Approche critique des sources : Les traités médiévaux d’escrime sont-ils fiables pour étudier le combat civil?

HistOuRien
5 min readFeb 21, 2017

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Il y a quelque temps, quand j’étais plus jeune (oui, je commence à parler comme un “vieux”), alors que je discutais avec l’un de mes compères historiens, nous nous sommes posé la question de la fiabilité des manuscrits médiévaux portant sur l’escrime de ce temps. En effet, jusque là, je ne m’étais pas vraiment posé toutes les questions qui normalement auraient dû me sauter au visage et je présentais ces documents comme des perles pour l’étude des duels judiciaires et du combat civil. Cependant, notre discussion a quelque peu ébréché mon vernis de certitudes et a fait émerger de nouvelles interrogations que je propose de partager avec vous dans les lignes qui vont suivre.

Les traités médiévaux d’escrime ont été produits par des maîtres d’arme de leur temps afin de transmettre leurs connaissances du maniement des armes à leurs disciples. Il en existe plusieurs dont probablement les plus connus : Johannes Liechtenauer, maître incontesté de l’école allemande à la fin du XIVe siècle, Hans Talhoffer (XVe siècle), l’un de ses disciples et Fiore dei Liberi, maître d’arme italien de la seconde moitié du XIVe siècle. Ces experts mirent par écrit leurs techniques dans l’art du duel pour en transmettre l’enseignement. Toutefois, il est bon de nous demander si ces manuscrits constituent bien une source fiable qui permettrait une meilleure appréhension des combats civils au Moyen Âge.

En effet, le type même de la source pose problème : un manuscrit qui nous est parvenu doit être passé par de nombreuses mains. Il n’est d’ailleurs pas certain que le maître d’armes ait lui-même couché sur parchemin ses préceptes. C’est parfois le travail d’un de ses disciples qui aurait rédigé le manuel du vivant du maître ou même après sa mort. De plus, pour qu’il se soit multiplié et répandu, ce document a dû être recopié par des moines ou par d’autres copistes et illustrateurs qui n’avaient probablement pas les connaissances techniques pour en comprendre les subtilités du contenu. Dans ces deux premiers points, nous voyons déjà où auraient pu se glisser des erreurs de transcription ou d’interprétation potentiellement trompeuses. Il est donc préférable d’aborder ces manuscrits et surtout leurs illustrations avec les mêmes précautions que pour toute source iconographique (voir article “[…] comment aborder l’iconographie médiévale?”).

Qui plus est, les illustrations manquent parfois de précision dans les mouvements représentés et la partie texte, écrite en vers, reste assez succincte et rudimentaire, ne pouvant pas, de ce fait, vraiment apporter davantage d’informations sur la manière exacte de procéder. En outre, le message est bien souvent codé pour garder le secret de certaines techniques, rendant le maître toujours plus fort que l’apprenti (le non-initié). Il est probable aussi que cela fut mis en oeuvre afin de rendre nécessaire le recours au maître ou à ses initiés afin qu’ils éclairent l’interprétation de l’enseignement écrit (contre rémunération?). De plus, nous ne savons pas si les pratiques dépeintes dans ces traités d’escrime étaient bien considérées comme la norme du combat à l’époque. Nous ne connaissons pas la place de cet enseignement dans la société de ce temps. Peut-être n’était-ce que l’ apanage d’une minorité, d’une élite sociale assez aisée que pour se payer les services de copistes et de maîtres d’armes. Peut-être même que ces manuscrits ne représentaient que des pièces de prestige gardées dans de riches bibliothèques sans avoir pour destin de servir réellement. Au vue de ces différents éléments, il est donc effectivement possible que nous n’ayons pas toutes les cartes en main pour bien comprendre ce type de documents et leur portée sur les modes de combat médiévaux.

Pourtant, si aujourd’hui nous avons encore accès à ces traités c’est qu’ils ont été plutôt “populaires” à leur époque, que leur enseignement était assez précieux et réputé que pour être reproduit, transmis et conservé. Rappelons que la fabrication d’un manuscrit sur parchemin coûtait assez cher au Moyen Âge. Certains des codex les plus travaillés pouvaient atteindre le prix d’une maison de pierre. Ici ça n’est pas à ce point le cas : les traités d’escrime ne sont pas richement enluminés. Justement, s’ils n’avaient été que des pièces de collection prestigieuses sans utilité pratique, ils auraient été davantage décorés. Le prix de la copie aurait été trop élevé pour un simple objet sans utilité mais pas assez pour une belle oeuvre d’art prestigieuse.

Pour ma part, il me semble donc que, malgré la distance que nous devons conserver vis-à-vis de ces sources, il demeure intéressant de s’y pencher sérieusement. Je pense que ça n’est que par la pratique et l’expérience des armes qu’il est possible de s’approcher un tant soit peu de l’enseignement que recèlent les traités médiévaux d’escrime. Même s’ils ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des combats en duel à l’époque, ils nous permettent de nuancer la vision de l’affrontement bourrin que nous en avons souvent. En outre, même si certains mouvements restent sujets à caution, l’expérimentation (même si elle aussi peut être remise en question) tend à nous éclairer sur les gestes et certains secrets des meilleurs escrimeurs du Moyen Âge. Ces manuscrits nous rapportent aussi les règles et les rituels qui régissaient les combats judiciaires. Comme un regard déformé vers le passé, ces traités nous renseignent sur les pratiques au moins d’une certaine élite guerrière de la société médiévale.

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JOHANNES LIECHTENAUER, MS. 3227a, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg, daté de 1389.

HANS TALHOFFER, Code de Gotha, MS XIX. 17–3, Gräfliches Schlob, Königseggwald.

FIORE DEI LIBERI, Flos duellatorum, MS Ludwig XV 13, J. Paul Getti Museum, Los Angeles, daté de 1410.

Illustrations tirées du Flos duellatorum de Fiore Dei Liberi, Voir supra, f°20v et du Code de Gotha de Hans Talhoffer, voir supra, sf°.

Voir aussi la bibliographie non-exhaustive d’Histoire militaire médiévale.

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