Esquisse d’une analyse de la représentation des réalités trans

Florence Ashley
8 min readNov 16, 2016

--

To all the dreamers out there around the world watching this tonight in places like the Ukraine and Venezuela, I want to say we are here and as you struggle to… to make your dreams happen, to live the impossible… We’re thinking of you tonight. And this is, is incredibly special as well because there’s so many people that helped me get here. […] And this for the 36 million people who have lost the battle to AIDS and to those of you out there who have ever felt injustice because of who you are or who you love, tonight I stand here in front of the world with you and for you. Thank you so much and goodnight.

Ce passage faisait partie du discours de Jared Leto lorsqu’il gagna l’Oscar pour le meilleur acteur de soutien en 2014 pour avoir joué une femme trans se nommant Rayon dans le film Dallas Buyers Club, un film que plusieurs d’entre vous ont certainement vu. Son discours a été nommé « plus que parfait » par les médias… et pourtant un groupe de personne manque dans celui-ci : les personnes transgenres. Pourquoi?

Le film, qui n’a employé que des personnes cisgenres au casting, à la production, à la direction, et a l’écriture, a été fortement critiqué par la communauté trans. La critique note, premièrement, qu’il perpétue la notion voulant que les femmes trans ne sont que des hommes en robes, et tombe dans le cliché de la femme trans dysfonctionnelle et hypersexualisée. Deuxièmement, il exploite leur existence pour éliciter de la pitié chez l’audience dans un but de pur divertissement. Troisièmement, il ne bénéficie économiquement et socialement qu’à des personnes cis, qui sont perçus comme edgy et progressifs simplement pour avoir reconnu et représenté l’existence des personnes trans. Quatrièmement, le film prive les personnes trans de leur autonomie définitionnelle, et de leur souveraineté par rapport à leur propre expérience.

J’ai choisi de parler d’un film que je n’ai pas vu — je ne regarde plus de films portant sur les personnes trans écrites par des personnes cis. Je l’ai choisi non pas parce qu’il est exceptionnel, mais au contraire parce qu’il est ordinaire, et touche à presque tous les clichés de représentation des personnes trans. Les quatre critiques mentionnées, et avec lesquelles je suis en accord, se rapportent à quatre aspects de la représentation trans qui se chevauchent et forment l’arrière-plan éthique et politique de celle-ci. Ces quatre aspects sont (1) le contenu de la représentation, (2) la fonction de la représentation, (3) qui sont les bénéficiaire de la représentation, et (4) qui sont les auteurs et autrices de la représentation.

Le contenu est l’aspect le plus évident. Indépendamment de l’intention des auteurs, les représentations créent le sujet trans comme un être social. Quand les gens me rencontrent, iels viennent avec toutes les préconceptions par rapport aux personnes trans qu’iels ont bâtis à force d’éducation, d’interactions sociales, et de représentations. Compte tenu de la quantité dérisoire d’éducation sur le sujet, et du fait que 92% des gens rapportent ne pas connaître personnellement une personne trans — malgré le fait qu’une personne sur 172 est trans — les représentations médiatiques et littéraires est le médium principal à travers lequel l’information sur les personnes trans est transmise.

Un gros débat fait rage juste au sud de la frontière, et à un niveau moindre au Canada, sur l’accès aux toilettes pour les personnes trans. Celleux qui sont contre notre utilisation de la bonne toilette font souvent appel à l’idée que nous, femmes trans, ne sommes que des hommes en robes. On entend aussi parler de la « trans panic defense », qui tente d’excuser le meurtre pour la même raison! C’est une croyance qui a un impact concret.

Mais est-ce vraiment surprenant qu’iels penserait cela quand toutes les femmes trans qu’iels aient vu étaient des acteurs cisgenres qui se satisfont d’avoir simplement mis une robe, du maquillage, et une perruque and call it a day?

Est-ce surprenant que les personnes trans se font dire des choses comme « Tu n’as pas l’air trans! Tu as l’air tellement normale! » Ah oui? Et qu’est-ce que les personnes trans sont supposées avoir l’air? Apparemment, des hommes en robes, de un. Ça a aussi apparemment l’air d’individus pitoyables et dysfonctionnels qui sont hypersexualisés, souffrent de maladie·s mentale·s, ou sont toxicomanes. Dans chaque cas, nous ne sont pas représentées comme des personnes fortes qui méritent dignité et respect, mais plutôt comme des personnes commandant la pitié ou la haine.

Maintenant imaginez grandir en se faisant dire tout cela. Tu rejette toute idée que tu pourrais être trans, parce que tu t’es fait enseigner que les personnes trans sont des freaks, des monstres. Ce sont des personnes qui ne peuvent pas contribuer positivement à la société. Un grand nombre de personnes délaient leur transition, malgré les merveilles que ça pourrait faire pour leur bien-être psychologique, parce qu’iels ne réalisent pas qu’iels pourrait être trans, puisqu’iels sont « juste normal·e·s », et un encore plus grand nombre développe une estime de soi estropiée parce que, ayant reconnu leur transitude, iels internalisent inévitablement les images négatives des personnes trans.

C’est ce genre de chose dont l’activiste et actrice exceptionnelle Jen Richards parlait quand elle dit que quand les hommes cis jouent les femmes trans, ils causent la mort de femmes trans. Elle parlait d’un film qui est actuellement en production, mais le commentaire est de pertinence générale. Ils causent nos morts quand les personnes trans viennent à penser qu’iels sont des freaks et se tournent vers le suicide. Ils causent nos morts lorsque les femmes trans se font battre et tuer par des hommes cisgenres qui sont insécures et qui se sentent menacés dans leur hétérosexualité parce qu’ils pensent que les femmes trans sont des hommes.

Toutefois, le contenu n’est pas la seule chose qui importe. Une autre est la fonction de la représentation, c’est-à-dire le rôle que la représentation a dans la structure globale de l’œuvre. Dans Dallas Buyers Club, la fonction coupable est d’éliciter la pitié, en particulier, et de divertir un public exclusivement cisgenre, en général. C’est une fonction habituelle dans les drames. Au niveau des comédies, la fonction est beaucoup plus évidente et plus facile à apprécier. Mon premier souvenir clair de ce cliché : c’était dans un épisode de Futurama — la troisième saison en 2001 si je ne m’abuse, bien que je ne l’aie vue que quelques années plus tard. Le coureur de jupons Zapp Brannigan est à un souper tête-à-tête avec une femme trans. Elle a une voix grave, un début de barbe évident, et une carrure large. Zapp Brannigan est inconscient de la situation, même lorsque la femme lui dit de façon suggestive qu’elle a « une surprise pour lui » après le souper.

La fonction de la scène est évidente. Nous sommes supposé·e·s rire du fait qu’elle est « évidemment un homme », qu’elle essaie de tromper Zapp, et que celui-ci est « accidentellement gai ». On s’attend aussi à ce qu’il flippe quand il va réaliser la situation, une fois seul dans une chambre avec elle. C’est une image qui est supposée être amusante. Mais des gens qui flippent quand ils se rendent compte que tu es trans… C’est précisément le genre de situation qui arrive tout le temps, et qui finit beaucoup trop souvent par la mort de la femme.

Il est difficile de trouver des comédies qui ne répliquent pas le même scénario, ou qui utilise autrement les femmes trans pour provoquer un rire facile et grossier. Même les séries considérées progressives et féministes n’y sont pas à l’abri. Les femmes trans sont utilisées de façon aussi flagrantes qu’une laugh track comme signal de rire.

Dans les drames, on retrouve plutôt le scénario de Dallas Buyers Club : son message veut que les femmes trans — parce si on se fiait aux films on penserait que toutes les personnes trans sont des femmes — le message veut que les femmes trans n’ont aucune valeur sociale autre que pour éliciter la pitié, ou encore servir d’antagoniste. Ce qui est sûr, c’est que les personnes trans sont des histoires à exploiter pour des buts cinématographiques, et non pas des personnes à respecter.

Certaines fonctions sont moins insidieuses, mais rarement est-ce cette fonction d’éduquer les gens sur les enjeux trans, de fournir une représentation plus juste des vies trans et de leur diversité, ou encore de divertir un public trans.

Qui bénéficie de la représentation importe aussi. La réponse devrait toujours être « les personnes trans ». Les personnes trans ne doivent pas nécessairement être les seul·e·s bénéficiaires, évidemment — les personnages trans ont des rôles secondaires dans certaines histoires, et leur existence joue un rôle dans l’histoire et bénéficie donc indirectement le public cisgenre. Toutefois, iels devraient faire partie des bénéficiaires primaires. Ce que nous ne devrions pas voir, c’est des situations comme dans Dallas Buyers Club où la seule raison d’être de Rayon est d’amuser une audience cisgenre, de faire du fric pour un ensemble de personnes cis, et d’attirer des éloges en ayant un homme cisgenre blanc — privilégié — jouer un personnage tragique. C’est une accumulation de capital divertissement, économique, et social dans des mains privilégiées.

Dernièrement, dirigeons notre attention vers les auteurs et autrices de la représentation. Celleux qui représentent les personnes trans créent ce que veut dire être trans dans l’imaginaire social en jouant, en écrivant, en dirigeant, et en produisant ces représentations. Les voix trans ont déjà été réduites au silence pour la plus grande partie de l’histoire, malgré le fait que les personnes trans et non-conformes dans le genre existent depuis aussi longtemps que le genre.

Avoir l’opportunité de raconter nos histoires, et de voir nos voix dominer la trame narrative populaire sur les personnes trans sans cette médiation cisgenre est une immense partie de faire valoir notre autonomie vis-à-vis nous-mêmes, et une immense partie d’établir notre souveraineté par rapport à notre propre expérience, pour la rendre vraiment nôtre. Au contraire, quand les personnes cis sont auteurs et autrices de nos représentations, iels se légitiment et légitiment les autres personnes cis comme auteurs et autrices de nos histoires, de nos expériences et de notre existence. Parce que nous sommes défini·e·s par les histoires portant sur nous, écrire ces histoires est une façon clé de promulguer notre liberté d’être nous-même, en définissant ce qu’est être nous-mêmes. Le potentiel psychologique et performateur de la narration est essentiel autant pour le bien-être de la personne l’écrivant que pour le bien-être de la communauté trans en général.

Faillir dans un de ces 4 aspects élicitera presque inévitablement un certain niveau de critiques méritées en provenance de la communauté trans. Évidemment, peu de représentations seront parfaites au niveau du contenu, de la fonction, des bénéficiaires, et des auteurs et autrices. C’est normal de ne pas avoir une note parfaite, et dans presque tous les cas il y aura un mélange de positifs et de négatifs. Je pense notamment à Transparent qui, malgré ses lacunes, fait preuve d’un effort évident de s’améliorer, de bien représenter les personnes trans, et de nous inclure dans le processus créatif. Le but ici n’est pas d’avoir une liste de vérification, mais d’avoir des outils pour évaluer critiquement notre travail et celui des autres, et de savoir comment les améliorer, que ce soit un film, un livre, ou un article de journal. Car c’est ça le plus important : s’améliorer. Notons, au niveau pratique, qu’il sera souvent plus aisé de satisfaire les trois premiers aspects si les personnes trans sont comprises dans le processus créatif.

Revenons à notre question initiale. Pourquoi est-ce que Jared Leto ne mentionne pas les femmes trans dans son discours aux Oscars? Nous pouvons maintenant le dire. Simplement parce que son film n’a jamais été à propos de nous. C’était seulement à propos de personnes cis. Nous, personnes trans, n’étions qu’une monnaie d’échange : divertissement contre argent et prestige. Notre histoire n’était qu’un moyen à exploiter pour créer ce divertissement. C’est malheureusement quelque chose qui arrive encore trop souvent dans les représentations des personnes trans.

Discours donné à l’occasion du lancement de Boucle Magazine No. 1 : Être Humain, le 15 novembre 2016 à Artgang Montréal.

--

--

Florence Ashley

Transfeminine jurist, bioethicist, and professor at the University of Alberta. https://www.florenceashley.com/