Vladimir Poutine préside un conseil d’Etat // Source : http://en.kremlin.ru/events/state-council/49716/photos

Vladimir Poutine, la réforme de l’économie et le dilemme de l’élite

Fabrice Deprez
8 min readMay 24, 2016

Vladimir Poutine présidera le 25 mai une session du Conseil Economique, un groupe de travail destiné à trouver des pistes pour stimuler la croissance économique, et qui ne s’était pas réuni depuis plus de trois ans. L’enjeu est crucial : si les indicateurs macro-économiques indiquent que la Russie sortira sans doute cette année de sa récession, la perspective future n’est pas celle d’un retour au développement rapide des années 2000, mais plutôt d’une croissance atone.

En plus de consacrer le retour du président russe aux affaires internes, cette réunion illustre à la fois la conscience chez les dirigeants russes que des changements dans la politique économique sont indispensables pour éviter une stagnation prolongée, mais aussi les divergences d’opinions quant à la manière d’y arriver. Des désaccords centraux pour comprendre le cap que prendra la Russie, d’autant plus alors que l’élite du pays entame un lent mais sûr phénomène de renouvellement.

Le président russe aime conserver une variété d’options, et de personnes, à sa disposition. On a beaucoup parlé du rôle majeur et de la montée en puissance ces dernières années des “silovikis”, ces membres de l’élite russe issus des services de sécurité ou de l’armée. Néanmoins, si le camp plus “libéral” a vu son influence largement diminuée depuis 2012, Poutine ne les a jamais totalement écartés. De fait, le retour d’Alexeï Koudrine dans le giron de l’administration présidentielle -l’ancien ministre des Finances est maintenant à la tête du “Centre d’Analyse stratégique”, rattaché à la présidence-, est l’une des illustrations les plus visibles de la présence continue des réformateurs. Une illustration à nuancer, tout de même : des rumeurs faisaient ainsi état à la fin 2015 d’un retour de Koudrine au gouvernement, et plusieurs sources dans les médias russes indiquaient que ce dernier souhaitait revenir comme premier ministre. Qu’il doive se contenter d’un poste de conseiller tend à indiquer que Vladimir Poutine ne souhaite pas donner une place trop importante au premier représentant du camp libéral.

La composition et les sentiments de l’élite russe sont un facteur majeur pour comprendre la politique actuelle et future du gouvernement, et les débats qui entourent le cap économique que doit prendre le pays en fournissent une excellente illustration.

Relance ou réforme

Dans un article consacré au Conseil Economique, le quotidien financier Vedomosti note que deux options principales, qui seront discuté le 25 mai, se présente à Vladimir Poutine pour le développement du pays. La première est celle d’une politique de relance, une stratégie déjà employée par le gouvernement russe dans le passé avec un certain succès, notamment après la crise de 2009, et qui a le mérite d’être relativement peu risquée. Certes, elle creuserait le déficit, chose peu enviable dans une période d’incertitude quant aux prix du pétrole, mais ce dernier reste à l’heure actuelle tout à fait gérable pour l’Etat russe (il est à 3,5% PIB tandis que les réserves de fonds du pays restent stables). Surtout, elle permettrait d’éviter d’avoir à engager des réformes structurelles synonymes d’incertitude et donc d’instabilité potentielle pour l’élite russe.

Car la seconde option, celle défendue par Alexeï Koudrine ainsi que par la dirigeante de la Banque Centrale russe, est celle d’une consolidation budgétaire combinée à un ensemble de réformes structurelles, ainsi qu’à un relèvement de l’âge de la retraite. L’objectif est plus ambitieux, plus incertain aussi : renoncer à une croissance immédiate pour donner au pays les moyens d’un développement plus important dans le futur. D’après une source citée par Vedomosti, de telles réformes structurelles permettraient une croissance à 4% à partir de 2019, au lieu des 2,2% actuellement prédit par le Ministère du Développement économique.

L’ambition que porte ce plan risque pourtant de soulever des remous. Alexeï Koudrine insiste dans ses -désormais nombreuses- interventions médiatiques sur la nécessité de réformer en profondeur le système judiciaire ainsi que les organes de sécurité du pays. Plutôt logique sur le fonds (la réduction de la corruption, la défense des droits de propriété ou la neutralisation des rederstvo seraient autant de moyens d’améliorer le climat des affaires dans le pays et d’encourager l’investissement), ces propositions sont sans doute vu d’un mauvais œil par une partie de l’élite russe, soit parce qu’elle craint l’incertitude que des réformes aussi profondes entraînerait, soit parce qu’elle s’est enrichie et continue de s’enrichir par le biais de ces failles (qui s’apparentent parfois plus à des caractéristiques) du système que Koudrine souhaiterait éliminer. La réduction du rôle de l’Etat russe dans l’économie (par le biais de privatisations, notamment) poserait ainsi sans doute problème à ces officiels rattachés aux entreprises étatiques.

La mise en place de telles réformes pourrait donc faire face à l’opposition d’une partie de l’élite, sans parler d’officiels et de bureaucrates locaux, avec le risque de déboucher sur un conflit ouvert au sein de l’élite russe. Or, un tel conflit représenterait un facteur de déstabilisation interne beaucoup plus crédible qu’une improbable révolution populaire.

Il est du coup possible que les appels à la réforme de Koudrine et de quelques autres libéraux au sein de l’élite russe n’aboutissent pas, ou ne débouchent que sur une version diluée, partiellement appliquée et au final, peu efficace. Plusieurs plans de privatisation ou de développement de l’économie ont déjà connu ce sort ces quinze dernières années.

Le renouvellement de l’élite

La problématique du cap que prendra la Russie dans les années à venir est rendue encore plus compliquée par les changements qui se produisent -et se produiront- au sein de l’élite russe. Notamment, le vieillissement de la génération de Vladimir Poutine et le début du renouvellement de l’actuelle élite vont affecter dans les années à venir la manière dont le pays sera dirigé.

Vladimir Poutine doit, dans l’exercice de son pouvoir, composer avec une grande variété de groupes d’intérêts, ce qui explique que de nombreux spécialistes voient le président russe plus comme un “arbitre suprême”, qui décide en dernière instance, que comme un dictateur tout-puissant. Ces groupes, qui peuvent être divisés par leur activité -membres du parlement, officiers de l’armée, hauts fonctionnaires, officiers des services de renseignement, directeurs de grandes entreprises étatiques-, cherchent tous à influencer la politique du gouvernement, la manière la plus directe est la plus efficace d’atteindre ce but étant d’obtenir (et de conserver) un accès direct à Vladimir Poutine. Ces groupes ne sont pas des blocs monolithiques : la rivalité entre les différences agences de renseignement russes a été largement décrite, tandis que deux entreprises comme Rosneft et Gazprom ne marchent pas main dans la main. Bien que tous les membres de cette élite partagent un consensus concernant le caractère incontestable de la légitimité de Vladimir Poutine, ils poussent en permanence des intérêts très variés qui, en coulisse, nourrissent le débat sur la politique russe et influencent cette dernière. Cela ne suffit évidemment pas à faire de la Russie une démocratie (il va sans dire que le simple citoyen russe est totalement absent de ce processus décisionnel), mais c’est un facteur à garder en tête lorsqu’on réfléchit à la manière dont est dirigé la Russie.

De plus, comme le mentionne le chercheur américain Fiona Hill, Vladimir Poutine cherche dans l’idéal à rester “au-dessus de la mêlée” dans sa manière de diriger le pays, préférant fixer un cap général et laisser l’administration se charger de la mise en place des politiques. Quand il intervient directement, par exemple lorsqu’il s’agit de réprimander des officiels après l’échec d’un lancement sur le tout nouveau cosmodrome de Vostochny, c’est de manière contrainte.

Que ce soit en raison de l’existence de groupes d’intérêts variés ou parce que Vladimir Poutine n’aime pas micro-manager, le rôle de l’élite en Russie est central. Or, cette élite entre dans une période de renouvellement qui ne va faire que s’accélérer. La raison principale, c’est l’inévitable marche du temps : toute une génération de l’élite russe, y compris Vladimir Poutine lui-même, se trouve aujourd’hui dans leur soixantaine. Le président russe fêtera en octobre prochain son 64ème anniversaire. Son ministre de la Défense, le très populaire Sergeï Shoïgou, a lui 61 ans : s’il est régulièrement présenté par la presse étrangère comme un successeur potentiel à Vladimir Poutine, il est donc presque aussi vieux que l’homme qu’il remplacerait. Victor Zolotov, l’ancien garde du corps de Poutine et le commandant en chef de la toute nouvelle Garde Nationale, a 62 ans. Sergeï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, 66 ans. Ce cap de la soixantaine se retrouve aussi chez l’élite économique, et notamment ces hommes d’affaires proches du Président. Arkadi Rotenberg, ancien partenaire de judo de Poutine, a 64 ans tandis que Gennady Timchenko en a 63. Bref, la génération qui dirige aujourd’hui la Russie n’est plus dans la fine fleur de l’âge et, s’il lui reste sans doute encore quelques années au pouvoir, le besoin d’un renouvellement se fait de plus en plus sentir (notons l’exception de Dmitri Medvevdev qui, à 50 ans, reste l’un des jeunots de l’élite russe).

Un inévitable phénomène de renouvellement de l’élite a donc commencé. Une partie de ce renouvellement est contrôlé par l’élite elle-même : les investigations de la presse russe et étrangère ont ainsi décrit l’émergence de “fils de”, enfants de membres éminents de l’élite russe et qui ont pris très jeunes des postes très importants au sein de l’Etat russe (ou d’entreprises étatiques). Les fils de personnalités aussi éminentes qu’Igor Setchine (président de l’entreprise pétrolière Rosneft), Arkadi Rotenberg ou Sergeuï Ivanov (vice-premier ministre chargé de l’industrie de défense) ont ainsi largement profité de la position de leurs parents, comme l’a révélé l’agence Reuters. Dernier exemple en date, la nomination à 33 ans du fils du vice premier ministre Dmitri Rogozin comme dirigeant adjoint du département chargé de la gestion des biens du Ministère de la Défense. Le fulgurant enrichissement du mari de ce qui est vraisemblablement la fille de Vladimir Poutine est un autre exemple de ce renouvellement “dynastique” de l’élite russe.

Mais une autre partie de ce renouvellement pourrait bien être imposé par Vladimir Poutine : s’il est encore difficile de formuler des jugements assurés, le renvoi de Vladimir Yakounine, pourtant considéré comme très proche du président, a représenté un signal que la simple loyauté n’est plus suffisante pour maintenir sa place dans l’élite. Plus récemment, le démantèlement du Service Fédéral Antidrogue a sonné la mort politique de son dirigeant, Victor Ivanov, un partenaire de Vladimir Poutine depuis l’époque du KGB. Cela faisait certes quelques temps qu’Ivanov n’était plus en odeur de sainteté au Kremlin (sa nomination même au sein du peu prestigieux Service Fédéral Antidrogue en 2008 avait été vue comme un désaveu), mais, avec Yakounine, il s’agit du deuxième proche de Poutine à quitter sans gloire le premier cercle de l’élite russe.

Vladimir Poutine a besoin de sang neuf pour pousser les réformes qui permettraient à la Russie de s’extirper du piège de la stagnation. Le vieillissement de l’élite pourrait à ce titre représenter une opportunité pour le président russe de faire venir de nouveaux éléments potentiellement moins réticents à l’idée de mettre en place les réformes structurelles réclamées par l’actuelle frange libérale. Problème : un tel afflux de sang neuf, que Poutine appelait de ses vœux dans une récente intervention, pourrait aussi mettre à mal son contrôle du processus décisionnel (la fameuse “verticale du pouvoir”), affaiblir l’unité de l’élite et au final, créer un un appel d’air pour des groupes ou des forces politiques ne souhaitant pas jouer selon les règles mises en place par Vladimir Poutine. Mais ne rien faire, c’est prendre le risque d’une élite qui s’encroûte, entérinant au passage un immobilisme de la Russie non seulement sur le plan économique, mais aussi politique. Un véritable dilemme pour un président russe qui, après une décennie de forte croissance économique et plusieurs succès de politique étrangère, ne souhaite sans doute pas être comparé avec Leonid Brejnev et sa période de stagnation.

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