L’épistémologie opportuniste de Didier Raoult

Florian Cova
39 min readAug 19, 2020

Petite introduction à la philosophie des sciences

Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés, imitent le médecin-né avec un art consommé d’illusion.

- Nietzsche, Humain, Trop Humain

Dans l’affaire de l’hydroxychloroquine (avec azithromycine), la méthodologie médicale et les statistiques n’auront pas été les seules disciplines à subir les derniers outrages — la philosophie (et en particulier la philosophie des sciences) a elle aussi été durement touchée. En effet, elle a été instrumentalisée par Didier Raoult, “épistémologiste” auto-proclamé[1], qui s’en est servi à la fois pour se faire passer pour un grand penseur et pour justifier ses exactions contre la méthode scientifique. Mais, comme je vais le montrer ici, Didier Raoult ne se soucie pas de la philosophie — en fait, on peut même dire qu’il n’y comprend rien et qu’elle n’est pour lui qu’un simple instrument de communication. Autrement dit, son rapport à la philosophie (et à la philosophie des sciences) est purement opportuniste.

A titre d’exemple et pour donner le ton, on peut se pencher sur le rapport de Didier Raoult à Paul Feyerabend, philosophe des sciences connu pour avoir défendu un certain anarchisme méthodologique. On a pu voir Didier Raoult et des journalistes peu critiques affirmer à plusieurs endroits que Feyerabend aurait constitué une influence majeure sur la pensée et la méthode du microbiologiste marseillais.[2] Ainsi, en février 2020, l’IHU Méditerranée Infection organisait une soirée scientifique “Contre la Méthode”, en référence à l’oeuvre du même nom de Paul Feyerabend. On pourrait y voir une trace de plus de l’influence de Feyerabend sur la pensée épistémologique de Didier Raoult — et pourtant on ne trouve aucune trace de Feyerabend dans le livre que Raoult a consacré à l’épistémologie (i.e. à la philosophie des sciences), qui date pourtant de 2015.[3] Et pour cause : dans sa conférence inaugurale à la soirée “Contre la méthode”[4], Raoult admet lui-même avoir récemment découvert Feyerabend (sur un conseil de lecture de son fils).[5] Cela montre bien que Raoult n’a rien d’un disciple de Feyerabend et que sa façon de pratiquer la science (qui n’a pas l’air d’avoir beaucoup changé au cours des cinq dernières années) ne doit rien à l’anarchisme épistémologique — même s’il a réussi à le faire croire. Mais surtout, Raoult explique les raisons personnelles qui l’ont poussé à s’intéresser à Feyerabend : il avait récemment été “embêté” par les “méthodologistes” qui ont instauré une véritable “dictature”.[6] Autrement dit, de son propre aveu, Raoult ne s’est intéressé à Feyerabend que “parce [qu’il] était en colère contre les méthodologistes”.[7] Et on verra que c’est une grille de lecture qu’il applique à tous les philosophes : il n’en retient que ce qui sert ses intérêts ou permet de se donner une bonne image de lui-même, quitte à les interpréter de travers ou même à leur prêter des propos qu’ils n’ont jamais tenu.

Merci à @Tipuncho pour m’avoir autorisé à utiliser ce chef-d’oeuvre qui résume assez bien la section qui suit.

L’épistémologie naïve de Didier Raoult : une vision inductiviste et pré-moderne de la science

Mais pour mieux voir comment Didier Raoult déforme les pensées des auteurs dont il se réclame, il faut d’abord comprendre sa propre vision de la méthode scientifique (son “épistémologie” personnelle). C’est pourquoi, faisant preuve en cela d’une certaine abnégation, je me suis plongé dans ses diverses conférences sur le sujet — et surtout dans son ouvrage intitulé De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science postmoderne. Autant le dire tout de suite, l’épistémologie de Didier Raoult n’a rien de bien original : il s’agit en fait de cette épistémologie naïve que j’appelle dans mes cours “l’épistémologie pré-moderne” ou encore “l’épistémologie à papa” et que l’on associe généralement à Francis Bacon, un philosophe anglais des XVIe et XVIIe siècles (sans surprise, Francis Bacon est abondamment cité dans le traité “d’épistémologie” de Didier Raoult).

Il est donc utile de commencer par rappeler les grandes lignes de cette épistémologie. Le premier principe est le suivant : l’erreur en science est une faute. Autrement dit : si un scientifique se trompe et défend une théorie fausse, c’est qu’il a mal fait son travail. Ceci implique un deuxième principe : qu’il existe une méthode quasi-infaillible pour découvrir la vérité. Mais quelle méthode ? C’est là qu’intervient un troisième principe, le plus important : la méthode scientifique est inductive. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la recherche scientifique part de l’observation pour arriver aux théories, par généralisation de notre expérience à des cas futurs. Exemple trivial : je vois une poule pondre un oeuf, puis une autre, puis une autre… et j’en conclue que, en général, les poules pondent des oeufs. Francis Bacon préconisait ainsi de construire des listes d’observation pour ensuite en tirer, par comparaison des observations, des conclusions générales sur la nature. Son oeuvre majeure, le Novum Organum, illustre ainsi la manière dont, selon lui, la nature de la chaleur devrait être étudiée — en compilant des listes d’observation sur ce qui est chaud (“les rayons du soleil, surtout à l’été et à midi”, “les bains chauds naturels”, “les étincelles qui jaillissent du silex et de l’acier”, “les aromates et les herbes chaudes, comme l’estragon”, “un vinaigre fort et tous les acides”) et sur ce qui n’est pas chaud (“l’air confiné dans les cavernes pendant l’été”).[8]

Or, faire de la méthode scientifique une méthode inductive a une conséquence importante. En effet, dans l’induction, on va de l’observation aux théories. Ce qui signifie que les théories ne doivent pas venir avant l’observation. Il faut que le scientifique se présente nu, vierge de toute hypothèse et de toute théorie préalable devant la nature : autrement dit, il faut qu’il soit objectif. Que signifie dans ce cas objectif ? Que dans l’observation scientifique, il y a rencontre entre un sujet d’observation (le scientifique) et un objet d’observation (la nature) et que le scientifique ne doit pas perturber (ou “souiller”) les informations que lui fournit la nature en y ajoutant des suppositions ou des préjugés qui viendrait de son propre esprit. Autrement dit, le scientifique doit se “purifier” de tout élément subjectif et se présenter devant la nature comme un réceptacle vierge et neutre, prêt à recevoir les faits que lui délivre la nature.[9] Chez Bacon, cette idée se retrouve dans son opposition à l’anticipatio mentis (le fait d’aborder la nature avec des hypothèses sur ce qui va se passer), à laquelle il préfère l’interpretatio naturae (le fait de partir de l’observation pure, neutre de la nature).

Dans ce cadre épistémologique, une partie importante de la méthode scientifique consiste ainsi à se “purifier” de ses préjugés et de ses “anticipations” avant de se lancer dans l’observation de la nature.[10] C’est ainsi que Bacon propose une liste de quatre “idoles”, c’est-à-dire de quatre grands types de préjugés qui peuvent venir interférer avec l’observation neutre et conduire le scientifique à “fauter” en laissant sa subjectivité prendre le dessus : les idoles de la tribu (inhérentes à la nature humaine et son fonctionnement cognitif), les idoles de la caverne (les conceptions et les théories transmises par la société), les idoles de la place publique (les préjugés véhiculés par le langage) et les idoles du théâtre (qui viennent du respect à la tradition et l’autorité).[11] Un bon scientifique doit donc commencer par un travail sur lui-même afin de se débarrasser de ces préjugés pour ensuite se faire le miroir objectif de la nature.[12]

Connaissant ce cadre historique, il est intéressant de constater que Didier Raoult commence précisément son ouvrage d’épistémologie par une description des quatre idoles de Francis Bacon, auxquelles il ajoute une cinquième idole (l’idole du pourquoi, le désir “scientiste” de trouver une explication à tout).[13] Pour Raoult (comme pour Bacon), la méthode scientifique se résume avant tout à l’observation objective et neutre de la nature.

Figure 1. L’épistémologie inductiviste de Didier Raoult

Mais cette conception assez primaire de la méthode scientifique entraîne assez facilement un certain nombre de conséquences que l’on retrouve sans surprise dans la vision du monde de Didier Raoult :

1) La première, c’est qu’elle amène à considérer qu’un scientifique qui s’attache trop à sa théorie est forcément fautif et biaisé. Pour Raoult, le fait de croire en sa propre théorie peut même être assimilé à un conflit d’intérêt[14] :

Toutefois, il est naïf de ne voir dans les conflits d’intérêts que celui du financement, il en existe bien d’autres. Un des conflits les plus importants est le conflit idéologique, certaines personnes ont une approche religieuse des théories scientifiques. Celles-ci peuvent leur avoir permis de développer leur carrière, leur pensée, la remise en cause de ces théories les met en danger de leur croyance et peut déclencher des réactions extraordinairement violentes.[15]

Contre cet attachement, Raoult préconise une attitude de détachement vis-à-vis de nos propres théories, qu’il résume très élégamment (et de façon pas du tout sexiste) de la façon suivante :

Je vois comme Sydney Brenner (prix Nobel), les théories scientifiques avec un détachement très important y compris quand c’est moi qui les ai émises. S. Brenner dit : « Je traite les théories scientifiques comme des maîtresses, je les désire mais ne les aime pas. Et je les abandonne lorsqu’elles ne me donnent plus de plaisir ». Je n’ai aucun scrupule à avoir une théorie scientifique qui me permet, à un moment, d’expliquer les données de ce que j’ai sous les yeux, et en avoir une autre quelques mois après, car les données sont différentes de ce qu’elles étaient.[16]

2) Une autre conséquence de cette conception inductiviste de la méthode scientifique, c’est l’instrumentalisme — c’est-à-dire la conception selon laquelle les théories scientifiques ne sont pas “vraies” mais de simples instruments pour prédire de nouvelles observations :

Les théories scientifiques n’ont pas besoin d’être « vraies » ni d’être durables. Elles ont besoin d’être utiles à un moment donné pour organiser la pensée face à des données nouvelles.[17]

En effet, les théories scientifiques font appel à de nombreuses entités qui ne sont pas observables directement (ou, du moins, qui ne l’étaient pas quand ces théories ont été formulées pour la première fois) : forces, particules, macro-évolution, mécanismes psychologiques, courbure de l’espace-temps, etc. C’est embêtant pour l’inductiviste, pour qui le scientifique ne doit rien postuler qui n’ait pas d’abord été donné dans l’expérience. De plus, nombre de théories scientifiques formulent des lois universelles. Là encore, c’est embêtant pour l’inductiviste qui ne peut pas prétendre avoir fait l’expérience de tous les cas possibles (après tout, peut-être que les lois de la relativité ne fonctionnent pas partout dans l’univers). Dans ces deux cas, le scientifique ne peut pas prétendre avoir tiré l’existence de ces entités ou l’universalité de ces lois de la seule observation pure, sans aucune supposition de sa part. Une solution consiste alors pour l’inductiviste à dire qu’il n’affirme ni ne croit à la vérité des théories scientifiques, mais que celles-ci sont de simple outils pour prévoir de futures observations. La primauté de l’observation est donc sauve, au détriment de la vérité des théories scientifiques.

3) Il est aussi intéressant étant donnée la situation actuelle que cette conception de la science a tendance à conduire au culte du génie.[18] En effet, nous avons vu que cette conception de la méthode scientifique met l’accent sur les dispositions des scientifiques, c’est-à-dire sur leur capacité à observer le monde objectivement, sans préjugé. Or, on peut légitimement supposer que cette capacité varie d’un individu à l’autre et donc que certains individus seront meilleurs que d’autres. À cela s’ajoute l’importance donnée à l’observation, donc à l’expérience personnelle. De là, on est naturellement conduit à penser que les personnes qui ont plus d’expérience et ont fait preuve de leur capacité à “saisir” la vérité par le passé sont mieux à même de percevoir la vérité objective que nous présente la nature et que les grands scientifiques sont ceux qui associent capacité à percevoir le monde de façon neutre et grande expérience passée de la vérité. On en viendra donc à faire reposer la crédibilité des conclusions scientifiques sur le pedigree et les vertus de ceux qui les énoncent, et ainsi à verser dans une forme très personnalisée d’argument d’autorité (“je suis un grand scientifique”, “j’ai inventé une douzaine de traitements”).[19] C’est cette façon de penser qui conduit à citer Einstein à tout va, en supposant que même ce qu’il dit en-dehors de son champ d’expertise aura de la valeur — après tout, les succès d’Einstein en physique ne prouvent-ils pas qu’il est doté de cette capacité mystérieuse de voir le monde tel qu’il est ?[20]

4) Enfin, couplée à l’idée selon laquelle le bon scientifique est celui qui est capable de rejeter les idées reçues et tout ce qui fait autorité, ce culte du génie aboutit à une vision purement individualiste de la recherche scientifique, dans laquelle un petit nombre d’individus particulièrement doués font avancer la science en se battant contre une foule de médiocres qui ne cherchent qu’à maintenir un “consensus pétainiste”[21] qui bride toute créativité, et donc toute découverte[22] :

Le consensus est d’ailleurs quelque chose dont je me méfie terriblement. Je préfère être du côté du savoir, tout en en connaissant les limites dans le temps et dans l’espace, que du côté de l’accord qui remplace le savoir. Quand il s’agit de faire une loi, le consensus peut avoir un sens encore que savoir qu’il existe des positions minoritaires. Quand il s’agit de connaissances le consensus n’a pas de signification. C’est probablement la volonté de consensus qui est une des idoles les plus terribles de notre théâtre.[23]

Comment Didier Raoult ne retient de la philosophie des science que ce qui l’arrange

Nous venons donc de voir que “l’épistémologie” personnelle de Didier Raoult n’a rien de très originale et qu’elle peut être identifiée à une forme assez naïve d’empirisme inductiviste. Faut-il voir seulement un manque de sophistication épistémologique de la part Didier Raoult ? Pas seulement ! L’épistémologie inductiviste est aussi l’épistémologie parfaite si l’on cherche à valoriser les travaux passés de Didier Raoult contre les critiques qui en ont été faites. En effet, si — comme on va le voir sous peu — l’épistémologie inductiviste échoue à décrire correctement la façon dont avance la plupart de la recherche scientifique, il n’empêche que certains domaines ont nécessairement recours à une méthode qui y correspond. C’est particulièrement le cas des domaines où l’activité consiste non à développer des théories explicatives mais à collecter des observations, par exemple sur l’existence de tel ou tel organisme, pour en faire diverses listes ou catalogues (on peut prendre comme exemple l’activité d’un naturaliste répertoriant de nouvelles espèces de plantes). Or, ce qui a été reproché aux travaux de Didier Raoult, c’est de se contenter à faire du simple catalogage de bactéries et autre micro-organismes, sans aucune théorie intéressante derrière. C’est là que son épistémologie inductiviste lui permet de retourner cette critique pour faire de ce que ses détracteurs considèrent comme un défaut une preuve de plus de son génie scientifique. Autrement dit, la conception inductiviste de la méthode scientifique “arrange bien” Raoult : elle lui permet à la fois d’expliquer pourquoi il est meilleur que la plupart des autres scientifiques (aveuglés par l’idole du “pourquoi”) tout en répondant aux critiques qui lui sont faites.

Problème : si on met de côté Francis Bacon, la plupart des philosophes des sciences sur lesquels Didier Raoult s’appuie dans ses conférences et dans ses cours (Popper, Kuhn, Feyerabend) sont précisément connus pour avoir rejeté cet inductivisme naïf et montré pourquoi il était intenable et ne correspondait pas à la façon dont la science progresse (si on se penche un tant soit peu sur l’histoire des sciences). Comment Didier Raoult se sort-il de cette contradiction ? Simplement en travestissant et en déformant complètement les pensées de ces philosophes, en les tordant de façon à ce qu’elles contribuent à glorifier l’auguste personne de Didier Raoult et à justifier son rapport très “libéral” à la méthode scientifique. Comme on le verra, il y a aussi de fortes chances pour que processus soit dû en partie au fait que Didier Raoult ne comprend pas ce qu’il prétend avoir lu. Mais, dans tous les cas, il est frappant que l’interprétation qu’il en fait est systématiquement celle qui lui permet de se peindre dans une lumière favorable.

1) Karl Popper et la falsifiabilité des théories scientifiques

Commençons par Karl Popper. Didier Raoult en retient deux choses.[26] La première est que, selon Popper, “de nouveaux instruments [d’observation] donnent naissance à de nouvelles théories” (new tools create new theories)[27] et qu’il faut donc “changer d’instrument” (change the tool) pour faire progresser la science par de nouvelles découvertes.[28] Autrement dit, selon Popper “chaque outil nouveau change la perception du monde”[29] et la science progresserait avant tout par la mise au point de nouveaux instruments d’observation :

Ainsi, pour Popper les outils changent plus les théories que les hypothèses. L’évolution de la science (même si les scientifiques doivent avoir un motif pour regarder, une induction) est due aux scientifiques qui participent aux nouvelles découvertes permises par ces outils.[30]

Cela va clairement dans le sens d’une approche inductiviste de la méthode scientifique : on ne progresse pas en spéculant mais en améliorant notre capacité à observer le monde de manière neutre et impartiale. Et, surtout, cela arrange bien Raoult, qui peut vanter les nombreux nouveaux instruments dont dispose son IHU et ainsi expliquer qu’il fait avancer la science :

Dans la recherche de la découverte, nous, on a fait beaucoup de travaux utilisant des outils nouveaux et ça a été… Notre course, nous, à la découverte, a été basée sur des outils nouveaux.[31]

Problème : Popper ne dit pas ça — en tout cas pas dans l’ouvrage que Didier Raoult cite dans chacune de ses conférences (The Logic of Scientific Discovery).[32] D’ailleurs il n’est même pas connu pour avoir dit ça : autrement dit, même en admettant que Popper ait écrit cela quelque part, ce que fait Raoult revient à citer Platon pour dire que la neige est froide[33] — c’est-à-dire réduire la pensée d’un auteur à une partie complètement anecdotique de celle-ci. Mais surtout, Popper a en fait affirmé l’inverse de ce qui lui fait dire Raoult :

It is often claimed that the history of scientific discoveries depends only (or mainly) upon the purely technical inventions of new instruments. By contrast, I believe that the history of science is essentially a history of ideas. Magnifying lenses had been around for a long time before Galileo had the idea of using them in an astronomical telescope. (Traduction : “On entend souvent dire que l’histoire des découvertes scientifiques dépend seulement (ou principalement) de l’invention purement technique de nouveaux instruments. En contradiction avec cette idée, je pense que l’histoire des sciences est essentiellement une histoire des idées. Les lunettes grossissantes existaient depuis longtemps quand Galilée a eu l’idée de les utiliser pour faire un télescope astronomique.”)[34]

Mais Raoult retient une deuxième chose, bien plus connue de Karl Popper : la réfutabilité (falsifiabilité dans le jargon philosophique) des théories, selon laquelle une théorie ne peut être dite scientifique que si l’on peut imaginer une expérience qui pourrait éventuellement la contredire (par exemple, la théorie de Newton est réfutable parce qu’elle serait réfutée si on observait un objet matériel qui ne subit pas d’attraction gravitationnelle de la part des autres objets matériels). Tout ce qui ne satisfait pas ce critère — et est donc compatible avec n’importe quelle expérience possible — tombe hors du domaine de la science (pour atterrir dans un autre domaine que Raoult réduit à la religion, alors que Popper accepte l’idée qu’il existe des discours rationnels qui échappent au critère de falsifiabilité, comme la philosophie par exemple). Raoult trouve l’idée intéressante parce qu’elle lui permet de tacler la théorie de l’évolution de Darwin au passage (Popper a en effet soutenu un moment que la théorie de l’évolution était irréfutable, avant de changer d’avis) et qu’il a écrit un livre contre l’évolution darwinienne (Dépasser Darwin, publié chez Plon). Mais Raoult échoue à saisir le caractère radical de la proposition de Popper et la dilue dans son cadre instrumentaliste et inductiviste en interprétant cela comme signifiant que “si vous présentez votre théorie comme une vérité absolue, ça a cessé d’être de la science”.[35]

Ce que ne comprend pas Raoult (alors même qu’il s’agit de quelque chose de basique en philosophie des sciences, et quelque chose d’explicitement indiqué par Popper dans The Logic of Scientific Discovery), c’est que le principe de réfutation ne sert pas juste à Popper de critère de démarcation entre les théories scientifiques et celles qui ne le sont pas — c’est aussi une attaque directe et dévastatrice contre l’inductivisme qui sous-tend l’épistémologie de Raoult. On a vu plus haut que l’inductivisme souffrait de plusieurs difficultés insurmontables : en faisant de la science une activité qui procède de l’expérience vers la théorie et en donnant un poids considérable à l’expérience “neutre”, l’inductivisme ne pouvait expliquer ce qui autorisait les scientifiques à accepter l’existence d’entités non-observables (l’existence des atomes a fait consensus chez les physiciens longtemps avant qu’il soit possible de les observer) ou à poser l’existence de lois universelles. Contre l’inductivisme, Popper propose une autre vision de la méthode scientifique : une méthode dite “falsificationniste” dans laquelle les scientifiques abordent la nature avec une théorie et des hypothèses précises en tête et confrontent ces théories et hypothèses aux données de l’observation. Pour le dire plus simplement, on pourrait décrire la méthode scientifique selon Popper de la façon suivante : (1) les scientifiques sont confrontés à certaines observations pour lesquelles ils cherchent une explication, (2) ils imaginent une théorie qui permettrait d’expliquer ces observations (et dans laquelle ils peuvent postuler l’existence de lois et d’entités qui n’apparaissent pas directement dans l’observation), (3) ils tirent certaines prédictions spécifiques de cette nouvelle théorie, (4) ils mettent à l’épreuve la théorie en testant ces prédictions. Si les observations contredisent ces prédictions, alors la théorie est réfutée et doit être abandonnée. Si elles confirment ces prédictions, alors la théorie est corroborée, ce qui signifie qu’elle peut être conservée jusqu’au prochain test.

Figure 2. La conception “falsificationniste” de la science. Le raisonnement (abduction) par lequel le scientifique imagine et construit une théorie permettant potentiellement d’expliquer les observations passées laisse une grande part à la créativité, à la subjectivité et donc aux attentes et biais personnels du scientifique.

On peut voir qu’il y a de grandes différences entre cette conception falsificationniste de la science et la conception inductiviste de Bacon et de Raoult. La première est que, dans la conception falsificationniste, la science ne va pas juste de l’observation à la théorie : elle va de l’observation à la théorie (recherche d’explication et construction de théorie) puis de la théorie à l’observation (test d’hypothèse), puis de l’observation à la théorie (révision ou non de la théorie en fonction des tests), et ainsi de suite dans un aller-retour incessant. La deuxième, c’est qu’elle ne réclame pas du scientifique qu’il soit un être neutre et dépourvu de toute attente : bien au contraire, la recherche scientifique progresse parce que les scientifiques, au lieu d’écouter passivement la nature, vont interroger activement celles-ci pour tester leurs théories qui guident leurs observations et leurs recherches.

L’un des avantages de cette conception, c’est qu’elle permet d’expliquer la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles (époque à laquelle on voit naître la physique moderne). Dans le cadre inductiviste, il est difficile de comprendre pourquoi la science moderne a mis autant de temps à émerger : il faudrait en conclure que les hommes n’ont jamais observé le monde de façon “objective” avant cette époque.[36] A l’inverse, l’épistémologie falsificationniste a une réponse plus plausible : elle dira que la science moderne naît justement quand les scientifiques arrêtent de se contenter d’observer le monde de façon neutre et passive pour aller activement l’interroger et tester leurs théories — en bref, le simple passage de l’observation à la science expérimentale. La science moderne naît ainsi quand Galilée ne se contente pas de contempler la chute des corps dans la nature mais construit un dispositif ingénieux de plans inclinés pour l’observer “en laboratoire” et quand Harvey conclut que le sang circule dans le corps non en se contentant d’observer mais en calculant à l’avance la quantité de sang que devrait contenir le corps pour que les théories concurrentes soient vraies et en comparant celles-ci à la quantité de sang véritablement présente dans le corps. Elle requiert en outre d’aller au-delà de l’expérience quotidienne, par exemple en supposant qu’un corps en mouvement continue sans jamais s’arrêter sur sa lancée si rien ne l’en empêche, alors même que nous n’observons jamais de nos propres yeux de tels cas.

La conception “falsificationniste” de la science entraîne un certain nombre de conséquences qui sont diamétralement opposées à celles que l’on pouvait tirer de la conception inductiviste :

1) La première, c’est que l’erreur n’est pas une faute : cela fait partie de la démarche normale de la science de se tromper et c’est même comme ça que la science avance. En effet, pour chaque ensemble d’observations que les scientifiques cherchent à expliquer, un grand nombre d’explications et de théories pourront être imaginées. Il faudra ensuite les tester pour voir lesquelles sont réfutées par l’expérience et lesquelles valent le coup d’être maintenues. Autrement dit : on teste plein de trucs, et on voit ce qui marche. Mais comme il n’y a pas de moyen de savoir avant de tester quelles théories passeront le test, le fait de défendre une théorie fausse ne reflète pas une erreur de jugement ou un problème de la part de ceux qui la soutenaient. C’est juste qu’ils n’ont pas eu de chance.[37]

2) La seconde, c’est la fin du culte de l’objectivité, au sens où cette notion n’a plus vraiment de sens dans le cadre falsificationniste. Il ne faut pas voir là un quelconque slogan relativiste qui nierait l’existence d’une vérité indépendante de nous, mais juste l’affirmation selon laquelle cela n’a pas de sens de demander aux scientifiques d’être objectifs. Cette injonction avait un sens dans le cadre inductiviste dans lequel on demandait au sujet de s’effacer et de rester passif devant l’objet (la nature) qui devait être source de toute hypothèse. Dans le cadre falsificationniste, au contraire, on demande au sujet d’être actif et inventif, d’inventer des hypothèses et de postuler l’existence de lois et d’entités, avant de confronter ces hypothèses à la nature. Et la subjectivité du scientifique peut jouer un rôle important dans la création desdites hypothèses. Certains exemples célèbres incluent Kepler, qui postula que l’orbite des planètes autour du Soleil était elliptique sur la base d’une vision du monde très… “personnelle” (qui l’amenait à considérer que l’Univers était soumis à des lois d’harmonie qui permettaient une correspondance entre astronomie et musique) ou Pasteur, dont l’hostilité envers l’idée de génération spontanée était en partie guidée par ses conceptions religieuses (l’idée d’une génération spontanée était populaire chez les athées, parce qu’elle permettait d’expliquer l’apparition de la vie sans Dieu).

Mais si les préjugés et les orientations personnelles des scientifiques influencent leurs hypothèses, comment la science peut-elle fonctionner ? C’est là que la conception falsificationniste permet l’introduction d’une distinction qui n’existait pas dans la conception inductiviste : la distinction entre contexte de découverte (le contexte dans lequel on en vient à construire une théorie ou à formuler une hypothèse) et le contexte de justification (l’ensemble des éléments qui conduisent à accepter ou rejeter une théorie). Dans la conception inductiviste, ces deux contextes étaient confondus : l’observation “pure” et neutre de la nature constituait à la fois le processus par lequel le scientifique venait à formuler une hypothèse (= contexte de découverte) et les données soutenant cette hypothèse (= contexte de justification). Mais dans la conception falsificationniste, ces deux contextes sont séparés : d’abord les scientifiques conçoivent une hypothèse et ensuite ils la testent (en mettant à l’épreuve ses prédictions). On peut donc accepter que le contexte de découverte (la création des hypothèses) dépende en grande partie de la subjectivité et des particularités individuelles des scientifiques, tout en maintenant que les procédures utilisées dans le contexte de justification (pour tester les théories) doivent être assez robustes pour résister aux biais et aux préférences personnelles des scientifiques. Bien entendu, cela a pour conséquence que la validité de la science dépend en grande partie de la rigueur des méthodes utilisées dans le contexte de justification et de leur capacité à prévenir un certain nombre de biais. C’est pourquoi les questions méthodologiques sont d’une importance extrême et pas un carcan inutile et encombrant.

A ce propos, la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification permet de répondre à une critique formulée à maintes reprises par Didier Raoult “contre la méthode” (et les “méthodologistes”) et selon laquelle l’insistance sur la méthode en sciences irait à l’encontre de la créativité, en enfermant le scientifique dans le “carcan” de règles immuables. On voit qu’il n’en est rien : l’existence de règles strictes et sévères dans le contexte de justification (et dans les procédures qui permettent de tester les théories) cohabite parfaitement avec une totale liberté et une absence de règles dans le contexte de découverte (et donc dans la construction des hypothèses et l’imagination de nouvelles théories). Dans la conception falsificationniste, qu’importe d’où vient votre hypothèse (si vous l’avez eu en contemplant la nature, sur le coup d’une intuition géniale, en lisant Nietzsche ou en vous bourrant de LSD), dès lors que celle-ci passe ensuite le test de l’expérience.

3) Une dernière conséquence de cette conception, c’est qu’elle met l’accent sur le fonctionnement nécessairement collectif de la science. En effet, l’intuition géniale d’un scientifique ne vaut rien tant qu’elle n’a pas été mise à l’épreuve de façon répétée (Einstein a eu plusieurs intuitions géniales, mais toutes ne se sont pas révélées bonnes). Sa validation requiert donc l’existence d’une communauté scientifique prête à l’examiner sous toutes les coutures. De plus, comme les observations que l’on cherche à expliquer sont souvent compatibles avec plusieurs hypothèses, la science ne peut progresser qu’en opposant ces différentes hypothèses les unes aux autres et en les comparant, ce qui implique l’existence de plusieurs camps scientifiques prêts à s’affronter, donnant ainsi naissance à un processus “darwinien” dans lequel les théories les plus faibles sont éliminées les unes après les autres.

Ainsi, la science ne requiert pas du scientifique qu’il soit objectif, mais qu’il soit honnête et qu’il accepte de jouer les règles du jeu scientifique, c’est-à-dire (i) ne pas crier victoire et aller clamer dans les médias qu’il a découvert la vérité en l’absence de consensus scientifique clair sur la question, (ii) ne pas voir dans la critique de ses collègues scientifiques une forme d’agression mais un processus nécessaire pour faire surgir la vérité et (iii) tout faire pour que son hypothèse soit testée de la façon la plus sévère et la plus rigoureuse possible. On est donc loin de l’image du génie solitaire qui nage à contre-courant de la médiocrité et du dogmatisme de la plupart de ses collègues (ce qui devrait en inciter certains à la modestie).

Comme on le voit, donc, les concepts fondamentaux de la philosophie de Popper vont directement à l’encontre de la conception que Didier Raoult se fait de l’activité scientifique. Qu’il ne semble même pas le réaliser nous fournit un premier indice de son incapacité à lire les philosophes des sciences et à les relire à sa sauce.

2) Thomas S. Kuhn et les révolutions scientifiques

Passons maintenant au deuxième auteur que massacre Didier Raoult — il s’agit de Thomas Kuhn, historien et sociologue des sciences célèbre pour son ouvrage sur La Structure des Révolutions Scientifiques. Comment Didier Raoult l’interprète-t-il ? Il y a un point sur lequel Didier Raoult ne se trompe pas : il comprend bien que Kuhn pointe certaines limites du falsificationnisme de Popper en faisant remarquer que les théories scientifiques peuvent continuer à vivre et à être utilisées par les scientifiques longtemps après qu’on ait trouvé des phénomènes qui semblent les contredire. (En fait, Kuhn va encore plus loin en disant que certains paradigmes scientifiques sont adoptés alors même qu’ils sont incapables d’expliquer toute une gamme de phénomènes.) Et, effectivement, l’histoire des sciences semble confirmer que tel est le cas : par exemple, nombre d’astronomes ont adopté le système de Copernic (selon lequel la terre tourne autour du soleil et sur elle-même) alors que les prédictions qu’il faisait au sujet de la trajectoire des planètes étaient loin d’être parfaites et qu’il devait faire face à des objections pour lesquelles il n’avait pas de réponse convaincante. (Par exemple : si la terre tourne sur elle-même, pourquoi une pierre lâchée du haut d’une tour tombe-t-elle au pied de cette tour et pas des kilomètres plus loin ?) Comme l’explique Kuhn, cette stratégie peut se révéler parfois payante, car une théorie peut, en se développant, finir par résoudre ces problèmes. (Par exemple, la découverte des principes d’inertie et de relativité du mouvement ont permis de rendre la théorie de Copernic compatible avec le fait que nous retombons au même endroit après avoir sauté. Et la queue du paon, qui semblait constituer une objection fatale à la théorie de la sélection naturelle, a finalement été expliquée par l’introduction du concept de sélection sexuelle.)

Mais qu’en déduit Didier Raoult ? Que cela montre la tendance de l’establishment scientifique à s’accrocher irrationnellement à ses théories favorites, quitte à rejeter dogmatiquement les observations qui vont à leur encontre :

L’autre grand épistémologiste du siècle, Kuhn est celui qui explique l’aveuglement et particulièrement illustre le principe de l’idole du théâtre. Il exprime que les théories scientifiques sont prisonnières d’un modèle dominant et qu’il faut un changement de paradigme, de modèle, brutal, pour pouvoir réanalyser les choses dans leur nouvelle réalité. Bien entendu le changement de paradigme est rendu souvent nécessaire par le fait que les théories scientifiques deviennent instables du fait de l’accumulation d’éléments nouveaux et d’exceptions à la règle.[38]

Ainsi, pour Raoult, la tendance des scientifiques à ne pas réviser leur théorie à la moindre observation contraire relève de “l’idole du théâtre” — de la soumission à l’autorité et à la tradition scientifique. Du coup, ce qu’en retire Raoult, c’est que la découverte et le progrès en science ne peut venir que des “renégats” qui rejettent la théorie dominante :

Au début d’une nouvelle phase de recherche, les chercheurs sont des révolutionnaires. C’est la période de la révolution scientifique. Il s’agit là de pionniers, de découvreurs (souvent un peu caractériels !). La proportion de ce qui est à découvrir avec le nouvel outil et dans le nouveau paradigme diminue au fur et à mesure. Les chercheurs, comme la recherche elle-même dans ce domaine, deviennent plus « normaux » avec des personnalités plus soucieuses d’améliorer progressivement plutôt que de remettre brutalement en cause les choses. Personnellement j’ajouterai volontiers une dernière phase académique où les chercheurs deviennent les gardiens du temple de l’ancienne théorie jusqu’à ce qu’elle soit bouleversée par un nouveau paradigme.[39]

On voit donc qu’on revient à l’idée du génie solitaire (et forcément un peu caractériel) qui fait progresser la science en rejetant le consensus aveugle de ses collègues plus “normaux” (et forcément plus médiocres). Dans sa conférence inaugurale à la soirée Contre la Méthode, il en déduit donc la chose suivante : que cela doit devenir une “stratégie” pour le “bon” scientifique de dire “puisque tout le monde pense ça, je vais dire que c’est pas vrai” (08:53).

Mais est-ce vraiment ce que dit Kuhn ? Pas vraiment. Pour comprendre la pensée de Kuhn, il faut faire deux distinctions, une que Raoult élude, et une autre qu’il déforme. La première, c’est la distinction entre les simples théories et les paradigmes scientifiques. L’un des concepts clés de l’oeuvre de Kuhn est la notion de paradigme : un ensemble de croyances métaphysiques, de concepts, de principes de base et d’exemples à suivre qui sont communs à une communauté scientifique et constituent la base à partir de laquelle les scientifiques d’un domaine vont pouvoir débattre et résoudre différents problèmes. Par exemple, deux scientifiques qui sont en désaccord sur la fonction d’un gène vont avoir des théories différentes (sur la fonction de ce gène), mais ils partageront un arrière-plan commun (sur ce qu’est l’ADN, sa fonction, sur les méthodes à suivre pour départager leurs théories respectives, sur la forme que doit prendre la présentation de résultats scientifiques, etc.). Leur désaccord diffère en cela de celui qui opposerait un véritable scientifique à un anthroposophe, dont l’arrière-plan commun se réduit à peau de chagrin et ne permet pas une confrontation féconde de leurs différents points de vue.

Cela nous amène à la seconde distinction : celle entre les révolutions scientifiques et la science normale. La “science normale”, selon Kuhn, caractérise l’activité des scientifiques à l’intérieur d’un paradigme stable qu’ils partagent en commun : c’est ce que font la plupart des scientifiques la plupart du temps. Les “révolutions scientifiques”, contrairement à ce que dit Raoult, ne sont pas de simples changements de théories, mais des situations dans lesquelles les concepts et les méthodes de base qu’utilisent les scientifiques d’une communauté se révèlent insuffisants et doivent être changés de fond en comble parce qu’il devient impossible, malgré des tentatives répétées, de résoudre certains problèmes avec les instruments existants (deux exemples célèbres utilisés par Kuhn sont la révolution copernicienne et les difficultés qui ont conduit à l’invention de la relativité par Einstein).

Dans l’esprit de Raoult, la science normale est inféconde, dogmatique, sclérosée, tandis que les révolutions scientifiques sont des périodes fécondes et créatives. Il faudrait donc en permanence chercher à rejeter le paradigme dominant pour faire progresser la science. Mais ce n’est pas du tout ce que pense Kuhn. En effet, pour Kuhn, les périodes de sciences normales sont des périodes qui non seulement se révèlent très fécondes, mais sont indispensables à la bonne marche de la science. Pour Kuhn, l’existence de périodes de science normale, pendant lesquelles les scientifiques s’accordent sur un paradigme qui leur permet de travailler en commun, est précisément ce qui distingue la science d’autres domaines qui se révèlent incapables de progresser, faute d’un paradigme commun (comme, par exemple, la philosophie). Chercher la révolution permanente reviendrait ainsi à rendre tout progrès scientifique impossible. Comme l’écrit Kuhn :[40]

L’acquisition d’un paradigme et des types plus ésotériques de recherche qu’il permet est un signe de maturité dans le développement de n’importe quel domaine scientifique donné.

Ainsi, Kuhn ne recommande absolument pas au scientifique de chercher à tout prix à provoquer une révolution scientifique, ou de rejeter le paradigme à la moindre observation incompatible. En effet, pour qu’une observation incompatible ou inexpliquée puisse vraiment fournir la base d’une révolution, il faut d’abord que les scientifiques aient poussé le paradigme dans ses derniers retranchements pour voir ce qu’il était capable d’expliquer une fois développé à son maximum (parfois, certaines anomalies inexplicables dans un premier temps parviennent à être expliquées). Contrairement à ce qu’affirme Raoult, Kuhn accorde donc au consensus (sur les paradigmes) une véritable vertu, et en fait même un moteur indispensable de la marche de la science (même si les révolutions qui entraînent des changements de paradigme sont également tout aussi indispensables).

Mais bien entendu, Raoult n’est pas en mesure d’entendre ça. Déjà parce que, comme nous l’avons vu, sa conception de la science fait de tout consensus une “idole”, un argument d’autorité dont doit se défaire le vrai scientifique pour contempler les faits tels qu’ils sont. Mais surtout parce qu’il a construit son image autour du fait d’être un renégat, un rebelle toujours en opposition avec l’establishment. Il lui faut donc valoriser le désaccord et l’exception au détriment du consensus et de la recherche commune (ou “en meute”, pour reprendre ses termes). Enfin, l’effacement de la distinction entre théorie et paradigme (qui conduit à faire de chaque changement de théorie une révolution) lui permet de présenter les quelques découvertes qu’il a faites (comme celle des “virus géants”) comme des “révolutions scientifiques”.[42] Cependant, comme l’explique Kuhn, toute découverte ne constitue pas immédiatement un changement de paradigme (un des exemples qu’il prend est le tableau périodique : une fois la théorie atomiste mise en place par une révolution, chaque nouvelle découverte d’élément ne constituait pas une révolution supplémentaire, mais une simple contribution de la science normale).

3) L’anarchisme méthodologique de Feyerabend

Enfin, nous passons à Feyerabend. Feyerabend est bien connu pour son ouvrage Contre la Méthode, dans lequel il défend ce qu’il appelle un anarchisme épistémologique. Bien entendu, Raoult, qui est en guerre contre les “méthodologistes”, y voit un allié de choix. Il interprète donc Feyerabend comme invitant les scientifiques à remettre en cause la “méthode” et comme critiquant les scientifiques qui, médiocres et aveugles, sont incapables de remettre en cause leur façon de procéder.

Le problème, c’est qu’il y a une ambiguïté dans le terme “méthode”. Il y a d’un côté les méthodes (au pluriel) : c’est-à-dire la diversité des techniques utilisées par les scientifiques dans la construction de leurs études (les diverses méthodes expérimentales) et dans l’analyse de leurs résultats (les diverses méthodes statistiques). C’est clairement, dans ce sens de méthode que Raoult choisit d’interpréter Feyerabend, vu qu’il est en lutte contre les statisticiens et les défenseurs des essais en double aveugle (il suffit pour s’en rendre compte de voir le sommaire des conférences de la soirée Contre la Méthode de l’IHU Méditerranée). Cependant, l’ouvrage de Feyerabend ne porte jamais sur “les” méthodes prises en ce sens — il porte sur la méthode, c’est-à-dire la méthode scientifique en général, telle que conçue par Popper et son successeur, Imre Lakatos (le falsificationnisme). Sans rentrer dans les détails, Feyerabend rejette l’idée selon laquelle il existerait une méthode scientifique générale qui permettrait au scientifique de savoir quand rejeter ou conserver une théorie ou à quel paradigme s’affilier. On l’a déjà vu avec Kuhn : il peut être parfois avantageux pour la science que certains scientifiques cherchent à conserver et améliorer une théorie alors qu’elle semble faire face à des objections insurmontables. On ne peut donc pas dire au scientifique que sa tâche consiste à abandonner une théorie dès lors qu’une autre théorie semble être moins en difficulté : au contraire, le fonctionnement de la science se nourrit d’un certain pluralisme qui permet la confrontation constante de différentes théories. Ainsi, pour le scientifique, le fait de continuer à défendre une certaine théorie ou, au contraire, de la rejeter est un choix arbitraire pour lequel la philosophie des sciences ne peut lui fournir de réponse. La philosophie des sciences ne fournit donc pas de méthode scientifique générale au scientifique.

Feyerabend critique aussi le “falsificationnisme” (encore une fois : Popper et Lakatos) sur la base de l’histoire des sciences. Sur la base d’une étude historique approfondie des stratégies utilisées par Galilée pour convaincre ses contemporains du bien-fondé de ses positions, Feyerabend en conclut que l’histoire des sciences n’avance pas comme le prédiraient les “falsificationnistes”. Les scientifiques ne révisent pas leurs théories quand surgissent des observations contraires et ne défendent pas leurs théories sur la seule base de tests expérimentaux : ils font aussi usage de rhétorique, de tricheries, d’arguments philosophiques — bref, tous les coups sont permis et il est impossible de dire au scientifique ce qu’il doit faire. C’est pourquoi, brandissant haut et fort son slogan “tout se vaut”, Feyerabend encourage un pluralisme radical en sciences — ce qui le conduit à considérer la mythologie grecque ou le vaudou comme des candidats aussi sérieux que la relativité générale ou le darwinisme. Notons toutefois que Feyerabend admet lui-même que son pluralisme n’est pas tant motivé par la vérité que par un désir de défendre une certaine forme d’humanisme libertaire contre l’autorité (selon lui excessive) que nos sociétés accordent à la science (il trouve ainsi aberrant que l’école puisse décider quelles théories scientifiques doivent être enseignées).

Comme on le voit, on est très loin de ce dont parle Raoult : à aucun moment Feyerabend ne critique l’adhésion à des méthodes scientifiques spécifiques, qu’elles soient expérimentales ou statistiques. Le propos de Feyerabend n’est pas de critiquer la méthodologie, les modèles statistiques ou les exigences d’essais en double-aveugle pour réhabiliter l’intuition et l’observation directe, ni de défendre “la vraie vie” contre les “Big Data”. Au contraire, Feyerabend met toutes ces choses sur un pied d’égalité — il n’y a plus de méthode générale, chacun choisit la sienne : c’est l’anarchisme épistémologique. Difficile donc de croire que Didier Raoult, qui croit tellement aux vertus de “l’observation directe” et prend tant de plaisirs à décerner des points “pieds nickelés” ou “Marx brothers” aux scientifiques soit un anarchiste au sens de Feyerabend, surtout quand on sait que Feyerabend passe une bonne partie de Contre la Méthode à défendre l’impossibilité de toute observation qui ne soit pas déjà influencée par des considérations théoriques.

C’est l’heure de conclure.

Conclusion : l’opportunisme épistémologique de Didier Raoult

En 1996, le physicien Alan Sokal publiait dans la revue d’études culturelles Social Text un article complètement fantaisiste accumulant les erreurs en mathématique et en physique.[43] Dans un ouvrage publié avec le physicien Jean Bricmont, il explique qu’une des motivations derrière le canular était de dénoncer la façon dont les concepts mathématiques et physiques pouvaient être utilisés dans le cadre des sciences humaines de façon à “intimider” intellectuellement des interlocuteurs incapables d’évaluer leur pertinence. Les deux auteurs en profitaient au passage pour signaler que ces notions étaient d’ailleurs souvent maltraitées et mal comprises par les “intellectuels” qui les brandissaient.[44]

Raoult n’est peut-être pas un canular (et tout cas pas volontaire), mais on trouve dans sa rhétorique une inversion de ce schéma : un chercheur en sciences de la nature qui brandit des noms, des citations et des concepts venus des sciences humaines et sociales pour intimider et réduire au silence les autres scientifiques qui viendrait remettre en cause ses travaux et ses conclusions. Et, comme dans le canular susmentionné, aucun de ces concepts n’est utilisé correctement. Il ne s’agit là que de poudre aux yeux. Il suffit de connaître un tant soit peu le domaine pour réaliser que non seulement ses références sont loin d’être originales (au contraire, elles sont éculées, vues et revues), mais qu’il ne les maîtrise pas du tout. Un peu comme un bachelier qui se serait contenté de lire de travers une fiche de quatre-cinq citations à replacer pendant son oral de rattrapage.

Mais dans le cas de Didier Raoult, l’utilisation qu’il fait de l’épistémologie ne s’arrête pas au name-dropping et à l’intimidation intellectuelle.[45] Elle fait aussi partie d’une vaste opération de storytelling consacrée à faire passer pour un génie incompris. Et pour bien saisir la nature de cette opération, il faut bien comprendre la situation d’où il part : il a beau être un scientifique bien établi et avoir accumulé de nombreuses publications, il n’est pas réputé pour la rigueur de ses méthodes. De plus, ses théories (sur l’évolution des espèces ou sur l’existence d’un quatrième domaine du vivant) ne sont pas particulièrement prises au sérieux par les autres spécialistes de ces domaines. Enfin, il est connu pour son caractère peu agréable et même parfois vindicatif (comme le montre son portrait dans Science). Rien de bien glorieux, d’autant plus que son manque de rigueur méthodologique a été de nombreuses fois pointé du doigt depuis ses premières annonces sur le COVID-19.

Pour se faire passer pour un génie, il fallait donc que Raoult procède à une “inversion de toutes les valeurs” : qu’il fasse passer son manque de méthode, son isolement dans la communauté scientifique et sa personnalité problématique pour des indices positifs et donc pour des marques de génie. C’est ce que lui permet son utilisation de l’épistémologie : le manque de méthode devient signe de créativité, son isolement devient un refus de se soumettre au consensus et ses sautes d’humeur sont simplement des manifestations de son génie.

De plus, ce renversement s’appuie sur une matrice rhétorique mais assez simpliste : ce que j’appelle “l’effet Reine des Neiges”. Dans le conte d’Andersen du même nom, un miroir maléfique est brisé et ses fragments viennent se loger dans le coeur de différents individus, les conduisant à devenir “froids” et “insensibles”. Or, que font ces gens “froids” et “insensibles” ? Des mathématiques et de la science ! Voici ce qui arrive à un petit garçon (Kay) dont le coeur est “corrompu” par un morceau de miroir :

Dès lors, il ne joua plus aux mêmes jeux qu’auparavant : il joua à des jeux raisonnables, à des jeux de calcul. Un jour qu’il neigeait (l’hiver était revenu), il prit une loupe qu’on lui avait donnée, et, tendant le bout de sa jacquette bleue au dehors, il y laissa tomber des flocons. « Viens voir à travers le verre, Gerda, » dit Kay. Les flocons à travers la loupe paraissaient beaucoup plus gros ; ils formaient des hexagones, des octogones et autres figures géométriques. « Regarde ! reprit Kay, comme c’est arrangée avec art et régularité ; n’est-ce pas bien plus intéressant que des fleurs ? Ici, pas un côté de l’étoile qui dépasse l’autre, tout est symétrique ; il est fâcheux que cela fonde si vite. S’il en était autrement, il n’y aurait rien de plus beau qu’un flocon de neige. ».

L’horreur absolue, donc ! Ce que reflète ce passage, c’est un stéréotype bien connu (et bien étudié) qui est toujours prégnant : la science va de pair avec un manque de sensibilité, de “chaleur”. A l’inverse, une sensibilité aux arts, aux lettres et à la philosophie sont souvent perçues comme indices de “chaleur” et “d’humanisme”. Or, comme il est courant de reprocher aux médecins leur manque de chaleur, Raoult va jouer sur cette carte et essayer de paraître “meilleur” et “plus chaleureux” que ses collègues en faisant croire qu’il possède une véritable culture humaniste. Une stratégie qui semble avoir fonctionné, étant donné qu’une partie de ses adorateurs semblent persuadés que, contrairement aux autres médecins, il se soucie vraiment de ses patients et se rend personnellement à leur chevet.

Cependant, cet humanisme n’est que de façade. Comme nous l’avons vu, Raoult ne comprend rien aux philosophes qu’il lit (même à Nietzsche et au post-modernisme dont il se réclame, mais c’est un sujet pour un prochain article) — probablement parce qu’il ne s’en soucie guère Si l’on considère en outre que, de livre en livre, de conférence en conférence et d’interview en interview, Raoult parle toujours de la même poignée d’auteurs et tourne sur la même demi-dizaine de citations, on est forcé de constater que la philosophie n’est pour lui qu’une stratégie de communication, une discipline pour laquelle il n’a aucune affinité particulière mais dans laquelle il a vu un moyen de plus de se faire valoir. Ne vous laissez donc pas piéger : Raoult n’est pas un humaniste, pas plus qu’il n’est philosophe. Tout au contraire, il fait partie de ces gens qui ne prennent pas les humanités au sérieux et n’y voient qu’un vague “supplément d’âme” qui leur servent surtout à paraître intelligent dans les cocktails mondains ou à impressionner un public pas assez informé pour détecter la supercherie. Son attitude contribue en fait à dévaluer la philosophie en la réduisant à un vague réservoir d’idées et de citations pseudo-profondes où l’on irait piocher ce qui nous arrange, là où elle a pour vocation d’être avant tout un apprentissage de la pensée critique et rigoureuse.

En résumé : (1) Raoult utilise la philosophie comme moyen d’intimidation intellectuelle et comme stratégie de communication, alors que (2) il ne s’intéresse pas à la philosophie en tant que telle et ne cherche pas à en apprendre quoique ce soit. Ces deux éléments réunis définissent donc un rapport instrumental et cynique à la philosophie. Loin d’être l’anarchiste épistémologique qu’il prétend être en se référant à Feyerabend, Raoult est en fait un opportuniste épistémologique, qui n’utilise l’épistémologie que pour justifier ses méfaits après coup. L’idée qu’il puisse (comme il prétend) enseigner la philosophie et l’histoire des sciences n’a rien pour rassurer.

Remerciements

Pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, je remercie 264335, bugin, Wassel Bousmaha, Nick Brown, Sebastian Dieguez, Juliette Ferry-Danini, Yann Guillet, Grey Knight, Jean-Loïc Le Quellec, Romain Ligneul, Ladislas Nalborczyk, Cédric Paternotte, Valentin Ruggeri, Raphaël Taillandier.

Pour aller plus loin

Ceux qui voudraient pousser plus leur exploration de la philosophie des sciences (qui est un domaine passionnant) pourront lire le livre de Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la Science ? (Livre de Poche). Ils pourront également parcourir le blog de Quentin Ruyant et aller regarder les vidéos de Mr Phi sur le sujet (ici et ici sur le rapport entre théorie et observations, ici et ici sur l’éthique médicale)

Notes

[1] Pour l’utilisation du terme “épistémologiste” par Didier Raoult, voir son interview avec Apolline de Malherbe, mais aussi le Chapitre 17 de son ouvrage De l’Ignorance et de l’Aveuglement. Bien entendu, la blague, c’est que le terme n’existe pas en français — on parle généralement “d’épistémologues”.

[2] Voir par exemple ici, ici, ici et ici.

[3] Intitulé De l’ignorance et de l’aveuglement : Pour une science postmoderne, publié en 2015 en version électronique uniquement sur CreateSpace Independent Publishing Platform.

[4] Conférence “Contre la Méthode”, disponible ici.

[5] “Contre la Méthode” (10:17).

[6] “Contre la Méthode” (10:17).

[7] “Contre la Méthode” (00:45).

[8] Francis Bacon, Novum Organum (traduction par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, PUF, 1986), Livre II, Aphorismes 11 et 12.

[9] Dans l’introduction de son ouvrage Conjectures et Réfutations, Popper tacle cette conception de la science en la décrivant comme “religieuse”, étant donné qu’elle donne un rôle central à des “rites de purification”.

[10] Dans sa “Leçon de Science”, Raoult dit quelque chose d’assez similaire en citant Pasteur pour dire que le “bon” chercheur doit préparer son intellect pour se mettre en situation de trouver quelque chose “par hasard” (17:00).

[11] Dans son livre De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Raoult attribue aussi à Bacon une sixième idole : “l’idole de l’espèce” (idola species), qui n’apparaît pourtant pas dans les texte de Bacon. Après enquête, je suis parvenu à la conclusion que Raoult avait dû finir par confondre le latin specus (caverne) avec species et qu’il avait ensuite cru que le latin species signifiait “espèce” (comme l’anglais species). Bref, une double confusion rendu d’autant plus grave pour le latiniste que, de toute façon, il aurait fallu écrire idola speciei (pour le génitif).

[12] Le culte de la “neutralité” et de “l’objectivité” comme fondements de la méthode scientifique ne se limite pas à Didier Raoult et son fandom — il est aussi très prégnant au sein de certaines communautés sceptiques. Il conduit généralement à conclure que les sciences humaines et sociales (qui portent sur des questions sur lesquelles il est difficile d’être “neutre” et “impartial”) ne peuvent pas être véritablement des sciences.

[13] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 1.

[14] Cette conclusion est bien évidemment ridicule. Aucun scientifique n’a jamais rempli la section “conflit d’intérêt” d’un article en écrivant des choses comme : “J’avais la certitude que mon hypothèse était la bonne” ou “j’avais le sentiment que ça marcherait”.

[15] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 1. Toutes les erreurs d’orthographe et de syntaxe dans les citations de Didier Raoult sont présentes dans le texte d’origine (du moins dans la version que j’en ai).. Comme me l’a fait remarquer Sebastian Dieguez : “un truc qui n’a pas été assez souligné”, c’est que “Raoult écrit vraiment comme un pied”.

[16] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 4.

[17] De l’ignorance et de l’aveuglement, Chapitre 4. Dans sa conférence d’ouverture à la soirée Contre la Méthode, Raoult répète bien que “il ne faut pas croire aux théories” (13:03).

[18] Génie qui sera selon toute probabilité un homme, à en croire Raoult. En effet, au Chapitre 19 de son livre De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Raoult développe sa théorie selon laquelle le fait d’avoir un chromosome Y et un chromosome X (au lieu de deux chromosomes X) rend les hommes plus sensibles aux mutations génétiques, ce qui aurait pour conséquence qu’il y a plus de variabilité dans les compétence des hommes (plus de “ratés”, mais aussi plus de “génies”) : “Il existe plus d’hommes aux deux extrêmes, aux extrêmes de la réussite et aux extrêmes de l’échec absolu. Je ne sais pas jusqu’à quel point la modification des conditions environnementales arrivera à entraîner une répartition de cette courbe qui est probablement aussi ancienne que l’humanité. Je pense qu’elle ne changera pas beaucoup à l’avenir.”

[19] C’est en vertu de cette conception du “bon scientifique” que Raoult se sent obligé dans une interview à Paris Match de préciser “j’ai une mémoire hors du commun dans mon domaine de recherche”, alors que cela ne semble à première vue avoir aucune pertinence pour évaluer ses travaux.

[20] Dans l’oeuvre de Didier Raoult, ce thème se traduit par l’idée selon laquelle il est absurde de considérer que toutes les scientifiques sont égaux et que toutes les paroles scientifiques se valent.

[21] Didier Raoult est bien connu pour avoir affirmé que “le consensus, c’est Pétain” dans la même interview à Paris Match.

[22] Dans “Contre la Méthode” (02:54), Didier Raoult esquisse une différence entre “recherche” et “découverte” (avant d’affirmer que ce qui l’intéresse, c’est la découverte et pas la recherche) et dans laquelle il rejette la recherche “en meute”.

[23] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 13. Là encore, le texte est fidèle à l’original.

[24] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 14. Cela explique peut-être pourquoi Raoult reste flou et change souvent d’avis sur le stade auquel doit fonctionner son traitement. Après tout, l’explication lui importe peu dès lors qu’on peut observer que le traitement fonctionne.

[25] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 14.

[26] Raoult “présente” la philosophie de Popper dans son ouvrage De l’Ignorance et de l’Aveuglement (Chapitre 17), mais aussi dans sa conférence “Contre la Méthode” et dans sa “Leçon de science”.

[27] “Contre la Méthode” (03:15).

[28] “Leçon de Science” (01:40).

[29] “Contre la Méthode” (05:18).

[30] De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[31] “Contre la Méthode” (05:30).

[32] Dans son ouvrage De l’ignorance et de l’aveuglement, Raoult défend la même interprétation de Popper (Chapitre 17), mais ne fournit absolument aucune référence.

[33] Authentique : allez lire le Phédon.

[34] Karl Popper, In Search of a Better World (Routledge, 1994), p. 59.

[35] “Leçon de Science”, (02:45).

[36] Mais c’est effectivement ce que concluent certaines personnes qui acceptent parfois sans le savoir cette épistémologie inductiviste. Comme il paraît absurde de supposer qu’aucun scientifique n’avait jamais pensé à observer le monde avant Galilée, il faudra alors rajouter qu’ils en étaient empêchés par diverses autorités philosophiques, théologiques ou religieuse qui luttaient contre la vérité (on blâmera en général Aristote). C’est ce genre de conception naïve de la méthode scientifique qui sous-tend une certaine réception méprisante d’Aristote dans le grand public. A ce sujet, on pourra regarder la vidéo de Mr Phi sur Aristote.

[37] Et, à l’inverse, un scientifique peut avoir raison mais sur un simple “coup de chance” (s’il n’avait pas de bonnes raisons à l’appui de son hypothèse quand il l’a formulée). Ainsi, contre l’argument “vous verrez qu’il avait raison”, le fait que l’histoire valide l’hypothèse d’un scientifique ne signifie pas nécessairement qu’il était meilleur que les autres.

[38]De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[39]De l’Ignorance et de l’Aveuglement, Chapitre 17.

[40] Thomas S. Kuhn, La Structure des Révolution Scientifiques (traduction par Laure Meyer, 1983, Flammarion), p.31.

[41] La Structure des Révolutions Scientifiques, p. 218.

[42] Mais Didier Raoult est incapable de se contenter d’être un bon scientifique “normal” (c’est-à-dire de faire de nouvelles découvertes au sein d’un paradigme commun). Il lui faut absolument être un génie dont les découvertes bouleversent notre paradigme et entraînent une révolution scientifique. On peut voir dans ce besoin la source de son obsession contre Darwin (qui représente le paradigme dominant en biologie) et son insistance à vouloir faire croire que certaines de ses découvertes vont à l’encontre du darwinisme.

[43] Sokal, A. D. (1996). Transgressing the boundaries: Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity. Social Text, 46/47, 217–252

[44] Bien entendu, Raoult trouve ce canular « stupide » (De l’Ignorance et de l’Aveuglement). Entre imposteurs intellectuels, on se sert les coudes.

[45] Puisque l’on parle de name-dropping, faisons juste remarquer que tous les titres de chapitres de l’ouvrage De l’ignorance et de l’aveuglement sont en fait… des citations. Il y a même un chapitre dont le titre est une succession de deux citations.

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Florian Cova

Professeur Assistant de Philosophie à l’Université de Genève. Spécialiste en prévention des accidents de trottinettes.