L’intelligence Mètis

Hanady ABBOUD
5 min readMar 26, 2019

--

Logos vs Mètis

Le concept d’intelligence est jusqu’à nos jours très controversé et discuté. L’intelligence est-elle mesurable? L’homme est-il la seule espèce à être intelligente? L’intelligence humaine se réduit-elle au cerveau humain? Pleins de questions auxquelles l’humanité a tenté de répondre à travers l’histoire et sur lesquelles les grecs se sont particulièrement penché dans beaucoup d’épopées, textes philosophiques et mythes retransmis.

Les grecs différencient deux formes d’intelligence: Le savoir démonstratif , et le savoir de l’action. Le savoir démonstratif, désigné en général par Logos, présente un discours théorique se tissant fondamentalement par la construction de concepts et le concept contient justement une opération discursive qui vise à produire de l’univocité. C’est une intelligence basée sur la pureté et la rationalité supposant qu’il existe une vérité unique qui règne sur le monde.

Tandis que le savoir “de l’action ou de la survie”, que les grecs nomment “la mètis” est celui des techniques et des tactiques. C’est une espèce d’habileté et de prudence avisée.

Selon Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (1974) « La mètis est au logos, en somme, ce que le savoir-faire est au savoir. »

D’abord une déesse

Photo from Wikipedia

Le nom mètis est relative à la déesse de la ruse d’après la mythologie grecque archaïque. Métis est une Océanide, fille d’Océan et de Téthys, qui est la personnification de la sagesse et de l’intelligence rusée. Première épouse de Zeus, elle présidait toutes les activités qui demandaient une intelligence pratique. Déesse des athlètes, des navigateurs, des tisserands, des guerriers… Le point commun à toutes ces activités est le fait qu’elles demandent une parfaite adaptation à toutes les situations qui se présentent.

Selon le mythe, alors que Métis est enceinte d’Athéna, Ouranos et Gaïa prédisent à Zeus qu’un fils de Métis sera appelé à le supplanter. Zeus, par la ruse, avale l’Océanide. Du fond de ses entrailles, Métis aidera ensuite Zeus à discerner le bien du mal. Métis vit pendant l’éternité dans l’estomac de Zeus.

Concept de la Mètis

Dans la mythologie grecque, a l’intérieur de l’Olympe, la déesse Métis n’était pas la seule rusée, il y a les d’autres dieux à intelligence Mètis comme Athéna, la guerrière, qui d’ailleurs, dans l’Odyssée, fait ses apparitions à Ulysse toujours sous des formes différentes et inattendues. Il y a aussi Hermès qui est le dieu des échanges : échange de parole, mais aussi échange de commerce et de biens volés. Hermès, le dieu voleur, nous oblige à ne pas oublier que l’intelligence de la situation avec son exigence d’adaptation et de polymorphie peut parfois correspondre à des procédés pas très honnêtes. Elle met en scène une logique de l’efficacité où, pour réussir, tous les moyens sont bons.

Photo from Wikipedia

On peut retrouver ici aussi, au milieu de tous ces mythes, le mythe de pandore : Femme qui fut créée sur l’ordre de Zeus qui voulait se venger des hommes pour le vol du feu par Prométhée. Elle fut ainsi fabriquée dans de l’argile et de l’eau par Héphaïstos ; Athéna lui donna ensuite la vie, lui apprit l’habileté manuelle et l’habilla ; Aphrodite lui donna la beauté ; Apollon lui donna le talent musical ; Hermès lui apprit le mensonge et l’art de la persuasion ,entre autres, la Mètis, et enfin Héra lui donne la jalousie.

Ce concept là fut davantage exploré et formalisé pour en donner une signification tangible. Mètis désigne ainsi cette capacité de l’intelligence qui correspond, non pas à l’abstraction, mais à l’efficacité pratique, au domaine de l’action, à tous ces savoir-faire utiles, à l’habileté de l’artisan dans son métier, à son « coup de main », aux tours magiques, aux ruses de guerre, aux tromperies, esquives et débrouillardises en tout genre.

Centrée sur le présent, elle est pragmatique et flexible et ceci en est le trait principal. Le grand attribut de la déesse Métis et de tous les savoirs qu’elle préside est la “polymorphie” : pouvoir prendre les formes les plus diverses, en fonction des circonstances et du rapport de forces. Et l’on retrouve ici Ulysse, héros à Mètis par excellence, qu’Homère présentait comme l’homme aux mille ruses et aux mille formes.

Pour nourrir notre compréhension, il faut encore distinguer deux grands domaines à l’intérieur de l’intelligence Mètis : le domaine technique et le domaine tactique.

Le “domaine technique” concerne la fabrication d’objets, ainsi que la capacité à les utiliser ou à les réutiliser voire à les détourner. L’art de tisser, l’art de la céramique, l’art du forgeron seraient tous emblématiques du travail par lequel il s’agit de rendre souple une matière, la transformer, la métamorphoser.

Le deuxième domaine du savoir Mètis, le “domaine tactique”, concerne la guerre, mais aussi la politique et toute situation où l’on se trouve dans un rapport de forces où il faut vaincre ou du moins survivre. L’intelligence de la situation peut se constituer en savoir dans les contingences les plus extrêmes, les plus misérables. Que ce soit le monde professionnel, le monde des enfants de rues, ou dans les jeux quotidiens de pouvoir, dans tous les cas de figures, il s’agit de situations de combat où “c’est moi ou l’autre” et dans lesquelles il convient d’être polymorphe pour survivre.

Les animaux aussi, disposent de la Mètis

Photo by Serena Repice Lentini on Unsplash

Dans la même mythologie, outre l’intelligence des dieux et des hommes, il y a aussi les animaux à Mètis, comme le renard et le poulpe : le renard sait “faire le mort” pour attraper sa proie ce qui est devenu une tactique de Mètis par excellence.

D’autre part, le poulpe est capable de prendre mille formes pour dérouter l’ennemi. Aussi souple et fluide que l’eau où il se déplace, le poulpe épouse les formes des rochers auxquels tour à tour il s’attache. Davantage pour mieux se confondre avec eux et rendre sa présence invisible, il en imite la couleur.

Une intelligence artificielle naïve

Aujourd’hui, la question d’intelligence revient souvent car nous avons la vision de construire des machines dites “intelligentes” capables d’imiter le cerveau humain, voir le dépasser. Mais lorsque l’on parle de création d’intelligence artificielle, il est important de comprendre quelle type d’intelligence évoque-t-on. Jusqu’à présent, les recherches sur l’IA se concentrent surtout sur la création d’une intelligence de raison et de logique. Une intelligente logos qui peut créer ses propres règles claires et précises pour les utiliser ensuite et interagir avec l’environnement.

Cependant une telle intelligence pourrait-elle un jour concurrencer l’homme fortement doté de Mètis et capable de toutes sortes de ruses ? J’en reste sceptique. Tant qu’on n’injecte pas de Mètis dans nos machines, une singularité technologique est loin d’apparaître.

--

--