“L’homme fidèle” : les mystères de l’amour

Hanna Laborde
6 min readJan 26, 2019

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L’homme fidèle est le deuxième long-métrage de Louis Garrel, après Les Deux amis. Ce film réitère l’idée d’un triangle amoureux digne de Marivaux, plus complexe que dans le premier film. Louis Garrel, acteur dans ses deux films, garde son prénom d’Abel en filiation. Avec des dialogues co-écrits avec Jean-Claude Carrière, le long-métrage prend une dimension littéraire évidente tout en s’inscrivant dans l’héritage de la Nouvelle Vague -héritage qui se remarque dès le titre, sorte d’inversion du film de Claude Chabrol, La femme infidèle.

Une plongée dans un vaudeville parisien :

Après un plan large sur Paris, et la tour Eiffel notamment, la caméra effectue un zoom dans un appartement bobo. C’est donc un échantillon de la vie parisienne qui va se jouer. Le mouvement de caméra est simple, d’emblée, il ne semble pas y avoir de recherche de sophistication. Cette simplicité pressentie se retrouve dans le premier échange entre Marianne (Laëtitia Casta) et son amant, Abel (Louis Garrel). C’est une scène de rupture comme on en voit rarement. En effet, pleine d’innocence — que l’on soupçonne délibérément exagérée, cela dit -, Marianne annonce à Abel qu’elle est enceinte de son meilleur ami, et qui plus est, elle va l’épouser dans un mois. Le ton est donné : il sera comique, presque burlesque par moments, quoique cruel. Cette scène n’est en rien violente : il n’y a pas de dispute, Abel va quitter l’appartement sans broncher. Il tombe simplement dans l’escalier, et saigne du nez…c’est tout. Marianne s’impose, Abel plie.

C’est un vaudeville digne de Marivaux qui se dessine alors — d’ailleurs le film Les Deux amis était déjà une adaptation libre des Caprices de Marianne. Un triangle amoureux réunit Paul — le mari défunt neuf ans plus tard-, Marianne — la veuve et mère de Joseph- et Abel -l’amant qui reconquiert la veuve. L’usage du triangle amoureux rappelle aussi la Nouvelle Vague, chez Claude Sautet par exemple, avec César et Rosalie. Mais ce triangle se transforme rapidement en un autre : Eve, la sœur de Paul, est amoureuse d’Abel depuis l’enfance, et maintenant qu’elle se sent enfin femme, elle espère bien l’obtenir.

Abel (Louis Garrel) et Marianne (Laëtitia Casta) / Crédits : Allociné

De multiples face-à-face aux dialogues très travaillés

Ce film est construit selon des scènes « à deux » : chaque personnage rencontre, au moins une fois, tous les autres en face-à-face. Souvent ces dialogues sont des affrontements, mais pacifiques, à l’image de cette scène d’ouverture. Les mots sont crus certes -pensons à cette réponse lancée nonchalamment par Joseph lorsqu’Abel lui demande s’il a déjà eu envie de tuer quelqu’un : « Oui, toi ! »- mais jamais prononcés violemment. Ce qui compte, c’est la discussion, la négociation, l’affirmation des caractères. C’est à celui qui parlera le mieux — et l’on peut inclure Joseph, neuf-dix ans, dans ce jeu car il manie tellement bien les mots qu’il arrive à faire douter les adultes !

Le face-à-face le plus savoureux reste celui entre Marianne et Eve. Cette dernière, armée d’un courage dû à sa jeunesse, et de l’assurance d’être enfin une femme — son prénom le suggère-, vient littéralement demander Abel à Marianne. C’est certainement une forme de respect envers sa belle-sœur qui conduit Eve à agir de la sorte, comme s’il fallait demander la permission avant d’agir. Même ce « Alors, c’est la guerre. » est prononcé calmement par la jeune fille.

Pour compléter ces dialogues, vient s’intercaler la voix-off de chaque personnage, ce qui crée un effet choral. C’est par là que tous expriment leurs pensées les plus profondes, commentent les actions filmées ou non. C’est ainsi que l’on sait que Marianne, malgré son assurance affichée, doute. C’est ainsi que l’on assiste à la prise de maturité soudaine d’Eve : une fois qu’elle a eu ce qu’elle désirait, comme tout désir qui se respecte, elle est déçue, elle attendait plus ou mieux. Ces voix-off participent peut-être de la courte durée du film (1h15 seulement), car elles permettent une explication simultanée à l’action, sans dialogues nécessaires. Pour Eve par exemple, il lui suffit simplement de rendre compte de ses pensées, ce qui semble rendre inutile une scène de rupture entre Abel et Eve. Celle-ci se fait, encore une fois, en toute simplicité.

Abel (Louis Garrel) et Eve (Lily-Rose Depp) / Crédits Allociné

Le seul moment où les personnages se retrouvent tous ensemble est la scène finale, autour de la tombe de Paul. Ils sont tous là…mais personne ne parle. La guerre des mots est terminée, place au véritable apaisement silencieux, où l’on revit presque l’enterrement mais de façon plus intimiste cette fois, où chacun des personnages est à sa place.

La belle et les autres :

La belle, c’est Laëtitia Casta. Elle-même, comme la femme qu’elle incarne, sont magnifiées dans ce film. Un très beau gros plan sur son visage dans la pénombre la rend quelque peu vulnérable ; mais cette vulnérabilité n’est rien face à l’autorité qu’elle représente pendant tout le film. Même quand elle craint de « manquer d’élégance » comme elle le confie à son amant, elle est élégante…C’est elle qui ordonne, c’est elle qui suggère à Abel cette idée inattendue — qu’il aille retrouver Eve pour satisfaire le désir de la jeune fille- car elle est sûre qu’il lui reviendra, c’est à elle qu’on demande. C’est d’ailleurs à ses pieds, littéralement, qu’Abel finit. Le jeune homme a bien le titre du film pour lui, fidèle et obéissant qu’il est à Marianne, mais c’est elle qui brille. Même l’onomastique lui sert : comment ne pas entendre, outre la référence à Marivaux certainement, le prénom de la « femme de la France » ?

Les autres, ce sont ceux qui gravitent autour d’elle. Elle possède les lieux : le bel appartement parisien, elle travaille au Sénat. Quand elle n’est pas au restaurant habituel avec Abel, la serveuse demande pourquoi « madame Marianne » n’est pas là. Elle capte l’attention de tous. Abel lui est soumis donc. Même la soupçonner de meurtre est séduisant à ses yeux. Souvent dans leurs dialogues, il multiplie les « pourquoi ? », « qu’est-ce que tu veux dire ? ». Il se laisse « trimballer » d’une femme à l’autre, d’un appartement à l’autre, sans protester presque, passivement. Seulement ses discussions avec Joseph et son enquête semblent le faire exister, jusqu’au possible rôle paternel qu’il s’apprête à remplir pour le jeune garçon.

Le seul qui semble résister à Marianne reste ce petit garçon. Du haut de ses dix ans, il est persuadé — ou feint de l’être- que sa mère a tué son père. Cette supposition parcourt tout le film sans jamais trouver de vérification. Elle se construit en histoire parallèle au triangle amoureux, et apporte un nouvel élément comique lorsqu’Abel décide de mener sa propre enquête. Joseph ne cesse de se nourrir d’histoires — les écouteurs qu’il place sous le lit de sa mère pour entendre toutes ses conversations avec Abel- et d’en raconter. C’est un garçon qui mène les adultes à la baguette et qui propose une interprétation différente des événements…libre au spectateur d’imaginer quelle est la vérité.

Marianne (Laëtitia Casta) / Crédits Allociné

Dans cette comédie dramatique, la durée est restreinte, mais les événements se multiplient. Les dialogues, ainsi que les paroles en off, font et sont le film. Sans leur qualité, qui rappelle définitivement celle des films de Truffaut par exemple, les situations manqueraient peut-être de saveur. Le tout semble finalement une ode à Laëtitia Casta, quelque peu manipulatrice, criminelle potentielle, celle qui remporte le combat des mots et de l’amour.

Hanna Laborde

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