Le continent Internet par Martin Vargic

Internet : êtes-vous un flâneur ou un prisonnier ?

Fabrice Frossard
6 min readMar 14, 2015

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Quand Tim Berners Lee a posé les bases du world wide web il y a
presque 26 ans jour pour jour, il ne se doutait sans doute pas de la vitesse
et des modalités de son évolution. Dédié à la documentation du CERN,
les ingénieurs pouvaient naviguer au sein des documents par les seuls hyperliens. A l’origine, pour Tim Berners Lee, ce principe d’hyperliens
se suffisait à lui-même. Comme il l’a lui-même expliqué, les adresses URL telles que nous les connaissons n’auraient jamais dû apparaître dans un navigateur pour butiner sur le web.
Pour accéder à la documentation, Tim Berners-Lee spéculait alors sur la pertinence de l’indexation des liens et probablement sur une part de sérendipité. Avec l’évolution de l’information produite et stockée, cette intention à fait long feu et après trois décennies d’existence du web l’indexation de l’information, sa création et les moyens d’y accéder ont connu de multiples avatars pour aboutir à ce jour à une captation et une canalisation du parcours de l’internaute par un nombre limité de plateformes dont Google et Facebook pour citer les deux plus grandes en occident.

Classement, indexation et affichage

Avec l’émergence de ces plateformes se pose la double question de l’indexation
des algorithmes régissant l’affichage ou non d’une information et la captation des internautes par ces plateformes.
Question à laquelle on peut aussi rajouter avec l’incidence des réseaux sociaux comme porte d’accès à une pluralité d’informations. Les termes posés ne sont pas anodins au regard des chiffres. En France, Google est
avec 93% de part de marché le premier aiguilleur du web avec l’autorité indiscutable de la première page de résultats comme source primaire,
tandis que Facebook accapare en moyenne 20% du temps et de l’attention des quelques 1,6milliards d’internautes inscrits sur ce réseau.

La sérendipité est-elle encore possible

Avec cette hégémonie des plateformes, les fameux GAFA et divers réseaux sociaux dont Twitter le principe de sérépendité prévalent jusqu’alors dans
le parcours de l’internaute devient caduque au profit d’une canalisation d’informations « personnalisées » par des algorithmes au processus des
plus opaques. Autrement dit, l’opportunité de découvrir le signal faible
et se confronter à des informations innatendues au gré d’une flânerie hypertextuelle s’estompe sous le double coup de boutoir du renforcement cognitif facilité par les moteurs et le partage par affinités de signaux concordants. Avec le risque avéré dans les deux cas de n’être plus soumis qu’aux seules informations qui nous sont familières. Au fortuit se substitue l’attendu.

De là découlent deux postures d’internautes, celle du flâneur, à l’image du voyage et aventures des trois princes de Serendip et celle du prisonnier sur l’île de chaque bulle informationnelle dans lequel il choisit de s’enfermer.

Ces questions ont été au centre d’un débat auquel j’ai eu la chance d’assister dans le cadre de la Chaire « Journalisme et bien commun » créé sous l’égide d’Eric Scherrer au couvent des Bernardins. Anton’ Maria Battisti, le directeur des affaires publiques de Facebook et le sociologue Dominique Cardon ont confronté leurs points de vue sur la « chambre d’écho » que peut devenir le web. Avec comme sous-jacent le rôle des médias dans la production d’information à l’heure des robots producteurs, des algorithmes triomphants et du machine learning qui ouvrent la voie vers toujours plus de personnalisation de l’info.

L’interaction au cœur de algorithme Facebook

Pour le responsable des affaires publiques de Facebook, le débat tourne vite court. L’algorithme de Facebook se fonde sur les interactions de l’internaute et affiche sur son mur les messages et infos en fonction de ces interactions. Pour Anton Maria Battisti, nonobstant la pression publicitaire, il n’y a aucune intentionnalité autre dans la mise en œuvre de l’algorithme de Facebook pour exposer des messages auprès des quelques 1,4 milliards de personnes qui se connectent sur la plateforme chaque mois. Dominique Cardon, en tant qu’expert et sociologue à bien entendu une approche
on s’en doute plus critique et tranchée à commencer par la dénonciation
de l’intentionnalité souvent projetée dans les algorithmes. Avec ce rappel que ce dernier est avant tout procédurale. La question centrale est alors pour lui celle de la tension lors de la conception entre choix substantiel
et choix procéduraux. Une manière de neutraliser technophobes
et technophiles, inspiré par Gilbert Simondon dénonçant la méconnaissance de « la charge de réalité humaine aliénée qui est enfermée dans l’objet technique » et cette lucidité toute Stieglerienne du fait que nous sommes à la fois aliénés par la technique et constituée par elle.

L’internaute enfermé dans une bulle est un mythe

Pour Dominique Cardon, le jugement de l’internaute « enfermé dans une bulle » est pour lui une nouvelle forme de paternalisme tout comme l’internaute flâneur un mythe. La technique est un levier au choix
de l’internaute dans sa consommation d’information, devenue progressivement affinitaire en suivant deux chemins différents.
Le premier est celui des réseaux sociaux. En n’indexant pas leurs contenus, Google a laissé la voie à une explosion de l’information sur les réseaux sociaux et la constitution d’une nouvelle circulation de l’information et une nouvelle hiérarchisation de celle-ci par affinité. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder une cartographie des échanges, par exemple sur twitter, pour constater la « clusterisation » des échanges et la mise en place d’agrégats informationnels constituants de facto une hiérarchie des informations par volume d’échanges. Au passage, Dominique Cardon rejette aussi la prétendue uniformité. Sur Twitter par exemple, un internaute sera exposé
à une multiplicité d’informations, dont certaines allants à l’encontre de
son univers. La cartographie des échanges démontre toutefois que
s’il y est exposé, il n’y aura que très peu, sinon pas d’interactions avec
ces informations. A l’instar de notre vie sociale, « notre vie sur les réseaux sociaux est homophile », constate Dominique Cardon. A l’identique, l’indexation de l’information par l’algorithme de Google évolue continuellement pour tendre vers toujours plus d’affinité dans la présentation et l’organisation de l’information. Les récents mouvements
de Google avec par exemple une pondération revue à la baisse des backlinks au profit d’autres variables, dont la prise en compte de l’indexation sociale ou de la sémantique, tend vers cette redistribution.

Il faut nourrir l’algorithme

L’internaute en nourrissant l’algorithme par ses multiples interactions édifierait son mur informationnel singulier et recréerait par la création de communautés non plus électives mais affinitaires une hiérarchie de l’information actée par les indexes automatisés. Une hiérarchie qui,
si l’on revient aux médias, replace en France les institutions telles Le Monde ou Les Echos en tête des médias consultés. A l’exemple de ces deux titres, la qualité permettrait alors de recréer de l’autorité.

La question ici posée n’est donc pas celle d’une hypothétique neutralité de l’algorithme, au regard évident des enjeux économiques sous-jacents, mais bien celle de la loyauté de l’algorithme dans sa transaction avec l’internaute.

Facebook est Internet

Une question qui n’évacue pas pour autant l’emprise des plateformes sur l’internaute, consentant, ou non, pour accroître leur puissance économique et industrielle. Ainsi, il faut relire l’article du Smithsonian Institute sur la confusion de nombreux internautes de par le monde entre Internet
et Facebook. Avec l’initiative Internet.org qui vise à favoriser l’accès
à Internet depuis un mobile en Afrique et en Asie, Facebook facilite l’accès au réseau à des millions de personnes, mais propose uniquement un
accès à son réseau et quelques applications tierces. Résultat : d’après l’étude menée par Quartz, plus de la moitié des répondants ne suivent jamais d’autres liens qu’internes à Facebook. Pour eux, Facebook est l’Internet. Tout comme Facebook Google en personnalisant ses résultats et en connectant tous ses services avec un seul identifiant propose de la même façon une vision du web très personnalisé. Il suffit de se connecter au moteur en nettoyant le cache de son navigateur et sans s’identifier pour voir que les résultats remontés seront totalement différents.

La vraie tension dans le parcours de l’internaute résiderait donc entre la captation par ses plateformes de l’attention de l’internaute en utilisant ses données, et notre propre propension à réduire notre dissonance cognitive en cherchant à renforcer nos convictions ou intuitions. Tout comme le web, nous ne sommes pas neutres dans nos choix. La sérendipité reste le moyen pour échapper à cet effet ciseau. Prendre les chemins de traverses plutôt que l’autoroute ouverte pour nous par ces géants permet de renouer avec cette expérience primitive du web inattendu et fortuit.

Dès lors quel choix ? Flâneur ou prisonnier ?

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