Une lettre ouverte à propos du statut de Sainte-Sophie

Friends of Hagia Sophia
4 min readJun 30, 2020

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Lisez cette lettre en anglais, grec et turc.

Chers collègues,

Le 2 Juillet, le Conseil d’État turc annoncera sa décision sur le statut de Sainte-Sophie à Istanbul. De nombreuses sociétés savantes ont exprimé leur inquiétude concernant cette nouvelle. En tant que spécialistes d’art et culture byzantins et Ottomans, nous écrivons à présent, non pas pour protester contre une action qui n’a pas encore été entreprise, mais pour exprimer notre inquiétude au vu des informations actuellement à notre disposition.

Selon nous, la question centrale n’est pas “Sainte-Sophie doit-elle être un musée ou une mosquée ?”, mais plutôt, “Comment préserver au mieux Sainte-Sophie ?” En d’autres termes, nous faisons une distinction entre fonction et administration. Nous craignons que le conflit en cours sur la fonction fasse obstacle à l’élaboration d’une stratégie de gestion à la mesure des défis : préservation de la structure historique et visibilité continue des œuvres d’art de toutes périodes, gestion responsable du tourisme de masse, et protection contre les séismes.

De 1453 à 1934, Sainte-Sophie servait de mosquée principale et était administrée par une fondation pieuse (vakıf). Après la proclamation de la République turque (1923), la juridiction sur l’ensemble de telles entités fut confiée à un nouveau Ministère, la Direction Générale des Fondations Pieuses. Sainte-Sophie a continué d’être en usage comme mosquée tout au long des années 1920, mais en 1931 les restaurateurs d’œuvres d’art ont commencé à dévoiler les mosaïques de l’intérieur. Le succès spectaculaire de leur travail a convaincu le Conseil des Ministres de Turquie (1934) d’en confier la juridiction non plus à la Direction Générale des Fondations Pieuses, mais au Ministère de l’Éducation Nationale.

Ce changement de juridiction a coïncidé avec un changement de fonction, l’édifice étant dès lors fermé au culte. Juridiction et fonction ont pourtant toutes deux continué à évoluer. En ce qui concerne la juridiction, Sainte-Sophie est aujourd’hui administrée par le Ministère de la Culture et du Tourisme qui a succédé en tant qu’administrateur au Ministère de l’Éducation. En même temps, la fonction de l’édifice s’est élargie jusqu’à inclure de plus en plus de manifestations visibles de la piété musulmane. Depuis 1991, il existe une salle consacrée à la prière musulmane dans le complexe. Depuis 2016, un imam est affecté à Sainte-Sophie à plein temps, l’appel à la prière est lancé des minarets, et des récitations coraniques ont lieu à l’intérieur durant la célébration annuelle de Laylat al-Qadr (nuit du destin).

Ainsi, d’une certaine façon, Sainte-Sophie fonctionne actuellement à la fois comme musée et comme mosquée. Pour autant que nous sachions, l’expansion de cette dernière fonction ne s’est pas traduite par l’altération de l’édifice ou l’interdiction de l’accès à ses œuvres d’art. Le Ministère du Tourisme a toujours été un administrateur responsable.

En même temps, des voix influentes en Turquie ont depuis longtemps soutenu que le transfert de la juridiction au Ministère était illégal, déclarant que l’état Turc n’avait pas le droit de “séculariser” Sainte-Sophie en 1934, puisque les fondations pieuses sont perpétuelles et inviolables. Selon cet argument, le gardien légitime de l’édifice est la Direction Générale des Fondations Pieuses.

Ces dernières années, la Direction Générale a pris le contrôle d’autres monuments byzantins et les a ouverts au culte musulman. Un exemple majeur est celui de Sainte-Sophie à Trabzon dans la région de la Mer Noire, dont l’administration est contestée depuis 2013. Afın de pouvoır rouvrir l’édifice au culte musulmane un ensemble de paravents et d’écrans a été dressés afin de cacher les fresques byzantines. Un autre exemple, moins médiatisée mais causant des dégâts plus durables, fut le projet de restauration menée par la Direction Générale sur Sainte-Sophie à Vize (Thrace) en 2006 qui dégrada considérablement la structure historique de l’édifice.

Notre inquiétude est que ce qui n’est pour l’instant qu’une ‘guerre des mots’ ne débouche sur le transfert de Sainte-Sophie d’Istanbul à un administrateur moins responsable. Les expériences passées ont montré les risques encourus par les fragiles témoignages historiques et archéologiques, ainsi que par les œuvres d’arts dissimulées.

Sainte-Sophie est un monument trop beau et un témoignage historique trop précieux pour être utilisé comme enjeu politique. Les dirigeants successifs, byzantins, ottomans et turcs, ont jusqu’à présent su la protéger contre les ravages du temps et maintenir sa signification non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les générations futures et pour nous tous. Pour nous, spécialistes et chercheurs d’art et culture byzantins et Ottomans, il est primordial que l’État turc actuel poursuive cette voie d’une administration responsable.

Respectueusement,

Pour la liste des signataires, cliquez ici.

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