Roma : le cinéma numérique selon Alfonso Cuarón

Hugo Clery
6 min readFeb 26, 2019

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Mostra de Venise, le 30 août 2018. Les journalistes voient pour la première fois le nouveau film d’Alfonso Cuarón. Un film autobiographique en noir et blanc qui semble bien loin de la prouesse technologique d’un Gravity 5 ans plus tôt. Et pourtant, tout le monde s’accorde à dire que Roma est une expérience immersive techniquement impressionnante qui se doit d’être vue sur grand écran. Comble de l’infortune : le film ne sortira que sur Netflix. Malgré une diffusion en salles aux États-Unis (afin d’être éligible aux Oscars), une majorité le verra donc sur sa TV, son ordinateur, ou pire, son téléphone. C’est d’autant plus frustrant qu’Alfonso Cuarón a fait le choix de technologies ultra-modernes pour raconter une histoire bien loin des blockbusters.

Il y a, à l’origine, un double choix fort : celui du noir et blanc couplé à une image numérique extrêmement moderne. Sur les conseils de son fidèle cinematographer Emmanuel Lubezki (dit chivo), il jette son dévolu sur la caméra Alexa 65. Utilisée pour la première fois sur le tournage de The Revenant en 2015, cette caméra rend hommage au format pellicule large 65mm avec sa très haute définition de 6,5 K.

Je voulais tourner un film en noir et blanc de nos jours, qui regarde vers le passé. Je ne voulais pas cacher le numérique derrière une image cinématographique, mais plutôt explorer l’image numérique et embrasser le présent.

Alfonso Cuarón, The American Society of Cinematographers

Si Cuarón décide de s’équiper avec un matériel de pointe, c’est pour avoir un contrôle absolu sur son image finale. Son obsession du détail, qu’il partage avec David Fincher, traverse toutes les phases de création : pré-production, tournage et surtout, post-production. Pour Roma spécifiquement, l’enjeu est double : agir sur la lumière et (étonnamment) la couleur.

Traditionnellement, la formule consacrée pour décrire le travail du directeur de la photographie est “la sculpture de la lumière”. Ce qui inclut l’élaboration de la signature visuelle d’une production : du choix de la caméra et des objectifs, en passant par le style visuel et les choix de cadres avec le réalisateur. La formule prend tout son sens en noir et blanc puisqu’il travaille exclusivement sur la lumière.

C’est là que la Alex 65 entre en jeu : en plus de sa très haute définition, elle dispose aussi d’une plage dynamique étendue ou high dynamic range (HDR). La caméra peut donc capter avec plus de précision les détails et couleurs des hautes lumières comme des zones d’ombres de l’image. Derrière un choix technique se cache bien souvent une intention : celle de sortir d’un noir et blanc contrasté, ancien pour une image plus naturaliste, ce que lui permet le numérique.

Au-delà du style de l’image, Cuarón cherche surtout à assouvir son obsession du détail : la plage dynamique étendue lui permet de conserver les détails de chaque recoin de l’image.

“Je ne voulais faire aucune concession et pouvoir faire des superpositions avec ces superbes arrières plan : une combinaison de grands angles et faibles ouvertures d’objectifs, comme ce que l’oeil peut voir.”

Alfonso Cuarón, IndieWire

Cuarón apprécie particulièrement ce qu’on appelle les storytelling apertures, ces ouvertures d’objectif proposant une profondeur de champ quasi infinie. Dans Roma, cela se remarque dans une majorité de scènes où la netteté de l’image ne semble pas avoir de limites. C’est notamment ce qui lui permet de raconter une histoire grâce à tous les plans de l’image. Sur ce sujet précis, je vous renvoie vers Nerdwriter et Andrew de la chaine The Royal Ocean Society, qui en parleront bien plus en détails.

De l’importance des arrières-plans de Roma : chaque magasin a sa propre vie, sa petite histoire

L’inspiration que Cuarón avoue volontiers en interview, c’est celle d’Ansel Adams, photographe américain connu pour ses clichés du Grand Ouest des États-Unis. En plus du style visuel, dont on reconnait aisément l’influence dans Roma, Adams était aussi un grand technicien : avec Fred Archer, il élabore à la fin des années 30 un système permettant de déterminer la meilleure exposition d’une image lors du développement de la pellicule. L’objectif était d’avoir une photographie parfaitement exposée, aussi bien dans les hautes lumières que les zones sombres. Et pour cela, il manipulait chaque partie d’une image afin d’en régler les valeurs de tons, toujours en niveau de gris (du blanc au noir pur). C’est exactement cet esprit méticuleux que l’on retrouve dans Roma.

Au dessus : Ansel Adams, Farm workers and Mt. Williamson 1943 ; Au dessous : Roma

Car au-delà du numérique, Roma est pensé avant tout en noir et blanc. Et pourtant, Alfonso Cuarón a décidé de tourner en couleur afin d’appliquer ensuite une conversion monochrome. Sachant que deux éléments aux couleurs légèrement différentes peuvent produire un même niveau de gris, il serait impossible de les dissocier en post-production. Avec les informations colorimétriques captées par la caméra, il devient facile de les isoler pour mieux les manipuler. Cette opération, Cuarón l’a effectuée avec Steven J. Scott, coloriste pour Technicolor, et ce pendant 6 mois pour un total de près de 1000 heures de travail :

Ensemble, ils ont isolé des zones de l’image et manipulé couleurs et valeurs de tons afin d’atteindre le style monochrome qu’Alfonso Cuarón désirait “Il voulait décomposer l’image noir et blanc et avoir un contrôle sur chaque petit détail.”

Steven J. Scott, IndieWire

Pour les scènes difficiles à exposer, comme ce contre-jour ci-dessous, deux captations sont nécessaires afin de combiner le ciel et la mer en post-production. Ce procédé, David Fincher l’utilise aussi en combinant plusieurs prises dans un même plan, afin de proposer les meilleures performances d’acteurs possibles dans la scène finale.

Le résultat : une image extrêmement détaillée, au piqué exceptionnel, qui donne envie de s’arrêter quelques secondes afin d’explorer le cadre. C’est ce cadre, celui de l’image et celui de l’histoire, qui prend toute son importance dans Roma. Les choix de Cuarón sont réfléchis avec de vraies intentions de mise en scène, où l’image n’est jamais décorrélée de ce qu’elle peut raconter.

En 2018, il n’était pas le seul : Cold War propose par exemple une image monochrome plus stylisée, plus contrastée, pour servir l’ambiance du film. On y retrouve aussi un ratio d’image 4:3 permettant une attention supplémentaire sur les personnages. On pense aussi à Leto, qui voulait dépeindre les années 70 avec un noir et blanc moderne mais sans fioritures visuelles.

À l’époque où la couleur prime sur l’image cinématographique, la moindre occurrence d’une image monochrome peut être vue comme une figure de style. À tort puisque de nombreux cinéastes ces dernières années l’ont employé avec une efficacité qui balaie toute intention coquette (Noam Baumbach ou Alexander Payne, pour ne citer qu’eux). Que ce choix serve la narration ou simplement le ressenti du spectateur, il est toujours possible de faire parler la lumière au delà d’un supposé gimmick visuel.

Ce qui est encore plus marquant dans les choix de Cuarón, c’est son usage des dernières technologies : la captation 6K numérique, la HDR et même le son spatial Atmos sont autant d’arguments que l’on verrait volontiers associés à la dernière production Marvel. Et pourtant Roma prouve que les blockbusters n’ont pas le monopole de l’immersion et de la technique. Mais cela sert ou dessert-il l’histoire ?

Christopher Nolan a été très éloquent sur le sujet lors d’un panel organisé dans le cadre du festival Sundance en 2016 : contrairement au numérique, la pellicule permet cette suspension consentie d’incrédulité recherchée par une histoire cinématographique. Même son de cloche chez James Gray, qui expliquait à la Cinémathèque française en 2017 les raisons de son attachement à la pellicule, notamment pour tourner The Lost City of Z :

Avec le pellicule, l’image dégage une certaine mélancolie qui relègue cette image dans le passé. Le numérique me parait plus immédiat.

James Gray, La Cinémathèque française

Séquence à la 34ème minute

Ce qui ressort des déclarations de Nolan et Gray, c’est la définition du numérique comme un medium et non une technologie. Roma incarne la conviction d’Alfonso Cuarón que ce medium, couplé au noir et blanc, était la meilleure manière de raconter cette histoire autobiographique, une histoire qui appartient au passé. On pourrait alors dire que les arguments se tiennent dans les deux camps, mais ça serait cautionner cette confrontation stérile. Il n’y a pas de camps, juste différents partis pris artistiques.

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