LES ÉVÉNEMENTS DU 7 AVRIL 2008

Guerric
10 min readFeb 12, 2018

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Quelque part au beau milieu de l’Utah, à la jonction entre les routes 24 et 95, se situe le petit village de Hanksville. Un peu plus de deux cents âmes y mènent une existence paisible, loin du chahut du monde. C’est la vie aride du Grand Ouest américain moderne comme on ne peut se la figurer correctement que dans les films d’auteur. De splendides canyons brûlent sous le soleil pendant que de rares humains vivent à l’abri dans leurs gigantesques véhicules tout-terrains climatisés. L’unique station-service, creusée dans la montagne à la manière des troglodytes, sert de point central au hameau. On y vend de la bière froide, des munitions pour le gros gibier, des CDs de Johnny Cash, ainsi que des t-shirt XXL sur lesquels on peut lire « Where the Hell is Hanksville ? ».

En quittant la ville par le Nord-Ouest, l’observateur attentif pourra repérer sur sa droite un chemin cahoteux s’évanouissant dans le désert. S’il a le courage de le suivre, malgré les nombreux panneaux d’interdiction, il traversera pendant quelques kilomètres des paysages quasi vierges de toute trace de civilisation. Il aura l’intuition d’être entré dans un territoire hors de l’espace et du temps, réservé à quelques initiés. Il déambulera ainsi dans ce décor apocalyptique, fait formations géologiques dont il n’avait auparavant pas la moindre idée : de grandes falaises ocre, des montagnes rocheuses à l’horizon, de gros rochers stratifiés de teintes allant du rose pâle à l’orange vif, et plus encore. Surtout, il remarquera l’absence de végétation, si ce n’est pour quelques courageux arbustes accrochés à de modestes filets d’eau qui se font passer pour des ruisseaux. Peu à peu, à mesure qu’il pénétrera plus en avant dans cette nature rude et sauvage, il se sentira transporté dans un autre monde. Enfin, il comprendra que dans son errance il a, comme par magie, pris un raccourci pour la planète rouge, Mars. Ce doit être le cas, puisqu’il vient de tomber nez à nez avec une base spatiale.

Nous voici arrivés à la Mars Desert Research Station, aussi connue par son acronyme, MDRS. Bien loin des vaisseaux aseptisés de la science-fiction populaire, celle-ci se dresse vaillamment en hommage bricolé aux rêves glorieux d’enthousiastes pionniers. Elle témoigne d’un temps ancien, quand il était encore possible de s’imaginer posant le pied sur Mars, porté par la toute-puissante NASA en célébration grandiose du génie humain et de son insatiable soif d’exploration. Au pinacle de ces vastes ambitions, il y a le plan Mars Direct élaboré par l’iconique Robert Zubrin. Un ticket aller-retour pour quatre astronautes, incluant 18 mois de recherche et exploration sur place, pour la modique somme de 30 milliards de dollars. Ce n’était plus tout à fait l’Eldorado promis par Von Braun, mais l’ivresse des missions Apollo n’était pas complètement éteinte non plus. Zubrin publia d’abord son plan sous forme d’un article scientifique en 1990, puis d’un livre en 1996, jusqu’à finalement fonder la Mars Society en 1998. C’est cette même société, qu’il préside toujours, qui opère la MDRS.

Mais tout cela, bien sûr, c’était avant. Avant que l’incessant va-et-vient des successives administrations ne transforme l’enthousiasme en scepticisme, le scepticisme en frustration, et la frustration en épuisement. Avant que d’extravagants entrepreneurs ne s’intéressent à l’espace pour — enfin — en tirer les fruits commerciaux tant attendus. Avant que l’Europe ne se tourne courageusement vers la Lune ; plus proche, plus prometteuse, et, surtout, plus réaliste. Avant que la Chine et l’Inde ne concrétisent leur présence sur la scène internationale avec de solides ambitions. Avant que Mars ne se fasse oublier.

Deux éléments ont achevé de sceller le sarcophage de cette belle aventure. D’une part, il y a l’absurde projet Mars One qui, avec sa communication sensationnaliste et son flagrant manque de rigueur, a décrédibilisé une bonne fois pour toute l’exploration humaine de Mars aux yeux du grand public. D’autre part, il y a les annonces à répétition d’Elon Musk et ses gargantuesques plans de colonisation massive — faudrait-il dire d’invasion ? — bien trop ambitieux que pour être réellement concevables. Le public n’y croit plus, la barre est définitivement mise trop haut sans que les moyens ne suivent, le dossier est clos. Prochain arrêt : la Lune.

Malgré cela, la MDRS ne désemplit pas. Surannée, certes, mais vaillante ; elle tient bon ! A l’heure d’écrire ces lignes, la station a accueilli un total de 181 équipages, tous bénévoles. On s’y rend pour faire de la Science, pour parfaire nos Techniques, pour mieux comprendre l’Homme, mais, avant tout et surtout, pour jouer aux explorateurs. Les noms que certaines de ces équipes se donnent sont le témoignage éclatant d’un romantisme toujours bien vivace : « Lonestar Highlanders », « Mars Without Borders », ou encore « Mission Red Planet ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La MDRS est finalement cet endroit magique — au sens littéral du terme — où la frontière entre science-fiction et réalité de terrain s’estompe. Même le plus endurci des pyrrhoniens finira par être transporté par la chaleureuse atmosphère de bonhomie volontaire. « Après tout, pourquoi pas ? » se dira-t-il enfin « On va y aller, sur Mars ! ».

Cette atmosphère jusqu’au-boutiste est sans aucun doute catalysée par le bagage culturel que la station a accumulé au fil des ans. Chacun vient y gonfler le fantasme collectif de ses propres espoirs, et ne manque pas d’y laisser l’une ou l’autre trace. Ce peut être aussi simple que l’usure des bâtiments, l’entretien des plantes, des traces de bottes dans le sable, un instrument oublié ou un patch de mission collé sur une porte. A ces marques matérielles s’ajoutent les innombrables souvenirs qui s’y sont construits. Un bric-à-brac intangible, aussi monstrueux par la taille que merveilleux par le contenu.

J’aimerais, pour illustrer cette idée, vous parler du 7 avril 2008. Si mes calculs sont bons, plus de 2,500 journées ont été vécues à bord de la MDRS. Celle dont je vais vous parler est perdue dans cette masse, anonyme. Elle n’a d’autre spécificité que de m’avoir pour témoin, et que je puisse ainsi vous en parler sans trop déformer la réalité.

Nous étions alors 5 membres d’équipage. Il y avait notre commandant de bord, le discret Shing-Yik, alias Boris. Originaire de Hong Kong, il venait de décrocher son master de l’Université du Michigan. Le rôle d’ingénieur de bord était rempli par Elnaz, née à Téhéran, étudiante à l’Université de Toronto, et passionnée d’astronomie. Le scientifique en chef était un allemand du nom de Jan, chercheur à l’Université Nationale de Singapour sur les problématiques liées au vieillissement. Finalement, nous étions deux Belges : Céline et moi-même. Cette fine équipée, assemblée depuis un florilège de candidatures spontanées, illustre bien le patchwork caractéristique de cette formidable entreprise qu’est la MDRS.

Ma journée du 7 avril démarre à 4 heures du matin. J’avais programmé mon réveil à temps pour pouvoir observer une tempête radio. Quelques jours plus tôt, nous avions en effet réparé le radiotélescope de la station. Celui-ci était destiné à l’écoute de Jupiter, le deuxième astre de notre ciel le plus brillant dans les ondes radiométriques. De temps à autres, son émission connaît d’importants sursauts, de véritables tempêtes. A ma connaissance, on ne comprend pas encore bien le mécanisme à leur origine — poétiquement nommée Instabilité Maser Cyclotron. On peut néanmoins prédire avec une relative exactitude quand ils se manifesteront en analysant la configuration de Jupiter et de sa lune volcanique, Io.

Ce matin-là, je reste de longues minutes à écouter patiemment le crépitement d’un petit haut-parleur destiné à convertir le signal radio en ondes sonores. L’aube commence à se lever, sans pour autant que l’on entende le gazouillement matinal des oiseaux, faute de faune. A travers le hublot, c’est la plaine rouge sur des kilomètres.

Au bout d’une demi-heure, je finis par me rendre à l’évidence : mon réveil avait sonné pour rien. Un problème au radiotélescope ? Un souci au logiciel de prédiction événements ? Des conditions météorologiques défavorables ? J’atteins les limites de mon amateurisme — et de ma fatigue — et décide de remettre le mystère à plus tard. La consolation est toutefois de taille : ce que j’entends n’est rien de moins que le bruit de fond cosmologique.

Mon deuxième réveil est à 9 heures. Il règne, chaque matin, une joyeuse ambiance. Même après plus d’une semaine sur place, nous restons subjugués par la beauté des alentours et excités par nos découvertes quotidiennes. Par découverte, j’entends également les découvertes humaines. Bien que portés par le même idéal, nous sommes après tout de parfaits étrangers les uns pour les autres. Il y a beaucoup à apprendre au contact des histoires de chacun.

Et puis, en toute honnêteté, il y a aussi ce délicieux pain fait maison qui rompt la monotonie de la nourriture lyophilisée. Ce matin, on le sert vert ! Un petit malin aura trouvé du colorant au fond d’une armoire.

Avec un rapide coup d’œil aux enregistrements du radiotélescope, je me rends que la tempête radio a bien eu lieu ! J’ai manqué de peu un signal de type L. Un son décrit par les experts comme celui de vagues qui se briseraient sur une plage.

Nous passons notre matinée dans le laboratoire. Jan nous y apprend comment préparer des cultures de bactéries à partir d’échantillons de sol que nous avons récoltés. Nous l’écoutons religieusement pendant qu’il déroule sous nos yeux ébahis les secrets du vivant. Toutes ces opérations n’ont d’autre utilité que d’assouvir notre curiosité intellectuelle. Nous nous appliquons néanmoins à les exécuter avec le sérieux requis quand on s’attelle à une tâche aussi noble et grande que la recherche de la vie sur Mars. Et de la vie, nous en trouvons ! Bien qu’hostile en apparence, et surtout très salé, le sol du désert de l’Utah regorge de petits organismes en tout genre. C’est un véritable hymne à la vie qui se joue dans nos boites de pétri.

Quelques heures plus tard, nous nous remettons à table pour le déjeuner. Les discussions vont bon train, principalement autour de l’horreur de la nourriture. Un mal nécessaire afin de rendre l’expérience aussi réaliste que possible. Aujourd’hui ce sont des boites de spaghetti « Princess ». Je fais semblant de partager l’indignation générale, mais en réalité cela ne me dérange pas du tout. Mon corps est tellement mobilisé par ce qu’il vit que je suis dans un état d’appétit permanent. Nous discutons aussi du film que nous avons regardé ensemble la veille ; Star Wars. Elnaz n’a pas aimé. Cette fois mon indignation est réelle ! Ainsi se poursuit notre repas, dans l’insouciance de conversations anodines autour de ce qui nous réunit : cet amour inexplicable pour la folle aventure qui pourrait se jouer dans l’espace.

L’après-midi, nous nous mettons en route pour une activité de sortie extravéhiculaire. Nous enfilons nos scaphandres avec une rigueur monacale. Il s’agit ensuite de respecter le protocole de sortie, c’est à dire une petite quarantaine de 5 minutes dans le sas de décompression à attendre que rien ne se passe. Nous utilisons des quads afin de pouvoir parcourir de plus longues distances, avec du matériel parfois très lourd. C’est un réel plaisir que de se balader ainsi.

La veille, nous avions repéré quelques sites pour le prélèvement d’échantillons. Nos critères de sélection sont clairement plus orientés vers les formations géologiques spectaculaires que nous pourrions découvrir que vers des considérations strictement biologiques. D’autant qu’aucun de nous n’a la formation — et encore moins l’expérience de terrain — requise pour ce genre d’activité. Qu’importe !

Au détour d’un canyon, nous croisons d’authentiques cow-boys guidant leurs vaches à travers les étendues sauvages. Nous voilà téléporté en absurdie. Sont-ce des personnages du Grand Ouest qui se sont incrustés sur la planète rouge, faisant fi de toutes les lois de la physique ? Ou seraient-ce plutôt des extra-terrestres qui font une incursion dans un film de Sergio Leone ? Nous avons à peine le temps de nous saluer que nos chemins se séparent. La scène n’a duré qu’un instant mais reste gravée dans nos mémoires : la rencontre inattendue, sur un coin de désert oublié, d’un passé désuet et d’un futur ambitieux — ou serait-ce l’inverse ?

Le soleil se couche et le vent se lève, nous rentrons. Il est grand temps d’écrire nos rapports. J’accompagne Céline dans son tour de maintenance, une tâche essentielle de l’ingénieur de bord. Chacun des systèmes de la station est un assemblage de plusieurs solutions bidouillées avec plus ou moins de succès. Il y a donc une foultitude d’interrupteurs à vérifier, de vannes à ouvrir, et de cadrans à lire. Nous terminons par un entretien des crasseux et bruyant générateurs qui nous alimentent en électricité.

Nous débriefons ensuite de la journée écoulée et préparons celle du lendemain, guidés par Boris. Peu à peu, la conversation bifurque vers le futur de l’humanité. De par ses recherches, Jan est féru d’immortalité et des concepts qui gravitent autour de la singularité. Bien qu’il ne le nomme pas ainsi, je découvrirai plus tard qu’il parlait de transhumanisme. Au plus profond de la nuit, nous avons dérivé jusqu’au Point Omega. Il s’agit d’un hypothétique point final d’unification divine vers lequel tout serait en train de converger. Le nom du concept est de Teilhard de Chardin, qui le tire de l’Apocalypse dans laquelle on peut lire « Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin ». Jan explique avec emballement la possible interprétation physique de ces croyances spirituelles. Nous touchons ici au discours le plus rare, mais aussi le plus précieux ; celui des convictions intimes sur le sens des choses et la nature du monde. Ivres de vertige, pris dans ce kaléidoscope de lois scientifiques et spéculations fantasques, nous allons nous coucher.

Voici le récit de cette journée anonyme, perdue parmi des milliers d’autres. Elle n’aura certainement aucune conséquence significative dans la lourde machinerie qui doit amener l’humanité à poser le pied sur Mars. Comme la journée de la veille et celle du lendemain, c’est une innocente suite d’anecdotes qui ne mériteraient même pas une note de bas de page dans un compte-rendu historique de la MDRS.

A une autre échelle, par contre, c’est une formidable aventure humaine. C’est l’histoire d’un équipage, d’hommes et de femmes de nationalités et de cultures différentes, isolés au milieu d’un océan de poussière rouge, mais soudés autour de leur passion pour l’espace et de leur soif d’aventure. Je n’ai jamais revu Boris, Elnaz et Jan, et j’ai fini par perdre de vue Céline. Mais ensemble, nous avons appris quelque chose que je ne suis pas prêt d’oublier.

Finalement, c’est de cela que la MDRS est le nom : une chaîne ininterrompue d’anecdotes tout à la fois en marge et au cœur de la grande Histoire. Voilà aussi sans doute de quoi notre exploration du système solaire devrait être faite ; un tissu de nostalgie et de romantisme, à mi-chemin entre une patiente entreprise poétique et une délirante conquête du cosmos.

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Guerric

Enthusiastic aerospace engineer who clumsily attempts to write a bit of si-fi whenever he has the time. Substack: https://3nukeinnovations.substack.com/