Des Hobbits en Belgique

Pourquoi les Belges ne sont pas entrepreneurs

Guillaume Hachez
12 min readOct 19, 2017

Au retour de mon excursion à la Silicon Valley, j’ai dû annoncer à mes parents ma décision d’interrompre définitivement mes études pour me concentrer sur ma startup. Leur réaction fut sans équivoque : ils avaient la chair de poule. Pourquoi, même quand tous les indicateurs de succès sont réunis, l’entrepreneuriat fait-il peur en Belgique ? C’est la question sur laquelle je vais m’attarder aujourd’hui.

Sur la totalité des entreprises en Belgique, observons d’abord la proportion de nouvelles entreprises. Il saute immédiatement aux yeux que le pourcentage est très faible (3,6%), bien plus que dans les pays voisins.

Source: 1819.brussels

De fait, on est assez peu entrepreneur en Belgique. Il est très rare d’entendre chez nous quelqu’un raconter qu’il a monté sa boîte ; c’est même parfaitement hors norme. Entreprendre n’est pas conventionnel en Belgique, et c’est tout le problème.

Le Belge n’ose pas être bizarre. Suivre son coeur et faire du stand up ? Devenir musicien, acteur — pire : ne pas avoir de diplôme, être entrepreneur ? Impensable. C’est même vrai dès l’école secondaire : si le corps enseignant estime que votre enfant a plutôt sa place en filière technique ou professionnelle, il est très probable que vous le viviez comme un affront et que vous ignoriez ses conseils — dévier des normes étant, pour beaucoup de Belges, une humiliation et une crainte.

Bilbo Baggins, Hobbit (Credit)

En Belgique nous sommes des Hobbits. Le Hobbit a son train de vie quotidien, ses conventions, son style de vie bien installé et a une aversion profonde pour tout ce qui sort de l’ordinaire ou ce qui implique le risque. Si on caricature un peu, le Belge va à l’école en section générale, il étudie un master à l’université et décrochera ensuite un emploi bien payé dans une grande entreprise avec en prime une voiture de société. Voilà qui est très bien pour tout le monde — et si ça lui plaît, tant mieux : sa situation ne pourra qu’en bénéficier.

Après tout, être un Hobbit n’est absolument pas problématique et les Belges le vivent très bien ; cela leur donne un cadre de vie, ils se sentent en sécurité. C’est parfaitement cohérent puisque l’immobilisme et la sécurité sont célébrés en Belgique. On pourrait par ailleurs mettre en lien cette mentalité avec le fait que la figure du “geek est bien moins glorifiée chez nous qu’ailleurs en Europe ou en Amérique. J’en reparlerai plus tard.

En faisant mes recherches, j’ai moi-même été très surpris par les causes évoquées pour expliquer cette façon de penser… et j’en suis bien désolé. J’avais oublié qu’il n’y pas si longtemps dans notre histoire, la Belgique avait connu la guerre, l’occupation, les déportations. Épisode tragique sur lequel je ne vais pas m’étendre, la Deuxième Guerre mondiale apparaît comme la dernière addition sur une longue liste de blessures nationales qui n’ont visiblement pas encore tout à fait cicatrisé. On le sait peu mais les Belges ont le plus gros patrimoine d’Europe et le troisième au monde, derrière la Suisse et Dubaï. Oui, la Belgique. Si vous demandez aux Belges pourquoi ils économisent autant, on vous répondra “on ne sait pas ce qui peut arriver demain”. Le Belge, encore traumatisé, a peur. Le Belge a besoin de sécurité.

Le problème apparaît dès lors que cet attrait pour la sécurité, l’immobilisme et les conventions se transforme en une peur absolue de l’échec, en un rejet de la prise de risque et en étroitesse d’esprit. C’est cette culture du confort qui explique le minuscule taux de création d’entreprises en Belgique, le risque étant indissociable de l’entrepreneuriat (qualifié en économie de situation d’incertitude totale). Comment alors convaincre un Belge de s’investir dans une startup ?

Le Venture Capitalism belge, ce bel oxymore

Une startup, pour ceux qui ne savent pas, est un type précis de jeune entreprise à la recherche de son business model et qui va innover, itérer jusqu’à trouver un modèle qui fonctionne et qui lui permettra une croissance exponentielle et rapide. Une startup est une phase temporaire et une fois le business model trouvé et validé, l’objectif est aussitôt atteint. La startup est tout simplement l’étape initiale d’une société, où on cherche à créer de la valeur à partir de rien si ce n’est une idée : à passer de 0 à 1. L’innovation (voire le bouleversement du marché) est donc au cœur du concept de startup : là où une société classique cherchera à mettre en action un business model déjà établi, à maximiser l’efficacité dans son fonctionnements et à minimiser les risques, une startup va expérimenter, explorer et casser les codes, que ce soit en terme de produit ou de business model.

Dans l’écosystème des startups, l’échec est généralement célébré — “Fail fast, fail often” étant le mantra de la Silicon Valley. Les vertus du naufrage sont généralement louées et de nombreux events & conventions dédiés à cette culture du plantage ont même vu le jour à travers le monde (on citera les FailCons ou les Fuck Up Nights bruxelloises). C’est tout à fait sensé étant donné qu’un échec douloureux procurera à l’entrepreneur infiniment plus d’expérience, de fondations, de crédibilité que ce qu’une croisière paisible pourrait lui amener. Grave problème : notre aversion culturelle pour l’échec touche également nos investisseurs, nos mentors, nos experts (source). C’est en partie ce qui explique la proportion élevée de startups business-to-business en Belgique.

Les statistiques réunies par la région Bruxelloise et le Global Entrepreneurship Monitor confirment notre phobie de l’échec : les Belges sont seulement 52% à penser que l’entrepreneuriat est un bon choix de carrière (79% aux Pays-Bas, 60% au Royaume-Uni) et en 2014, 49% des entrepreneurs belges pensant avoir trouvé une opportunité disaient craindre l’échec (moyenne européenne à 38%). Des statistiques dignes des Hobbits que nous sommes. Le problème, encore une fois, est que cette mentalité est contraire en tous points aux codes des startups.

Cette réticence culturelle à entreprendre et à saisir les opportunités est un problème pour notre économie : souvent présentées comme étant le “moteur de la relance économique”, les petites & jeunes entreprises sont la source primaire de création d’emplois en Amérique comme en Belgique. Elles insufflent un dynamisme économique grâce à la compétition et à l’innovation. Les startups apportent également une économie diversifiée et alimentent la croissance économique. Il est donc capital que nous changions de cap.

Z comme Zorglub

Une lueur d’espoir entrepreneurial subsiste néanmoins avec l’arrivée de la génération Z (à laquelle je m’identifie, soit dit en passant). Ces jeunes, qui succèdent aux fameux “millenials”, sont nés entre le milieu des années 90 et le milieu des années 2000. Nous avons grandi avec Internet et les smartphones, ce qui nous rend bien plus à l’aise avec la technologie que les générations précédentes — et surtout : nous avons grandi avec la crise économique. Les jeunes de la génération Z estiment en moyenne à 6.1/10 leur taux d’inquiétude pour leur futur professionnel. Le travail en entreprise leur apparaît comme dur, compliqué, fermé et n’ayant plus un caractère protecteur. Les mots “stress”, “indifférence” et “dégoût” sont les plus évoqués pour qualifier l’entreprise chez les sondés. En outre, les études révèlent que le jeune d’aujourd’hui sait qu’il ne pourra compter que sur lui-même, sur son réseau, sur ses atouts et jamais se reposer sur un CV. Globalement, le salariat ne fait plus rêver les jeunes.

Il y a donc deux mouvements antagonistes qui vont se heurter dans la prochaine décennie : la célébration belge de l’immobilisme, de la sécurité d’une part, et d’autre part ce qui apparaît comme un désir insatiable d’épanouissement et d’entrepreneuriat de la part des nouvelles générations. Il sera intéressant de mesurer ces évolutions, mais surtout : il sera essentiel de fournir à cette jeunesse l’inspiration, les exemples pour lui montrer que ce futur entrepreneurial lui est accessible.

Une montagne à déplacer

En attendant que ça arrive, penchons-nous déjà sur les startups belges actuelles — celles dont on espère qu’elles pourront jouer d’ici peu un rôle inspirationnel auprès des nouvelles générations.

Qui sont celles et ceux qui ont osé, dans notre pays de Hobbits, transgresser les règles et entreprendre ? Il n’y a évidemment pas de statistiques ou d’études disponibles à ce sujet. Je précise donc tout de suite que ces impressions proviennent avant tout de mes observations personnelles, ayant côtoyé le milieu des startups bruxelloises et wallonnes depuis maintenant quelques années.

Il est bluffant de constater à quel point, dans les communautés belges dites “entrepreneuriales”, un certain profil émerge. Bluffant, mais pas vraiment étonnant, que parmi les rares à rêver de lancer une startup, celles et ceux ayant fait leurs études dans l’une ou l’autre Business School réputée soient les plus nombreux. Quoi de plus naturel en effet, dans une culture qui célèbre les conventions, que l’entrepreneuriat se voie réservé aux alumni de Solvay et de la LSM ?

Difficile pour moi de mâcher mes mots quand vient l’heure d’évoquer les startups de ces gens-là. Nombreuses sont celles que j’ai pu croiser qui consistaient en une idée flirtant avec le ridicule, en un marché cible limité tout au plus à trois gosses de riche à Louvain-La-Neuve et en une app bricolée par un studio tiers pour plusieurs dizaines de milliers d’euros. Nombreux sont ceux qui, face à leurs 200 downloads en 3 mois, me demandent ensuite une solution miraculeuse pour atteindre une croissance similaire à celle de QuickLyric. Ça fait des conversations gênantes.

Il y a bien sûr des exceptions mais la tendance générale est indéniable : ces jeunes convoitent la gloire entrepreneuriale sans avoir la légitimité, l’humilité et le jugement nécessaires. Enfin et surtout, en ce qui concerne les startups Tech, ils n’ont pas l’irrévérence, l’insoumission qui sont vitales à l’innovation. Les hackers, eux, l’ont dans le sang.

Time-rich & cash-poor kids

Le terme hacker a une connotation négative auprès du grand public mais dans le monde de l’informatique, il est utilisé avec fierté pour parler d’un bon programmeur. On citera “The Hacker Way” de Mark Zuckerberg. Cette figure, celle du hacker, du nerd, est rare dans le milieu entrepreneurial belge, à l’inverse de la Silicon Valley où elle est célébrée. Je conseille à tous la lecture des essais Hackers & Painters et Good Bad Attitude de Paul Graham (programmeur et entrepreneur de renom), dont voici un extrait :

“Hackers are unruly. That is the essence of hacking. And it is also the essence of Americanness. It is no accident that Silicon Valley is in America, and not France, or Germany, or England, or Japan. In those countries, people color inside the lines.”

L’insubordination, l’irrévérence des hackers sont en fait dérivées des mêmes qualités qui font d’eux de fantastiques créateurs et innovateurs. En réprimant l’une, on réprime l’autre. Comme le dit Paul Graham, la Belgique ne fournit pas l’environnement nécessaire à l’épanouissement d’une culture du hacking.

La Silicon Valley, terre des startups, terre de hackers (Copyright © 2017 Soumaya Lamjahdi)

Ce n’est en rien une coïncidence si les startups belges m’ayant le plus séduit ces 3 dernières années ont toutes en commun le fait de compter un hacker parmi les fondateurs. On citera Wooclap, NextRide, AppTweak, Muse to Wordpress (et je me permets de rajouter QuickLyric à la liste). Toutes ont connu le succès. Pour toutes, le projet s’est imposé aux fondateurs, et non l’inverse. La mentalité du hacker est ce qui leur a permis de “think outside the box” et d’innover.

Another geek in the hall

Il y a maintenant quelques années, je faisais mon entrée à l’ULB en sciences informatiques. Si je n’étais en rien surpris (ce qui ne m’empêche pas de trouver ça consternant) de voir que l’auditoire comptait entre 5 et 10 étudiantes pour 100 garçons, je suis toujours étonné de n’avoir jamais croisé là-bas qu’un seul autre étudiant entrepreneur. Pourquoi mon auditoire n’était-il pas rempli de créateurs, de success stories ? Selon moi la réponse est double.

D’une part, comme exposé précédemment, l’étreinte des conventions sur la jeunesse belge fait que l’option entrepreneuriale ne vient en fait même pas à l’esprit des étudiants en informatiques. Encore une fois, le seul endroit en Belgique où c’est le cas, c’est dans les Business Schools. L’entrepreneuriat est perçu chez nous comme étant encore réservé à une certaine élite.

D’autre part, et j’insiste sur ce point, les Belges manquent d’options pour étudier l’informatique d’aujourd’hui. Pour reprendre l’exemple des sciences informatiques à l’université, le constat est assez accablant : nos étudiants en informatique ont droit à un programme immuable composé presque entièrement de théorie, avec cours de physique, de bioinformatique, de théorie de l’information. À côté de ça, les universités américaines proposent quant à elles un cursus qui est pertinent vis-à-vis de l’informatique contemporaine (des cours sur le web, sur iOS, sur l’entrepreneuriat, sur l’intelligence artificielle, …) et où les étudiants sont libres de choisir les cours auxquels ils veulent s’inscrire. Aucune trace de cette informatique-là dans nos universités. La seule alternative à l’heure actuelle reste d’être autodidacte. C’est par exemple le cas de mon cofondateur.

Pour en revenir au sujet qui nous intéresse, c’est cette lacune qui fait que les études en sciences informatiques ne peuvent pas servir de plateforme pour lancer un projet. En clair : aucun étudiant ne va avoir l’idée de startup du siècle en bricolant avec ce qu’il a appris en cours de mathématiques discrètes ou de bioinformatique. Tous les étudiants que j’ai interrogés à ce sujet m’ont évoqué le manque de connaissances comme raison de ne pas se lancer. Je ne remets absolument pas en question la légitimité et la pertinence de ce cursus ; je regrette simplement qu’il soit la seule option.

Avec l’arrivée au pouvoir d’Alexander De Croo (ministre fédéral belge de l’agenda numérique), plein de nouvelles initiatives ont vu le jour pour permettre aux jeunes de se former et d’apprendre à coder. On citera parmi elles MolenGeek, BeCode, CoderDojo, … Si je soutiens de tout coeur ces initiatives (j’ai même été aux Nations unies avec Alexander De Croo pour présenter MolenGeek), elles répondent pour la plupart à une problématique qui est tout autre : lutter contre la fracture numérique en enseignant par exemple gratuitement aux chômeurs et aux personnes défavorisées à coder. C’est clairement à saluer, mais c’est très différent.

Mon avis est qu’il manque une voie : celle du hacker. L’informatique se réinvente tout le temps et il est indispensable de savoir se renouveler et faire face aux nouveaux défis. Une formation suivant la philosophie du hacker ne doit pas être axée sur la théorie mais sur l’apprentissage de compétences clés comme la capacité de raisonner et de collaborer, la créativité, la pensée critique et le sens de l’initiative. L’idée étant, de manière générale, que c’est en forgeant qu’on devient forgeron et que ces compétences seront apprises par la pratique. Cet axe est celui que suit la désormais célèbre école 42 à Paris, dont une version bruxelloise, l’école 19, doit arriver en février prochain. Sur le papier, ce sera l’occasion de voir si ce programme peut fonctionner chez nous et de valider ou non ce modèle d’éducation. L’école 19 va-t-elle engendrer une nouvelle vague de startups ? Réponse dans quelques années.

Todo.txt

Dernière de la classe en terme d’entrepreneuriat en Europe, il est clair que la Belgique a un long chemin à parcourir avant de pouvoir rattraper le Royaume-Uni ou les Pays-Bas à ce niveau. L’opportunité que présente la génération Z est à saisir absolument, et il est indispensable que nos jeunes entrepreneurs se rendent dès à présent dans les écoles pour présenter à ces jeunes les opportunités qui s’offrent à eux. Mettre en avant des exemples pourrait changer la donne pour celles et ceux qui s’interrogent encore sur le chemin qu’ils souhaitent prendre dans la vie. J’ai pour cette raison décidé que j’allais faire le tour des écoles bruxelloises en 2018 (si elles veulent bien de moi) et je vais encourager mes amis jeunes entrepreneurs à en faire autant. Détruire l’obsession belge pour la sécurité et les conventions prendra du temps et ce ne sera pas facile, mais c’est sans doute une bonne façon de lancer le mouvement.

En plus d’encourager l’entrepreneuriat, il est évident pour moi qu’il nous faudra aussi promouvoir la figure du hacker. Terme encore péjoratif pour certains, le geek et sa culture doivent être célébrés plutôt que décriés. La ministre flamande de l’Enseignement Hilde Crevits s’est d’ailleurs prononcée en faveur d’une obligation pour les élèves en secondaire de savoir coder afin d’obtenir leur diplôme. Ce n’est à l’heure actuelle qu’une intention, mais il s’agirait là un grand pas dans la bonne direction, qui en plus de contribuer à la propagation de la culture geek, permettra je l’espère d’attaquer le problème de la disparité homme/femme que nous connaissons dans le domaine de l’IT. Il serait d’ailleurs bon que la communauté francophone suive l’exemple.

Les obstacles culturels qui nous séparent d’une Silicon Valley belge sont massifs et ne disparaîtront pas de sitôt… mais en jouant bien nos cartes, je pense que d’ici 10 ans les Belges pourront au moins se vanter de ne plus être derniers. Que l’on ne s’y méprenne pas : ce changement profond de mentalité arrive et c’est à nos politiciens de décider de faire partie ou non du changement, car pour paraphraser Zola :

“La révolution est en marche, et plus rien ne l’arrêtera”.

À nous de jouer.

(Merci à Constant, David, Juan Bossicard et la communauté FrenchSpin)

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Guillaume Hachez

@GuiHachez on Twitter — Podcaster @SeptanteMinutes . Passionate about tech, entrepreneurship & gaming. Autistic and you know it.