Intérieur-s #5

BERNARD PLOSSU x RALPH GOINGS

Intérieur-s
6 min readMay 23, 2020

--

“I was really depressed (…) because I felt like a painter yet I couldn’t make paintings.” – Ralph Goings

Aujourd’hui Intérieur-s met en lumière des parcours croisés. Celui d’un photographe qui a voyagé en terre impressionniste dans l’univers de Monet et celui d’un peintre qui utilisait ses pinceaux pour ‘photographier’ l’Amérique dans sa banalité. Depuis la naissance du médium, photographie et peinture n’ont eu de cesse de partager une intimité forcée, nécessaire ou recherchée. C’est dans cet espace intermédiaire, dans cette relation étroite que le peintre Américain Ralph Goings s’inscrit comme en témoigne cette troublante citation.

Habiter une contradiction

Quand j’ai vu pour la première fois les images de Ralph Goings, je me suis demandée ce que j’étais en train de regarder. Mon réflexe fut de me rapprocher, de zoomer. Bien que ressemblant comme deux gouttes d’eau à des photos, ces images n’en étaient pas. Pourquoi utiliser les pinceaux pour singer à ce point le réel ?

L’hyperréalisme, le désir de se rapprocher de la réalité dans ses couches les plus intrinsèques ne serait-il pas d’une certaine manière une entreprise poétique ? Le besoin de mimétisme et l’envie d’emprunter les codes d’un médium sans y avoir recours, une prouesse ?

Allons faire un tour du côté des jardins de Monet. C’est sur invitation des musées de Giverny que le photographe s’est prêté à l’exercice de la prise de vue d’un lieu dont la vocation première était d’abriter les désirs du peintre et de leur donner corps. Comme il l’explique dans un entretien filmé à l’occasion du vernissage de l’exposition en 2015, l’objectif de Plossu était ‘d’essayer de retracer un itinéraire intime de Monet’ dans les lieux où le peintre a lui-même vécu.

Cette commande constitue un hommage direct du photographe à la peinture et célèbre la porosité entre les deux genres plus que leur rivalité. Adepte de voyages, Plossu nous entraîne dans la campagne française et nous invite à une contemplation de ses jardins. Point d’exotisme pour nourrir un œil contraint de trouver le beau dans un environnement familier.

Baignée de tons sourds, la photo de Giverny nous immerge au cœur d’un univers sensible, dans les vapeurs bucoliques d’une rêverie. Avec ses lignes aux contours embrumés, Plossu nous fait douter de la réalité d’un paysage qui semble appartenir à un autre monde. Le recours au savoir-faire de l’atelier Fresson, réputé pour son procédé au charbon, confère aux tirages de ce travail une épaisseur particulière et en accentue le caractère pictural.

En le représentant, le regard du photographe s’éloigne du réel. Son image touche d’autres strates. Sensibles, intimes et introspectives. Comme un poème sans mots. Tout l’inverse de la démarche de Goings qui cherche à nous en mettre plein les pupilles.

Jeux de lumières

Un frisson parcourt les feuillages rouges qui guident le regard jusqu’aux eaux froides et miroitantes où se réfléchit la silhouette tremblante des arbres qui entourent le bassin. Cette réflexion d’une nature repliée sur elle-même enferme le regard dans une boucle qui nous aspire et nous ramène inlassablement au rouge éclatant du premier plan. L’oeil se perd volontiers dans ce tourbillon, la conscience se laisse happer par les détails, les tonalités, le grain. La lumière blafarde d’un ciel gris, reposante, vient nous faire goûter à une douce mélancolie.

La lumière dans le tableau de Ralph Goings est plus vive, plus chaude. Cependant comme chez Plossu, elle entre dans l’œuvre, indirectement, par réfléchissement sur la surface des objets. On le devine, une fenêtre n’est pas loin. Le peintre l’utilise pour souligner l’existence du hors-champ et offre au regard, prisonnier de ce décor bouché, un peu d’oxygène.

Avec le temps, son oeuvre se radicalisera jusqu’à voir apparaître en arrière-plan un fond noir qui décontextualisera ses natures mortes trahissant l’obsession de réalisme du peintre. À travers des objets du quotidien, la représentation elle-même devient objet d’étude.

La réalisation d’une copie plus vraie que nature s’inscrit dans la pratique du peintre. Avez-vous remarqué le soin apporté à la transparence du verre ? Le lustre chromé des couverts ? Ces traces irrégulières de moutarde à l’intérieur du pot ? Dans cette quête de vraisemblance, il dévoile la supercherie autant qu’il oeuvre à la masquer. La peinture de Ralph Goings est plus qu’un mensonge avoué, elle est le mensonge assumé d’une technique qui célèbre son savoir-faire, s’inscrit dans la tradition du trompe-l’œil, en dépasse les limites et s’amuse à semer la confusion dans l’esprit du regardeur.

Emprunter les codes

Ralph Goings peint comme son contemporain, William Eggleston, photographiait les Etats-Unis : à hauteur d’objet, célébrant la couleur et l’ordinaire. Sa description du territoire américain est abordée à travers une série de natures mortes et de scènes de vie figées dans un moment de banalité des périphéries.

Pour le peintre, le diner aura été un sujet d’étude à part entière. Il se sera autant intéressé à ses parkings qu’à ses intérieurs et en offre ici un plan rapproché. Dans une logique presque cinématographique, il nous livre sa vision de l’americana. Dans leur ensemble, ses toiles font l’inventaire des stéréotypes d’une culture du fast-food et de la route.

Du sucrier au vase, en passant par la carte du restaurant et aux condiments, rien n’a été laissé au hasard; tout a été méticuleusement disposé, dans l’attente du futur client. À moins que ces ustensiles ne soient que des contenants factices aux contours d’autant plus soignés qu’ils se trouvent vides de sens.

Pas une ombre de vie à l’horizon, l’espace est déserté pour mieux accueillir la lumière. Une lumière cristalline, aux accents platine. Le regard navigue d’un objet à l’autre, aimanté par le vernis des choses. La vibration des couleurs, l’éclat des surfaces possèderaient presque des qualités hypnotiques. Dans leur contemplation, les bruits environnants ont cessé d’exister. L’objet s’improvise alors support d’une solitude singulière où l’on finit par se retrouver en tête-à-tête avec soi dans un moment d’oubli.

La culture américaine est observée à la loupe, on en dissèque les caractéristiques en même temps qu’on les dépeint. On célèbre le goût du détail et on laisse au pinceau le soin d’examiner l’identité d’un pays par le biais de ses surfaces. Un regard franc, froid qui reconnaît sa filiation au mouvement de la straight photography.

En résulte un certain détachement. Une certaine blancheur de l’image. Suis-je touchée par cette scène ? Non. Suis-je impressionnée par le talent du peintre ? Oui. Il s’agit davantage d’esthétique que d’émotion et c’est quelque chose qui m’intéresse autant que le sentiment qu’elle peut transmettre.

La photo de Plossu m’embarque dans un univers flottant bien que tangible. Ce paysage existe et pourtant me donne l’impression de léviter dans des limbes. Il utilise le médium pour en dépasser les frontières et se détacher du réalisme associé à l’appareil photo. Il joue lui aussi avec ses fonctionnalités même si son but s’écarte de celui du peintre : Bernard Plossu cherche à traduire l’esprit d’un lieu, nous en laisser une impression. Il ne cherche pas à démontrer ou valoriser sa technique.

Ces démarches, dans leurs divergences, participent pourtant d’un même élan. Photographe et peintre s’efforcent de faire oublier l’outil pour transporter le regard dans leurs imaginaires.

--

--