L’empathie, première étape du Design Thinking

Giorgio Pauletto
9 min readNov 17, 2015

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En entreprenant une démarche de “Design Thinking”, la première étape consiste à mieux comprendre le contexte et les acteurs, à se plonger dans un nouvel univers, et finalement mieux comprendre l’autre. Les designers de la d.school à Stanford ont appelé ce mode, le mode d’empathie. C’est là un mot fort qui évoque la capacité de ressentir les émotions de quelqu’un d’autre. Voyons comment cela se traduit dans le processus du “design”.

Processus de Design Thinking d.school Stanford

Pourquoi utiliser le mode d’empathie?

Arrêtons-nous un instant sur le pourquoi. Dans la conception innovante centrée sur l’humain qui est la base du Design Thinking, la toute première nécessité est de comprendre les gens pour lesquels un bien ou un service nouveau sera créé. Les problèmes que l’on essaye de résoudre sont rarement ceux personnels du designer, ce sont ceux d’utilisateurs particuliers; afin de concevoir une solution pour eux, il s’agit de créer une empathie pour qui ils sont, ce qu’ils font et ce qui est important pour eux.

Mieux connaître un public (ou un segment) peut bien sûr passer par des méthodes de sondages quantitatifs bien connues. (Ma formation de base est la statistique et l’économétrie, où j’ai poussé le vice jusqu’à faire une thèse et cela reste donc cher à mon cœur). Les approches statistiques sont certainement utiles et elles donnent des résultats fiables avec une mesure de l’intervalle de confiance de la réponse pour autant que l’on se soit assuré d’un échantillon suffisant et représentatif de la population ainsi que d’un traitement adéquat des réponses. De par la nature même du sondage quantitatif, la profondeur et la largeur du champ doivent souvent rester restreintes pour s’assurer de la représentativité et de la significativité statistique des résultats.

Par ailleurs, il est intéressant de se tourner vers des méthodes qualitatives, inspirées de l’ethnographie, sans pour autant y être totalement fidèles. On cherche dans les approches qualitatives simplement à prendre connaissance du contexte et des personnes, afin d’en tirer les éléments essentiels sans devenir pour autant un spécialiste de l’anthropologie. On vise ici plutôt la validité que la fiabilité. Quels sont les points d’achoppement sur lesquels les gens buttent? Ou encore, qu’est-ce qui les ravit et leur donne envie? Que veulent-ils au fond? S’intéresse-t-on au bon problème?

(Source: http://www.flickr.com/photos/rosenfeldmedia/8461136025)

Qu’est-ce que le mode empathie?

Voyons maintenant ce que cela recouvre pratiquement. L’empathie est bien un élément fondamental d’un processus de conception centré sur l’humain. Il existe plusieurs façons de faire dans l’approche du design pour mieux comprendre les personnes. Trois démarches peuvent mettre oeuvre concrètement cette phase d’empathie:

Observer. Cela consiste à regarder, à découvrir les utilisateurs et leur comportements dans le cadre de leur vie et plus particulièrement dans l’usage de ce qui nous intéresse.

Participer. Il s’agit ici d’interagir avec les utilisateurs et les interviewer à travers des rencontres parfois régulières ou au contraire impromptues.

S’immerger. On s’intéresse à découvrir ce que vivent les utilisateurs en se plongeant dans leur contexte et en vivant leur expérience pendant un laps de temps plus ou moins long, de façon continue ou par moments.

Bien entendu, plusieurs autres approches sont possibles et peuvent englober une ou plusieurs de ces façons de faire.

Voyons de plus près l’approche de l’interview qualitative.

Comment effectuer une interview qualitative?

Nous voulons comprendre les pensées, les émotions et les motivations d’une personne (ou d’un groupe de personnes), afin que nous puissions déterminer comment innover pour celle-ci. En comprenant les choix que les personnes font et leurs comportements, nous pouvons mieux cerner les besoins et imaginer sur cette base des éléments de solution. Dans ce contexte, il est important de laisser l’interlocuteur-trice s’exprimer 75% à 80% du temps, ce sont ses avis qui importent.

(Source: http://www.flickr.com/photos/35928519@N00/7641670088)

Décrivons quelques étapes qui permettent de mener des interviews de type qualitatif. A nouveau, il s’agit ici de pratiques sans prétention d’exhaustivité, qui sont décrites simplement à titre d’exemple. Il existe par ailleurs, et notamment en ligne, une bibliographie riche sur le sujet. L’essentiel ici est repris de la démarche de la Stanford d.school (ici et ici) et aussi mis en pratique par le Design Thinking Action Lab de Stanford (MOOC) que j’ai eu l’occasion de suivre.

Préparation de l’interview

(Source: http://www.flickr.com/photos/25622716@N02/8471945591)

Imaginer des questions

Notez toutes les questions potentielles. Un travail d’équipe est utile pour formuler une bonne variété de questions. Bien entendu, dans cet exercice de brainstorming, il s’agit de construire sur les idées des uns et des autres pour étoffer les domaines significatifs à couvrir.

Identifier les thèmes et l’ordre

Il est utile de repérer les grands thèmes auxquels appartiennent les questions. Une fois ceux-ci identifiés, on peut pour chaque ensemble de questions, essayer de déterminer un ordre qui permettra de construire une conversation fluide. Ceci facilitera la structure du débit de l’entretien, en réduisant le potentiel d’avoir une interaction apparemment trop disparate donnant une perception de saupoudrage et de désordre à l’interlocuteur.

Affiner les questions

Une fois les questions regroupées par thèmes et ordonnées, certains domaines apparaîtront redondants ou certaines questions ne sembleront pas à leur place. Il est aussi utile de s’assurer de garder de la place pour poser beaucoup de questions “pourquoi?” et de relances de type “parlez-moi de la dernière fois que vous _____?” en cherchant aussi les questions qui font ressortir comment l’interlocuteur se sent. (Ces points sont détaillés ci-dessous.)

Déroulement de l’interview

Lors de l’interview, au-delà des explications à donner à l’interlocuteur-trice sur le contexte de l’interview, la finalité des résultats et la publicité / confidentialité des propos, plusieurs moments apparaissent et ont une charge émotionnelle qui est décrite par le schéma suivant.

(Source: Stanford d.school)

Voici 12 points importants à ne pas oublier dans ce contexte.

  1. Demander “pourquoi”. Même si vous pensez que vous connaissez la réponse, demandez aux gens pourquoi ils font ou disent des choses. Les réponses pourront parfois vous surprendre. Une conversation qui a commencé à partir d’une question devrait continuer aussi longtemps que nécessaire.
  2. Ne jamais dire “habituellement” en posant une question. Au lieu de cela, demandez une expérience spécifique, par exemple “Parlez-moi de la dernière fois que vous ______ “.
  3. Encourager histoires. Les histoires que les gens racontent, qu’elles soient vraies ou non, révèlent comment ils se représentent le monde. Posez des questions qui permettent aux gens de raconter des histoires.
  4. Observer les incohérences. Parfois, ce que les gens disent et ce qu’ils font est très différent. Ces incohérences cachent souvent des idées intéressantes.
  5. Comprendre les indices non verbaux. Soyez conscient du langage du corps et des émotions. Observez et écoutez.
  6. Ne pas avoir peur du silence. Les interviewers ressentent souvent le besoin de poser une autre question quand il y a une pause. Si vous autorisez le silence, une personne peut réfléchir sur ce qu’elle a juste dit et peut révéler quelque chose de plus profond.
  7. Ne pas suggérer des réponses à vos questions. Même si cela prend un moment, ne pas aider en suggérant une réponse. Cela peut involontairement amener les gens à dire des choses qui sont en accord avec vos attentes.
  8. Poser des questions neutres. “Que pensez-vous de faire des achats de cadeaux avec votre conjoint?” est une meilleure question que “Vous ne pensez pas que faire du shopping à deux est génial?” parce que la première question n’implique pas qu’il y a une bonne réponse.
  9. Ne pas poser de questions fermées. Les questions fermées sont celles auxquelles on répond en un mot, vous voulez favoriser une conversation qui se construit sur des histoires.
  10. Privilégier les questions courtes. Votre interlocuteur va se perdre dans des questions longues. Restez concis.
  11. Poser une seule question à la fois, à une seule personne à la fois. Résistez à l’envie de soumettre votre interlocuteur à un feu roulant de questions ou de lancer des questions à la cantonade à un groupe.
  12. Consigner le plus possible d’éléments. Essayez de faire toujours vos entrevues à deux. Si ce n’est pas possible, utilisez un enregistreur, car il est difficile d’écouter une personne et de prendre des notes détaillées en même temps.

Enfin, il ne faut pas négliger le moment final, l’effet poignée de porte (“doorknob effect”): parfois c’est à l’instant crucial de se séparer que l’indice le plus pertinent est révélé. Remercier sincèrement est aussi indispensable car le temps est la ressource la plus précieuse.

Comment restituer l’interview?

Une fois les informations récoltées voyons comment restituer et synthétiser un retour utile. La première idée de la retranscription in extenso atteint vite ses limites car elle reste fastidieuse, chronophage et finalement peu utile.

Voici une proposition de synthèse visuelle différente qui peut aider dans ce contexte: la carte d’empathie. Une carte d’empathie est un outil pour aider à synthétiser les observations et aussi à en tirer des traits saillants.

On retrouve ce type de synthèse sous formes différentes dans la pratique. Voyons en une plus en détail.

(Source: Design Thinking Action Lab, Stanford)

On procède en créant un modèle de carte à quatre quadrants sur un papier ou sur un tableau blanc. Après le travail de terrain et en réexaminant les notes (écrites, audio et/ou vidéo), on remplit la carte en notant des éléments dans les quatre zones.

Tout d’abord et de la façon la plus tangible possible:

Dire: Quels sont les mots et les citations exactes que votre utilisateur a employés?

Faire: Quelles sont les actions et les comportements que vous avez remarqués?

Puis dans un deuxième temps et en utilisant votre propre créativité:

Penser: Quelles pourraient être les pensées de votre interlocuteur? Qu’est-ce que cela vous dit à propos de ses idées?

Ressentir: Quelles émotions votre sujet peut-il ressentir?

Notez que les pensées / croyances et les sentiments / émotions ne peuvent pas être observés directement. Ces éléments doivent être déduits en prêtant une attention particulière aux différents indices. Notez le langage corporel, le ton et le choix des mots.

Enfin, il s’agit de synthétiser les besoins et désirs exprimés dans un énoncé du problème et les idées pour aider à les assouvir:

Identifier les besoins: Les “besoins” sont les choses nécessaires pour les humains (produits, services ou éléments émotionnels). Identifier les besoins nous aide à mieux appréhender le défi de conception. Il faut se rappeler que les besoins sont généralement représentés par des verbes (des activités et des désirs pour lesquels votre interlocuteur demande de l’aide), pas des noms (des solutions). Identifiez les besoins directement à partir des traits de l’utilisateur que vous avez notés, ou des contradictions entre deux traits — par exemple, un décalage entre ce qui est dit et ce qui est fait. Notez les besoins que vous voyez sur le côté de votre carte d’empathie.

Identifier les idées: Une idée est une réalisation remarquable dont vous pourriez tirer parti afin de mieux répondre à un besoin ou à un problème. Les idées se développent souvent à partir des contradictions entre deux éléments amenés par le sujet (que ce soit dans un quadrant ou entre plusieurs différents). A vous de demander “Pourquoi?” quand vous remarquez un comportement étrange. Notez aussi les idées possibles sur le côté de votre carte.

Voilà, de façon succincte, une manière d’entrer dans le mode empathie du Design Thinking en utilisant les interviews qualitatives.

Bien entendu, il n’y a pas de recette magique pour obtenir un résultat pertinent. La finesse et la pratique sont ici clairement essentielles pour tirer parti des éléments obtenus.

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Giorgio Pauletto

Futures thinking, strategy, innovation, design thinking in the mix of technology and society. Views are mine.