Le journal d’Henri — 16 juin 1940

Fabien Hénaut
9 min readNov 13, 2016

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Réveil 3h45, nous prenons la direction de St Mihiel pour bifurquer ensuite par la Voie Sacrée qui mène à Bar le Duc. Nous traversons Erize la Brulée et prenons positions sur une crête un peu au delà du village, tout est calme jusqu’à 8 heures où nous recevons l’ordre d’attaquer afin de dégager le 2ème bataillon du 123ème JC aux prises avec l’ennemi.

Ma section part et nous attendons sur une crête les dernières instructions. Devant nous et dans le fond, nous entendons les armes automatiques qui crachent. A notre gauche sur une autre crête peut-être à 4 ou 5 km, nous voyons des Allemands qui avancent. C’est une vraie fourmilière, et le temps étant très clair, nous les distinguons très bien.

Cependant voici 6 chars qui arrivent pour nous aider dans notre mission. Ceux-ci à peine en route, nous les suivons. Nous sommes (à notre droite) pris à partie par des armes automatiques ennemies, nous attaquons dans cette direction. La progression s’avère difficile, cependant il faut y aller. Je ne suis guère en train car j’ai la conviction que cela n’ira pas.

Pendant la progression, le sergent LOUARD est blessé ainsi que PITOISET. Cela ne nous arrête pas, devant nous les chars continuent à progresser. L’artillerie allemande balaye le terrain, puis nous voyons leurs tanks et engins cuirassés qui sortent de partout. Nos chars font demi tour, à la hâte nous battons en retraite.

Impossible de dégager le 2/123, nous ne pouvons remplir notre mission. Nous laissons encore sur le terrain la chasseur DURAND, cela fait encore 3 de moins à la section.

Après notre fuite, nous atteignons de nouveau la Voie Sacrée et traversons dans l’autre sens Erize la Brûlée. En route les chars nous dépassent, nous faisons vite car nous sommes en queue de colonne et les Allemands certainement nous talonnent. Toujours à la même allure nous quittons la Voie Sacrée à 10 km de Bar le Duc pour marcher sur Belrain qui se trouve encore à 4 km de là. En route, le sergent chef Villenave qui attendait la Cie me prête son vélo et j’arrive au village vers 11 heures.

Peu de temps après, la Cie joint également. Entre deux j’ai eu le temps de fouiller quelques maisons, hélas plus rien à manger sinon des fruits dans l’alcool. J’en ai quelques bouteilles pour les camarades et moi. Nous partageons et faute de mieux les quetsches, prunes et cerises nous serviraient de nourriture. Nous cassons les goulots des bouteilles afin d’aller plus vite. Devant nous sur la route passent des éléments d’infanterie, un escadron de cavalerie, de la GRD, des engins. Quelques instants après le Capitaine appelle les officiers chefs de section et les chefs de groupe et nous dit ceci:

“Il faut encore que nous tenions jusque demain soir, après quoi nous serons relevés par une division fraîche. Nous allons former deux sections avec ce qui reste de la Cie et prendre position à 1km d’ici.”

Je suis consterné car je sens, nous sentons tous d’ailleurs, que nous allons à la mort ou que nous serons faits aux pattes (prisonnier). Impossibilité de former deux sections, nous ne sommes plus que 49 avec le Capitaine. En effet en plus des trois hommes perdus à la 4ème section pendant l’attaque du matin, il y avait dans les autres:

Tués: CAPELLE — DELATTRE — SOHET — MAISTRE — SAHUTET

Blessés et ramenés: RIBEAU — MINARDIER — VANHEE — LEMAY — DUBART — LARTE — Cal LEFEBVRE.

Nous ne formerons donc que deux sections de 24 hommes car il reste 5 fusils mitrailleurs. La 1ère section sous le commandement du Lt Carle, la seconde sous celui de Lt Fourrier. Le Capitaine va installer son PC à 800 mètres en arrière de nous, le PC du Bataillon restant à Belrain avec la CHR.

Il est midi 30 lorsque nous partons sur nos positions. Quelques instants après nous arrivâmes dans le bois de Belrain. Ce bois avait précédemment était occupé, car partout trainaient des havresacs et objets de toutes sortes. Nous fouillâmes afin de trouver des vivres; malheureusement il y avait de tout sauf cela. Je fus quand même fort aise de trouver un morceau de fromage que je dévorais avidement. Sitôt nos secteurs de tirs désignés, nous nous mîmes au travail car il y avait nécessité à creuser des emplacements de FM. Hélas le sol n’était que racaille et ils nous manquait les instruments nécessaires pour pareil travail. Ce qui fait que nous nous contentâmes de trous profonds de 40/50 cm.

A partir de ce moment nous attendîmes l’ennemi. Nous savions que son apparition ne tarderait guère, car avant de prendre position nous avions vu au lointain des colonnes ennemies qui progressaient sur notre droite.

Cela se vérifia peu de temps après, vers 14h45 quelques Allemands (des éclaireurs sans doute) apparurent à l’orée d’un bois qui se trouvait à 1 km en avant de nous. Quelques chargeurs tirés les firent se tapir immédiatement. Nous demeurions dans l’attente des évènements qui allaient se produire, évènements si gros d’importance pour nous.

Une demie heure après, le chef Carniaux vint prévenir le Lieutenant (je me trouvais avec le groupe qui tenait à la droite du Lieutenant) qu’un chien type berger allemand était venu les flairer. En plus de cela des Allemands étaient apparus pour se cacher immédiatement, et ceci se passait à la corne d’un petit bois à moins de 150m d’eux. Qu’allait-il se produire? Encore une vingtaine de minutes de calme, puis en face de nous à 500m environ, des Allemands sortent des bois en progressant par bonds. Nos fusils mitrailleurs crachent, ils ripostent, cela dure 7 ou 8 minutes. Ils n’insistent pas et rentrent dans la futaie.

Peu de temps après des mortiers nous envoient quelques obus qui tombent heureusement assez en arrière de nous. C’est alors que le Lieutenant Fourrier m’appelle et il me dit:

Blary, puisque vous n’avez plus de groupe, vous allez me servir d’agent de liaison. Vous irez au PC du Capitaine, lui direz que nous sommes écrasés de tous côtés et lui demanderez s’il nous est possible de nous replier, car la résistance ici ne servira à rien. A 200m d’ici vous trouverez le corps franc et un petit peu plus à gauche la section du Lieutenant Carle. Faites vite car il y va de notre vie à tous, soyez prudent, bonne chance”.

Et me voici en route nanti d’une mission bien délicate. Je prends le sous bois et arrive à l’endroit désigné comme étant l’emplacement du corps franc, point de corps franc, je m’étonne!! Tant pis allons vers le Lieutenant Carle. Je continue en contournant le bois et ne trouve pas non plus celui-ci. Que se passe-t-il donc? En désespoir de cause je n’insiste pas dans mes recherches et me dirige vers le Poste de Commandement du Capitaine (PC) toujours sous bois. J’arrive à 300m de celui-ci, il faut que j’abandonne la futaie, j’arrive à la lisière et vais pénétrer dans la plaine.

Le temps d’apercevoir trois silhouettes vertes à 40m de moi, d’entendre une balle siffler à mon oreille, je suis de nouveau sous bois, tout s’est déroulé en moins de quelques secondes. Nous sommes complètement cernés, il faut cependant que j’atteignes le PC coute que coute et que je revienne. Je fais encore une cinquantaine de mètres dans les broussailles, il y a là un petit défilement et une croupe qui me met à l’abri des vues, je vais essayer de passer par là. Je vais rampant pendant un instant puis j’avance à quatre pattes, je reprends confiance car on ne tire pas en face de moi. Au pas de course je me précipite vers le PC.

J’y arrive, pas l’ombre du Capitaine. Que sont-ils tous devenus? Je reste perplexe pendant quelques minutes puis prends la décision d’aller jusqu’à Berlain au PC du bataillon. Peut-être le Capitaine est-il là bas. Je reprends le pas de course, les minutes deviennent de plus en plus précieuses, voici le chemin qui mène au village, j’aperçois celui-ci en bas de la descente.

Me voici au village, pas un bruit, un silence de mort, je prends la rue qui se trouve en face de moi, j’avance pendant 150m puis tourne le coin de la rue.

Le temps d’apercevoir une colonne allemande à 60m en avant de moi, d’avoir le réflexe de faire demi tour, puis de réfléchir que si je me sauve, je suis perdu, qu’ils vont tirer sur moi. Je lève les bras, tout ceci se passe en moins d’une seconde.

Voici la colonne qui approche, je marche au devant d’elle, je sens que je suis pâle et que j’ai peur, vont-ils tirer? Que va-t-il m’arriver? Quel atroce moment!

Un homme m’interpelle, me couche en joue, les autres sont autour de moi. Je suis prisonnier.

Un allemand (ça doit être un gradé) me fait encadrer par quatre hommes baïonnette au canon, on me fait jeter à terre mes équipements, on me fouille pour voir si je ne cache pas d’armes sur moi, on m’enlève mes cartouches, je ne conserve que mon masque et mon casque. On m’intime maintenant l’ordre de suivre, toujours encadré par quatre gardes du corps. C’est alors que je réalise la bonne idée que j’aie eu de ne point fuir, en effet la colonne se compose peut-être d’une centaine d’individus et est précédée de deux tireurs mitraillette à la main.

J’aurais été massacré.

J’arrive sur la place du village, la colonne rompt les rangs, on me fait assoir près d’une fontaine. Un homme, un officier certainement, arrive près de moi et me demande en français de quelles unités je fais partie et où sont mes camarades. Je lui donne le numéro de mon unité et lui dis que mes camarades sont cernés sans préciser l’endroit où ils se trouvent. Il se contente de cela, me fait rassoir et renvoie trois des hommes qui me gardaient, un seul demeure auprès de moi, toujours baïonnette au canon.

D’autres soldats allemands m’entourent maintenant et me regardent avec curiosité, l’un de ceux-ci me tend une cigarette et me donne du feu en me disant en français “guerre finie maintenant, pas en vouloir France, Angleterre Kapout” et brandit le poing, il me dit encore “Paris pris, Verdun pris”.

La secousse est trop forte, je pleure, car je viens de comprendre que la guerre est perdue pour nous, mon pauvre pays!!

Un officier arrive, force le groupe à s’égailler, je demeure avec mon gardien, cet officier recharge son revolver devant moi, une angoisse me pince le coeur, va-t-il me casser la tête? Non il remet le revolver dans sa botte, passe derrière moi, je le suis des yeux, il s’assied sur le pas de la porte d’une maison. Je le regarde, il n’oserait quand même pas froidement me loger une balle dans la tête!!

Je reprends mon sang froid et m’intéresse maintenant à ce qui se passe dans le village. Des engins motorisés passent puis des éléments de cavalerie. Dans une automobile qui s’est arrêtée, un officier dit quelques mots à l’autre officier qui se trouvait derrière moi et l’automobile repart. De nouveau quatre hommes m’encadrent, on me fait mettre bras en l’air et je traverse tout le village avec mon escorte pour entrer dans la cour d’un château.

Immédiatement on me fouille de nouveau, on trouve sur moi mon carnet de chiffrement avec le code qui me servait lorsque je suivais les cours de transmission alors que j’étais à la section de commandement. L’homme qui me fouille paraît très ennuyé à la vue de mon carnet, il appelle à une fenêtre : “Hauptman von Raider”. Un homme arrive, un grand gaillard, prends le carnet, y jette un coup d’oeil, me demande en français ce que c’est, je lui explique. Il se rend compte que c’est sans intérêt. L’autre continue la fouille et passe au Hauptman toutes les écritures. Celui ci y jette un coup d’oeil puis me rend chose après chose. Ce qui retient le plus son attention fut ma citation qu’il lut attentivement, j’avais oublié de la cacher. Il ne voit pas ma croix de guerre, elle est cachée dans mon étui à lunettes.

Le fouille est finie, je me rassieds. Je reste ainsi peut-être une heure, peut-être deux, puis une escorte me prend et l’un des hommes me dit en français “vous allez rejoindre vos camarades”. En effet, dix minutes après je retrouve la section, tout le monde est là sauf le sergent LANDRAIN. La section s’était défendue pendant deux heures, après quoi ils hissèrent le drapeau blanc, et c’est à ce moment que se redressant Landrain reçut plusieurs balles tirées par une automitrailleuse. On est parti le rechercher.

Les Allemands nous donnent à manger des boites de singe, du pain, de leur soupe au lard. Cela nous remet le coeur en place, puis comble de la gentillesse on nous tend des cigarettes. Dieu merci nous sommes tombés sur de braves types. Voici la civière qui arrive avec le sergent Landrain, le major allemand qui l’accompagne nous fait comprendre que notre pauvre ami est touché mortellement. Il a une balle dans le cou, une dans le poumon gauche sous le coeur et deux dans la cuisse. Une ambulance arrive, emporte Landrain. Un dernier adieu à notre pauvre camarade, nous avons les larmes aux yeux, c’était un si brave garçon!

Quelques instants après nous embarquons sur des voitures automobiles qui nous emmènent à 17km de là à Rosnes. En cours de route nous ne croisâmes que des convois allemands ainsi qu’une colonne de prisonniers français. Le conducteur de la voiture a donné un paquet de biscuits pour Carniaux et pour moi, décidément on nous a trompé sur la mentalité du soldat allemand.

Arrivé à Rosnes à la nuit, nous sommes parqués dans un grand jardin clôturé et gardés par des sentinelles armées. D’autres prisonniers arrivèrent et nous fûmes bientôt à plusieurs centaines.

Après avoir quelque peu discuté sur notre sort, nous nous endormîmes à la belle étoile.

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