaient détesté. Ils pensaient que le film allait être commercial et ils ont découvert qu’ils avaient signé pour un film expérimental dépressif.

Francis et George étaient repartis avec les bobines sous les bras de peur que les gens de Warner s’en emparent et fassent leurs propres coupes. C’était très tendu comme situation. George reprochait à Francis de ne pas l’avoir assez défendu devant Warner. Il est donc reparti en montage, mais chez lui cette fois. Il voulait gérer la situation tout seul maintenant. Je pense que c’est à ce moment qu’il s’est dit qu’il devait être son propre producteur désormais.

F.D. : En même temps, le film était vraiment expérimental sur le papier. Et il était adapté d’un court-métrage de George Lucas. Warner Bros aurait dû s’en rendre compte avant non ?

R.R. : Oui mais il faisait confiance à Francis. À partir de là, ils ont arrêté de le financer. Et Francis a dû accepter un nouveau projet pour se sortir du désastre financier, une commande qui venait de la Paramont. Il ne voulait pas faire ce film mais il n’avait pas le choix. Il fallait bien manger. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il y avait un nouveau tournage en préparation et donc, une nouvelle chance pour s’incruster !

F.D. : T’as essayé de te placer sur le projet ?

R.R. : Au début, oui. Il a commencé à recruter parmi les anciens de THX-1138 donc j’avais complètement mes chances. J’avais sympathisé avec les autres assistants du tournage de George et on s’échangeait les bons plans. Enfin, ils me donnaient des bons plans et je leur donnais de l’herbe. Et donc, ils m’ont déconseillé de postuler tout de suite sur le projet de Francis. Ils m’ont parlé d’un autre tournage qui se préparait aussi au même moment à Los Angeles. Ça s’appelait The Other Side of the Wind.

Et il y avait deux arguments intéressants sur ce projet. D’abord, c’était une équipe technique très jeune. Donc au lieu d’être le gars qui assiste le gars qui assiste le gars qui porte la perche du micro, il y avait moyen d’être juste le gars qui tient la perche du micro directement.

F.D. : Et le deuxième argument ?

R.R. : C’était Orson Welles. C’était lui, le réalisateur.

F.D. : Ah oui !

R.R. : À ce moment, j’ai même pas hésité. J’ai préféré aller sur le tournage d’Orson Welles plutôt que sur celui de Francis.

F.D. : Mais c’était quoi le film de Coppola ?

R.R. : Ça n’a pas d’importance.

F.D. : C’était en 1970, 1971 ? Donc ça devait être…

R.R. : Je t’ai dit, ça n’a pas d’importance.

Le Parrain est un film de Francis Ford Coppola sorti en 1972, adapté du roman de Mario Puzzo et racontant la montée au pouvoir de Michael Corleone suite à la mort de son père, le Don Corleone, Parrain de la Mafia italienne.

Ce film offrit à Marlon Brandon l’un des rôles les plus iconiques du Cinema et il révéla Al Pacino au grand public. Considéré comme l’un des plus grands films de tous les temps, il remporta trois oscars et engendra deux suites, dont le Parrain partie 2 qui remporta six oscars.

F.D. : C’était Le Parrain et t’as raté ça !

R.R. : Écoute-moi bien. À cette époque, c’était juste un projet comme un autre pour Francis. Une banale histoire de famille italienne. Moi, j’avais l’opportunité de travailler sur le film de mon idole ! Bien sûr que j’ai choisi Orson Welles !

F.D. : Oui oui, pardon, je comprends. J’aurais fait pareil. Et puis, ça a dû être une super expérience en plus.

R.R. : C’était …quelque chose.

The Other Side of The Wind est un film semi-autobiographique d’Orson Welles racontant les derniers jours d’un ancien grand réalisateur dépassé par un Hollywood en pleine transformation.

Tourné pendant plusieurs années entre 1970 et 1976, le tournage a dû être recommencé plusieurs fois pour cause de changement de casting et de manque de moyens. Comme le beau-frère du Shah d’Iran était l’un des investisseurs du film, le film connut des démêlés juridiques suite à la révolution iranienne et les bobines ont dû être consignées dans un coffre-fort pendant des années.

Orson Welles mourut en 1985 sans jamais avoir pu terminer son film. Trente ans plus tard, Netflix finança la finalisation du film et le sortit sur sa plate-forme en 2018.

R.R. : Je suis donc descendu en bus à Los Angeles pour le premier jour de tournage. Et effectivement, l’équipe était très jeune. Certains étaient même encore à l’école. Et comme par hasard, aucun de ceux qui m’avaient conseillé de choisir ce tournage n’était là. Ils étaient tous partis avec Francis sur Le Parrain.

F.D. : C’était un piège ?

R.R. : Je pense qu’ils voulaient éliminer la compétition, oui. Pour moi, simple Français, Orson Welles c’était une légende vivante. Le plus talentueux des réalisateurs au monde. Mais pour les gens d’Hollywood, c’était pas pareil. C’était une vieille star qui faisait encore quelques plateaux TV de temps en temps et des pubs. Personne n’avait vu ses films depuis des années. Et pourtant, il en avait fait des tas. Mais à chaque fois, ils ont été mis au placard par les distributeurs. Ce n’était qu’en France qu’Orson Welles continuait à être célébré.

F.D. : C’est vrai qu’en école de cinéma, on ne parle que de lui.

R.R. : Donc je me retrouve avec tous ces autres jeunes sur le parking du studio MGM à attendre. Personne ne savait vraiment comment ça allait se passer. Et là, Orson est arrivé dans une superbe voiture et il a eu un peu de mal à descendre.

À cette époque, il était vraiment vraiment énorme. On aurait dit un ogre. Mais il était toujours souriant. Il nous a dit « Suivez-moi ! On va faire un film. Un VRAI ! » Il débordait d’une énergie enfantine sans fin. Comme si tourner avec des jeunes lui donnait l’impression de l’être aussi.

Sur le tournage de The Other Side of the Wind

F.D. : Quel effet ça t’as fait de voir le Maître en action ?

R.R. : C’était grisant ! Il pouvait être d’une précision sans faille. Il disait à son chef opérateur avec sa grosse voix « La caméra sera à un mètre du sol et tu mettras un objectif 25mm dans cette direction. Ce sera ça le plan et ce sera super ! »

F.D. : Rien à voir avec George Lucas donc.

R.R. : Non, Georges marmonnait des indications à son équipe en haussant les épaules quand on lui posait des questions. Orson, lui, ce n’était pas seulement un metteur en scène, c’était un capitaine de bateau. Il naviguait sur le plateau en fumant son cigare et toute l’équipe était intimidée à chaque fois qu’il le croisait.

Et puis, tu sentais qu’il voulait prendre sa revanche sur les nouveaux jeunes réalisateurs d’Hollywood et rappeler qui était le patron. Avec ce film, il a vraiment essayé de se réinventer. Il expérimentait des nouvelles façons de filmer. Il y avait même des plans avec la caméra à l’épaule. Et même des zooms ! Ce qu’il ne faisait jamais.

Ce film, c’était à la fois son chant du cygne et aussi une façon de renaître de ses cendres tel un phénix. Du moins, c’était ça son projet…

F.D. : Tu faisais quoi sur le plateau ?

R.R. : Le matin, j’ai préparé le café. Puis à partir de onze heures, on m’a fait intégrer l’équipe lumière et je portais les projecteurs sur le décor. Et en fin d’après-midi, on m’a confié une caméra.

F.D. : Génial !

R.R. : Et à 18 heures 30, j’ai été viré.

F.D. : Quoi ?

R.R. : On tournait une scène dans une voiture. On était tous serrés et j’étais le plus maigre. Alors Orson m’a demandé de filmer un plan de sa compagne, Oja Kodar qui jouait dans le film. Elle avait 25 ans de moins qu’Orson et c’était tout simplement l’une des plus belles femmes du monde.

Oja Kodar dans The Other Side of the Wind

Dans la scène, elle se faisait caresser par un homme sur la banquette arrière. C’était chaud. Du jamais vu pour un film d’Orson Welles qui était pudique d’habitude. Et sa femme était presque nue devant tout le monde. Je pense qu’il aimait ça. Moi, j’avais beaucoup de pression et je transpirais beaucoup. En plus, j’avais la caméra sur les épaules alors je tremblais forcément.

Orson a commencé à s’énerver. « Mais reste stable bordel ! Filme sa poitrine ! Non pas trop, c’est pas un porno merde ! » Bref, au bout d’un moment il m’a pris la caméra des mains et il a crié devant tout le monde « T’es viré ! Je veux plus te voir ici ! » Et il a fini la scène tout seul.

F.D. : Oh non…

R.R. : C’était d’une violence. Je suis sorti sur le parking et je tremblais. Je me suis assis sur le banc de l’arrêt de bus pour me calmer. Je suis resté immobile jusqu’à ce qu’il fasse nuit.

F.D. : C’est terrible.

R.R. : Et puis, j’ai vu la voiture d’Orson passer devant moi. Elle s’est arrêtée, Orson a baissé la fenêtre rapidement et il m’a dit « Monte. Vite ». C’est ce que j’ai fait évidemment.

Dans la voiture, il avait complètement changé d’attitude, il était redevenu le gentil Orson qui voulait faire des films avec des jeunes. Il m’a alors expliqué son geste. C’était en réalité une habitude qu’il avait prise depuis ses premiers tournages.

Quand il a fait Citizen Kane en 1941 et qu’il a révolutionné le Cinéma, il n’avait que 26 ans et c’était son premier film. Et dans l’équipe, tout le monde était dubitatif sur ses capacités à se faire respecter. Il l’a très mal vécu. Depuis, pour chacun de ses tournages, il prend quelqu’un au hasard dans l’équipe, quelqu’un de pas très important et il le renvoie comme un malpropre devant tout le monde dès le premier jour. Ça donne un coup de stress à toute l’équipe pour le reste du tournage. Ils se disent que ça peut leur arriver à n’importe quel moment.

Donc en réalité, ce n’était pas contre moi, c’était juste une vieille stratégie, une petite farce comme il dit. Et pour se faire pardonner, il m’a invité au restaurant.

F.D. : Tu étais rassuré ?

R.R. : Oui et non. J’aurais aimé continuer le tournage mais là, j’avais la chance d’avoir un vrai moment privilégié avec lui. Et puis, le voir manger, c’était quelque chose. Un vrai ogre je te dis. Et qu’est-ce qu’il buvait aussi ! C’était impossible pour moi de le suivre. Il me disait « T’es pas censé être français toi ? Reprends du Bourgogne et dis-moi ce que tu en penses ! » Alors je goûtais le vin en faisant semblant d’être un fin sommelier.

Mais pendant ce repas, il s’est beaucoup confié. Sur ses échec notamment. Après Citizen Kane, tout Hollywood s’est retourné contre lui. C’était ça sa malédiction, il a percé trop tôt et il a attiré la jalousie de toute l’industrie. Mais surtout, il n’a jamais voulu se compromettre, c’était ça, son ultime péché.

F.D. : Est-ce qu’il t’a donné des bons conseils au moins ?

R.R. : Sûrement. Il m’a fait beaucoup boire quand même alors je ne me rappelle pas de tout. Mais je me souviens quand il m’a dit « Ne lâche rien. Si tu ne sens pas quelque chose, refuse. C’est ça le métier de cinéaste. Dire non. Et ne te marie jamais avec une actrice, sinon tu travailleras pour elle toute ta vie. » Voilà ce que j’ai retenu. Il a payé la note indécente du restaurant et il est rentré chez lui pour préparer la journée de tournage du lendemain.

F.D. : Qu’est-ce que tu as fait toi alors ?

R.R. : Je ne savais pas trop où aller. D’un côté, je voulais retrouver Lucy à San Francisco et d’un autre, j’avais peur de la décevoir. La semaine d’avant, j’étais parti en lui disant que j’allais sur le meilleur tournage de ma vie et je venais de me faire virer dès la première journée. Même si c’était une petite farce d’Orson, ça la foutait mal.

Alors je suis resté dans les parages de Los Angeles et j’ai fait la seule chose qui pouvait me rapporter de l’argent. J’ai vendu de l’herbe pendant quelques mois. D’abord à des vagabonds. Puis à des techniciens du cinéma. Et de client en client, je suis arrivé à Nicholas Beach.

Nicholas Beach

F.D. : C’est où ?

R.R. : Un peu au nord de Los Angeles. Il y avait une maison où vivaient deux filles. Deux actrices. Margot et Jennifer. Plus tard, Margot a joué le rôle de Loïs Lane dans Superman. Mais à cette époque, c’était une jeune actrice en galère mais qui aimait bien profiter de la vie. Et elle invitait souvent des gens de l’industrie chez elle.

Toute la nouvelle génération du nouvel Hollywood comme on l’a appelé plus tard. Et ça tombait bien, j’étais celui qui pouvait la fournir en toutes sortes d’amusements. Je m’étais fait un bon carnet d’adresses niveau drogue. Maintenant, il fallait que je fasse pareil pour le Cinéma.

Dès que Margot m’appelait, je venais chez elle avec l’herbe, je roulais des joints sur le canapé et je racontais mes histoires à tout son entourage. Bien sûr, je disais à tout le monde que j’avais filmé Oja Kodar presque nue sous les ordres d’Orson Welles mais je ne disais pas qu’il m’avait viré. Et puis, j’avais toujours ma photo avec Goddard qui continuait à faire son effet même si elle commençait à être vraiment usée.

F.D. : Tu as croisé des gens intéressants là-bas ?

R.R. : Au début, il y avait Brian, le copain de Margot. Je ne pense pas qu’il m’aimait. Il devait penser que je draguais sa copine. Je restais longtemps dans la maison et quand je me baladais dans les couloirs, je sentais qu’il me suivait sans un bruit comme s’il faisait un plan-séquence de moi de dos. Alors, pour le fuir, j’allais sur la plage avec les filles.

Brian restait sur le porche à m’observer de loin. J’avais toujours l’impression qu’il épiait mes moindres gestes avec un long zoom. Comme dans ses films, finalement.

F.D. : Ah d’accord. Oui, je vois.

Brian de Palma est un réalisateur américain qui a connu sa première consécration en 1976 avec Phantom of The Paradise, une comédie musicale rock inspirée du Fantôme de l’Opera. Spécialisé dans les thriller et l’horreur, il est le digne successeur d’Alfred Hitchcock. On lui doit des classiques comme Carrie (adapté de l’oeuvre de Stephen King), Scarface, Les Incorruptibles et le premier Mission Impossible avec Tom Cruise.

R.R. : Et puis, les autres ont commencé à débarquer au fur et à mesure. D’abord Martin.

F.D. : Scorsese ?

R.R. : Oui. Quand il m’a vu dans la maison de Margot, il a été choqué. Il m’a attrapé et il m’a dit « Et mon hamburger ? Ça fait 2 ans que je l’attends ! » Mais il rigolait. Ça lui faisait plaisir de me voir. Enfin je crois. Il venait de terminer son deuxième film en tant que réalisateur, il avait pris du gallon.

Il y avait aussi Steven. Il parlait vite aussi, comme Martin sauf que Steven, c’était un vrai coincé lui. Un « nerd ». Même sur la plage, il gardait son jean et il ne prenait pas de drogue. Il ne buvait même pas d’alcool, juste du pepsi. Il venait de sortir un téléfilm qui avait fait sensation avec un camion qui poursuit un gars en voiture. C’était le nouveau petit génie à suivre.

George Lucas et Steven Spielberg

F.D. : On parle bien de Steven Spielberg là, non ?

R.R. : Évidemment. Et avec lui, George est arrivé à une soirée ! Ils étaient devenus potes entre-temps. Steven avait beaucoup soutenu George avec THX 1138 qu’il considérait comme l’un des meilleurs films de science-fiction qu’il ait vu, malgré son échec au box-office. Tu sentais déjà qu’ils étaient tous les deux en train de préparer quelque chose à cette époque.

Moi, j’ai pas lâché George, je lui ai demandé directement. « Alors, mon synopsis ? » Et à ma grande surprise, il m’a dit qu’il l’avait enfin lu ! Et il a été très élogieux. Il a beaucoup aimé les personnages et l’univers. Je sentais que ça lui parlait. C’était super. Alors je lui ai dit « Écoute. Si tu veux le réaliser, ça serait un honneur ! ». Il s’est mis à réfléchir et il a haussé les épaules. C’était clairement un « peut-être » pour moi !

F.D. : Tu étais bien optimiste.

R.R. : Et puis, vers la fin 1971, je le croise encore une fois à Nicholas Beach et il me dit « J’ai signé avec la 20th Century Fox pour deux films. Le premier que je tourne cet été et un autre film de science-fiction pour plus tard. Mais j’ai pas encore d’histoire pour celui-là. On en discute ? »

F.D. : Oh !

R.R. : Je lui ai dit « Mais bien sûr George ! ». J’étais sur un nuage. George Lucas allait réaliser La Révolte des Planètes !

F.D. : C’est ce qu’il t’a dit ?

R.R. : C’est ce que j’ai pensé. George venait de signer avec la Fox pour son deuxième film, American Graffiti, qu’il allait tourner pendant l’été. Et il avait aussi signé pour réaliser un troisième film. Mais tout ce qui était marqué sur les contrats, c’était « projet de science-fiction sans-titre ».

Et comme je t’avais dit, George ne se considérait pas comme un auteur. Alors quand il a vu que j’avais déjà pondu un long synopsis détaillé de La Révolte des Planètes, ça l’a intéressé. Et dans ma tête, c’était du tout cuit. Je lui ai dit « Concentre-toi sur American Graffiti, moi je t’écris un vrai scénario complet pour la Révolte des Planètes ! » Mais George a secoué la tête et il m’a dit « J’ai quelques questions d’abord ».

F.D. : C’est jamais bon signe, ça.

R.R. : George avait beaucoup aimé le fond du film. Cette histoire de rébellion, ça lui parlait. La guerre du Viet Nam, qui avait succédé à la guerre d’Indochine, continuait de faire rage et toute notre génération portait ces conflits comme un fardeau.

À cette époque, Francis voulait même qu’il réalise Apocalypse Now. Il voulait l’envoyer au Viet Nam avec une petite équipe en mode cinema guérilla. Tu imagines, filmer un film de guerre pendant la guerre en question ?

F.D. : La folie. Mais bon, c’est presque ce qu’il a fait Coppola au final aux Philippines.

R.R. : Oui et donc George voulait se détacher de Francis. Il voulait contrôler ses propres projets. Donc il m’a posé quelques questions sur mon histoire. Des questions qui étaient …fondamentales, on va dire.

F.D. : Du genre ?

R.R. : Du genre « Est-ce que c’est obligé que ça se passe à Paris ? »

F.D. : Ah oui, c’est assez fondamental.

R.R. : Pour lui, l’intérêt de la science-fiction, c’est de toucher tout le monde, de dépasser les cultures et les époques. En soi, je comprenais son point de vue, mais je lui ai répondu que même dans le futur, il faut des marques du passé…Et donc du présent ! Tu comprends ?

F.D. : Tu me demandes à moi ou tu parlais de George Lucas ?

R.R. : Je te demande à toi, bon sang ! Tu suis mon raisonnement ? Je suis pas fou ?

F.D. : Oui oui, je comprends tout à fait. C’est logique.

R.R. : Bon ! Et bien, tu sais ce qu’il m’a répondu George ?

F.D. : Non, je ne sais pas.

R.R. : Évidemment que tu sais pas, t’étais pas là. Bref, George me répond : « Et si ça ne se passait pas dans le futur, mais dans un passé lointain ? »

F.D. : Ah oui. Genre « Il y a très longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine… »

R.R. : Tu dis ça parce que maintenant, ça te semble normal, mais quand il m’a sorti ça, j’ai rien compris. Ça n’avait aucun sens. Je lui ai demandé « Mais qui sont les héros ? Des aliens ? » Il m’a dit « Non, des humains. Mais d’une autre galaxie. Et il y a longtemps ». J’étais complètement perdu. Et donc, il ne voulait pas de Paris, ni même de la Terre et des autres planètes du système solaire. Il voulait un monde totalement nouveau et inventé.

Moi, ça me rendait triste parce que mon histoire se passait dans un monde que je connaissais. Une ville où j’avais grandi même si je l’imaginais avec des immeubles haussmanniens haut de cent cinquante étages. Je voulais que les gens du monde entier aille voir la Révolte des Planètes puis qu’ils viennent à Paris pour les vacances et qu’ils se baladent sur les vrais lieux du film. George m’a répondu « Pas la peine d’avoir des vrais lieux. Tu peux tout construire comme Disneyland. »

F.D. : C’est une réflexion à l’américaine. Leur Histoire est beaucoup plus récente que la nôtre. La plupart de nos grandes villes datent du Moyen-Âge. On vit littéralement dans l’Histoire. Eux, ils ont tout construit sur des champs et des terrains désertiques.

R.R. : C’est vrai. George m’a aussi dit qu’il n’aimait pas la Substance. Je lui ai demandé « Sous quelle forme ? Quand elle est en fumée ou quand elle est tatouée ? » Il m’a dit les deux. Pour lui, la Substance devait être invisible. Je lui ai répondu « Bon courage pour filmer ça ! » Il n’a pas aimé cette blague.

En gros, il aimait la contre-culture de l’époque…sauf ce qui la rendait vraiment anti-conformiste. Donc pas de drogue et pas d’histoire d’amour. Il voulait que les héros soient des sortes de moines asexués.

F.D. : Enfin bref, il avait déjà en tête une histoire.

R.R. : Je ne savais pas encore ce qu’il avait en tête. Lui, non plus d’ailleurs. Mais ce qui était sûr, c’était que ce n’était pas La Révolte des Planètes.

F.D. : Pourquoi est-ce qu’il t’a dit qu’il voulait réaliser ton histoire ?

R.R. : Il ne l’a jamais dit comme ça. Il m’a dit qu’il voulait parler avec moi. Et je pense que c’était tout ce qu’il cherchait. Pas un collaborateur mais quelqu’un à qui parler. Pour se rassurer, je pense. Dans son entourage, personne n’aimait la science-fiction. Ni Francis, ni Brian, ni Martin et pas même sa femme. Donc il voulait tester ses idées sur moi, j’imagine.

Sauf que moi, je n’étais pas du tout réceptif à ses délires. Et c’est ce que je lui ai dit. Enfin pas comme ça, j’ai juste dit « George. Tu as ton univers. Et toi seul peux le développer. » Je ne sais pas s’il a apprécié mais bon, c’est ce qu’il a fait au final. Il est parti tourner American Graffiti et pendant des années, il a écrit et réécrit son histoire jusqu’à ce que …bref, tu connais la suite.

F.D. : Oui.

R.R. : Et donc, sans George, je me suis tourné vers Steven. Il revenait souvent à Nicholas Beach pour discuter avec les autres réalisateurs. Je suis allé vers lui pour lui proposer un joint qu’il a évidemment refusé. Puis, je lui ai demandé ce qu’il faisait en ce moment. Il m’a dit qu’il allait tourner un petit film sur deux hors-la-loi en cavale mais qu’il cherchait à faire un gros film juste après. Il voulait vraiment être le plus grand réalisateur de sa génération.

Je lui ai dit « Écoute Steven, j’ai écrit un film et y’a pas plus gros ! » Ça l’a enchanté ! Je lui ai dit « Je te préviens. Ça se passe dans le futur et à Paris ! » Il m’a répondu « J’adore le futur et j’adore Paris ! Fais-moi lire ». Entre temps, j’avais réécrit plusieurs versions et je l’avais même photocopié. Je ne voulais pas reproduire la même erreur qu’avec George. Donc, j’ai pris le bus et je suis retourné à Los Angeles, dans mon hôtel pour chercher le document.

F.D. : Tu devais être tout excité.

R.R. : Oui. Sauf que les flics m’y attendaient.

La suite : https://medium.com/@f_descraques/le-tournage-le-plus-%C3%A9trange-le-film-perdu-7-505e7954ed38

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