Boulogne-Billancourt, l’éternelle citadelle du rap

Gwenn Allanic
7 min readJan 11, 2023

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Les quartiers du Pont-de-Sèvres et du square de l’Avre, emblématiques de l’âge d’or du hip-hop français dans les années 1990, restent aujourd’hui marqués par cette culture musicale. Régisseurs, producteurs, labels, studios… Les jeunes Boulonnais sont entourés de tout un écosystème qui les incite à vouloir se faire une place sur la scène du rap français. Pour cela, ils peuvent compter sur les conseils des anciens du quartier.

Le rappeur Valou réalise son dernier clip au Square de l’Avre, quartier populaire de Boulogne-Billancourt.

Square de l’Avre. Un piano posé sur le pavé. Une mélodie qui résonne dans l’enceinte de la citadelle de briques jaunes. Caché entre deux bâtiments, Valou répète sa mise en scène. C’est ici, au cœur de la cité de son enfance, que le rappeur de 24 ans tourne le dernier clip de son nouvel EP, qui sortira dans quelques semaines. Valou est encore aux prémices de sa carrière mais comptabilise déjà plusieurs dizaines de milliers de vues sur ses premiers clips. Ce dimanche 25 septembre, une vingtaine de curieux, famille et amis, sont descendus de leurs appartements pour observer le tournage. “On est fiers de lui. Ici, le rap, c’est dans notre culture, et le fait de voir des jeunes rapper comme ça, on se dit que la relève est assurée”, confie Diego, le frère aîné du rappeur, qui l’accompagne dans tous ses projets.

Le Rap, dans l’ADN de Boulogne

Le cité du square de l’Avre et des Moulineaux fait partie, avec le quartier Pont-de-Sèvres, des lieux symboliques de l’histoire du rap boulonnais. Les Rieurs, Sages Poètes de la rue, Salif, LIM, Mala, Djé, Nysay, Booba… Tous ont fait leurs gammes dans ces quartiers. Situées au sud de la ville (autrefois “Billancourt”), ces deux cités HLM sont à l’époque, et aujourd’hui encore, les seuls quartiers populaires de Boulogne en raison de leur proximité avec les usines Renault, aujourd’hui démantelées. “La configuration architecturale des deux cités boulonnaises, en forme de ‘citadelles’ les rend impénétrables et imperturbables. De fait, ces endroits clôts favorisent l’échange et la transmission, tous se côtoient, sont issus du même milieu social. Et c’est encore visible aujourd’hui”, souligne Ruben Delgado, habitant boulonnais qui a rédigé un mémoire sur l’avènement du rap en France.

La cité du Pont-de-Sèvres à Boulogne-Billancourt a vu émerger de nombreux rappeurs, notamment Zoxea des Sages Poètes de la Rue qui habitait au “126 rue Casteja.”

“Ici, on est tous des mordus de rap”, confie Valou. “Dans la cité, on n’écoute que ça. Les studios (Empire Studios) sont à quelques pas d’ici. Dans les appartements, on va les uns chez les autres pour rapper. Finalement je pense que rien n’a changé par rapport à l’époque”, avance le rappeur de 26 ans.

Dès le début des années 1990, Boulogne-Billancourt s’impose comme la nouvelle scène du hip hop Français. Les habitants vivent au rythme du rap, l’effet d’entraînement fait émerger de nouveaux talents. “Dans les années 1990, tout le monde voulait faire du rap. On ne parlait que de ça. Dans la rue, dans les parcs, les gens marchaient en chantant”, se souvient Redouane, 52 ans, ami de Booba durant sa jeunesse et qui travaille aujourd’hui au Grand Paris Seine Ouest, établissement public territorial qui œuvre à l’amélioration du cadre de vie des riverains.

“J’étais au lycée avec les Sages Poètes de la rue”, se remémore quant à lui Pascal Lorenzo, 50 ans, aujourd’hui directeur d’un centre de loisirs. “J’ai vu toute leur ascension : des freestyles au pont de Sèvres, jusqu’à l’installation de leur studio sur la place haute, sans oublier leurs concerts, absolument mythiques… Ils représentaient l’exemple, les transmetteurs, les grands frères…”

Pascal Lorenzo, 50 ans, proche des Sages Poètes de la Rue.

L’effet de transmission

A 20 ans à peine, Zoxea alias Jean-Jacques Kodjo embarquait dans son aventure d’autres grands noms du rap Français : Booba, Ali, Salif, Mala… Aujourd’hui, le membre des Sages Poètes de la rue continue à jouer ce rôle de passeur. “Je suis toujours là pour tendre l’oreille, donner mon avis si besoin”, confie le rappeur et désormais producteur de 47 ans. “Mon objectif est de leur fournir un réseau, une vision du projet. Je les aide aussi sur la partie business pour les aiguiller au niveau de la direction artistique”, poursuit Zoxea. En contact avec Tissmey, Valou, ou encore MinaX, trois jeunes rappeurs boulonnais, il pense à créer des collaborations, faire en sorte que l’ADN du rap boulonnais perdure. “A Boulogne, on a quelque chose de spécial. Des rimes riches, un ton très poétique… C’est précieux, il faut le converser.”

“Il est toujours de bons conseils”, corrobore Valou. “On échange énormément, dès que j’ai une question par rapport à un choix artistique, il répond présent. Il fait en sorte que la ville se réveille, parce qu’il y a énormément de talents ici.”

“Pour moi tout a commencé ici, dans la zone du Pont de Sèvres”, sourit El Leakim, un autre jeune rappeur. Ces trois dernières années, ce Boulonnais de 33 ans a voyagé dans différents pays, au Mexique, au Kenya, en Tanzanie, à la recherche de nouvelles musicalités pour construire son premier album. Mais pour lui, s’il en est là aujourd’hui, c’est parce qu’il a grandi tout près du Pont-de-Sèvres. “Avec les copains, on freestylait dès qu’on pouvait, on volait des disques à la FNAC, on se cotisait pour acheter du matos, on achetait les magazines de rap pour cocher les morceaux qu’on n’avait pas eu le temps d’écouter… Il y avait ces effets de groupe, cette comparaison, on voulait faire mieux que les autres… Bien sûr, tout ça a influencé mon parcours de vie.”

Leakim, jeune rappeur habitant à Boulogne-Billancourt.

La construction de tout un écosystème

Label, réalisateurs, producteurs, régisseurs… L’influence du rap boulonnais a fait émerger de nombreuses activités participant à la construction de tout un écosystème du rap dans la ville. “J’ai posé mon studio ici à Boulogne, parce qu’on baigne dans cette culture urbaine”, explique Jérémy Amar, 29 ans, réalisateur et producteur de clip. Depuis neuf ans, Jérémy a tourné les clips des plus célèbres, Nekfeu, Gim’s, Sexion d’Assaut, Dadju… “Il y a un mois, le staff de Booba m’a appelé pour un shooting sur la place Marcel Sembat… Je l’ai aussi suivi au stade de France et je l’ai filmé pendant toute sa tournée.”

“L’avantage ici, c’est que tout le monde se connaît” complète Arnaud Winisdoerffer, régisseur basé à Boulogne. “C’est un milieu très petit, et on dispose de labels et de studios de grande qualité, comme Empire Studios (fréquenté par Koba La D, Sadek et bien d’autres), situé à côté du Square de l’Avre.”

Arnaud Winisdoerffer, régisseur basé à Boulogne.

40 000 gang, Elkhmer, Benash, Saloon, Tissmey, Braki, Vaga… Depuis ces cinq dernières années, nombreux sont les jeunes talents à émerger de la scène hip hop Boulonnaise. Mais quid de leur portée ? “Le label 92i (collectif fondé en 1999 par Lunatic, entre autres) reste très influent”, note Valou. “Mais à part ça, c’est sûr qu’on ressent davantage des artistes indépendants, qui essayent de percer en autodidacte. L’identité musicale de chaque artiste est d’ailleurs beaucoup plus marquée qu’à l’époque. Dans les années 1990, il existait des codes à respecter. Aujourd’hui, les styles sont éclectiques”, poursuit le jeune rappeur.

L’impact de la boboïsation sur le rap?

Pour certains, c’est aussi l’effet de “boboïsation” du sud de la ville qui a freiné l’influence du rap Boulonnais. “La ville a fait un énorme nettoyage, et ça se ressent dans la musique, moi je n’écoute plus ce qui se fait aujourd’hui”, raconte Pascal Lorenzo. Observant la place haute de la cité du Pont de Sèvres, Ruben Delgado reste surpris du changement de décor. “Avant, il n’y avait pas tous ces arbres ici. Mais du béton, que du béton.” Empruntant l’escalier en colimaçon qui sert de passerelle entre le cœur de la cité et l’extérieur, le boulonnais qui avait l’habitude de venir souvent ici pointe du doigt le sud de la ville. “Par là, c’est le Trapèze, le nouvel “éco-quartier” de la ville… Avant, il n’y avait rien, c’était laissé en friche… Maintenant, c’est le coin ‘branché’ de Boulogne, avec des bars, des bureaux, des logements écologiques… Alors forcément, aujourd’hui, il y a moins de messages forts, moins de revendications dans les textes.”

“L’atmosphère est vraiment différente aujourd’hui”, confirme Zoxea. “Dans les années 90, le rap était visible dans la rue, c’était notre façon d’exister, de s’en sortir aussi et il y avait un fort effet d’entraînement. Aujourd’hui, c’est moins palpable, car le rap est entré dans la norme mais les jeunes rappeurs continuent à s’exprimer, simplement ils le font davantage chez eux, dans leurs appartements.”

Le rap se répand aussi dans les quartiers chics de Boulogne

“Le rap est devenu mainstream” affirme Ruben Delgado. “Depuis quelques années, on voit émerger ici et là des talents des quartiers nords de Boulogne, chose impensable auparavant”, poursuit le spécialiste. Dernier exemple en date, l’ascension fulgurante du rappeur Blaiz, un jeune lycéen originaire des “beaux quartiers” qui a fréquenté le lycée catholique de la ville. “Il a comptabilisé des millions de vues sur Youtube, ça prouve qu’aujourd’hui, le rap s’ouvre à tous et dépasse les frontières des cités.”

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