La Cathédrale de poussière (42/52)

iamleyeti
4 min readNov 2, 2018

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Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Bradbury Challenge : 1 an, 52 semaines, 52 nouvelles. Qu’on se souvienne de notre place, toujours.

Deux minutes. Juste deux petites minutes et je ressors, promis. Donnez-moi rien que deux minutes. Je dois reprendre mon souffle. Faut que je pisse. Faut que je change mon patch de nicotine. Un instant… Merci. Oui. Attendez que je retire la combinaison… Merci. Pfff. Je respire enfin. On étouffe là-dedans. Encore plus quand on pense à ce qu’il y a là dehors. C’est incroyable. Impensable. Inimaginable. Tout ça, littéralement. Ils se sont pas fait chier les coquins. Tout est globalement formé avec le même matériau : une sorte de composé carboné, quelque chose de très simple, à l’origine organique, mais qui, avec le temps, se solidifie, se complexifie, se rapproche. Attendez, je dois boire un coup…

Ouais. Donc. Le terme « cathédrale » balancé par les journalistes… ils n’ont pas tort. On est pas loin du compte : des colonnes immenses soutiennent une sorte de coupole. Plus Mosquée bleue que Sainte-Sophie, mais vous voyez le genre. Au sol, comme des chaises, des piédestaux si voulez. Y’en a… Des milliers. Partout. C’est dingue. Quand y’a un appareil qui sonne ou qu’on bouscule une sculpture, c’est toute la structure qui tremble et qui vibre. La sensation… Je vous jure… On se sent ridiculement petits. Les distances sont folles. Il faut une heure pour traverser et… ça vous dérange de vous retourner pendant que je pisse ? Ouais… merci… Hum… Et attendez que je vous parle du Gardien.

Deux secondes… Ouais… Donc. Le Gardien. Je dirais une vingtaine de mètres de haut. Des yeux peints sur le corps, partout. Quatre appendices, comme des bras ; rien qui ne ressemble à des jambes. Il s’est éteint il y a bien longtemps, l’espace, les météorites et peut-être les radiations l’ont érodé. Entre ses doigts — des trucs gros comme les ailerons de la station spatiale — , des corps déchiquetés. Là encore, le temps a fait son œuvre, mais on devine des ossements, des armures, une arme encore fichée dans le métal. C’est là qu’on ne comprend plus très bien ; est-ce que la Cathédrale a été construite ici ou bien amenée ? Qui a bien pu faire décoller une structure aussi imposante ? Et pourquoi l’installer ici au milieu de nulle part ? Une seconde…

Quand on pense qu’on a failli passer à côté ! C’est insensé. Un bloc de matière organique qui flotte dans le néant, loin de toute planète. C’est définitivement une race que nous ne connaissons pas. Aucun doute là-dessus… Oui, oui, j’y retourne. Deux secondes. Faut que je remette ma combinaison, donc un instant, hein. C’est juste que j’ai besoin de respirer autre chose que cet oxygène recyclé ! Je sais exactement quand j’entame ma bonbonne filtrée, y’a toujours cette odeur de vieux pet qui me chatouille les narines. Ne faites pas ces visages-là. Suivez-moi si vous ne me croyez pas. Enfilez une combinaison et venez vous joindre à vos explorateurs. On est bon qu’à crever pour vous… Désolé… maître.

Je suis désolé de m’être emporté…

Oui…

Oui…

Très bien.

Je vous demande de m’excuser. Pardonnez-moi. Parfois, escalader ces forteresses de glaces, glisser dans ces lacs d’acide, foncez à travers ces jungles de marbre me font oublier la chance que j’ai d’appartenir à ma caste. Je dois tenir mon rang, je le sais. Seulement… je crois que vous ratez réellement le vrai voyage. Il n’est pas dans ce que nous filmons. Il n’est pas dans les échantillons de poudre et d’ossements que nous ramenons. Il se trouve dans le premier pas qui foule le couloir et soulève une poussière qu’aucun vent cosmique n’a jamais soulevée. Venez, suivez-moi, découvrez le vrai plaisir de l’exploration. La solitude soulevée. La curiosité assouvie. L’oubli effacé. Nous pillons les statues, mais la vraie beauté, elle se trouve dans ces murs qui n’ont pas bougé depuis des millénaires. Les bâtisseurs de cette cathédrale n’existent sans doute plus sous aucune forme ; ni squelettes, ni molécules, ni souvenir, ni esprit. Tout a disparu, emporté par le temps. Et je suis le premier à les réveiller. Ils se joignent à moi. Ils me suivent, silencieusement, vérifient que tout se déroule comme prévu. Quand vous aviez dit de passer par l’entrée… vous vous trompiez. Ce n’était qu’un débarras, une sorte de réserve pour des pièces détachées… Oui, celles du Gardien.

Non, il ne démarrera plus jamais… Laissez-moi finir… Nous sommes passés par un autre chemin, plus beau, plus grandiose. Je sentais leur présence à mes côtés, impatients qu’ils étaient de me faire découvrir leurs splendeurs.

Oui…

Et j’arrête la poésie, promis…

Bon… ben…

J’y retourne alors.

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