L’intelligence artificielle et la disparition des interfaces non naturelles

Comment la conversation en langage naturel avec les machines conduit à la disparition des interfaces écrans (UI) et de la technologie.

David Leclercq
10 min readJan 15, 2018

#IntelligenceAmbiante #VUI #AgentsConversationnels #IHM #NUI #FilterBubbles #Anthropomorphisme 🇺🇸 English version

HAL 9000 (à gauche) et Dave (à l’envers) dans 2001, l’Odyssée de l’espaceSource

Le destin des ordinateurs, à l’instar de toutes les technologies de masse comme l’électricité, le papier ou l’eau courante, est de devenir invisibles, c’est-à-dire de se fondre dans nos existences, d’être omniprésents et nulle part, de se tenir silencieusement à notre disposition. Michio Kaku dans Une brève histoire du futur : Comment la science va changer le monde (2011)

La friction technologique est cette expérience commune mais relativement peu documentée que l’entrepreneur et data scientist Rand Hindi décrit en introduction de sa conférence TEDxPARIS. Il y raconte comment nous sommes devenus victimes d’« hallucinations » lorsque l’on ressent, à l’endroit de sa poche ou veste, une vibration fantôme semblant émaner du téléphone alors qu’aucune activité n’a eu lieu.

Venu de loin et non sans détours, le concept de friction technologique n’a pu se réifier que grâce à notre acceptation et invitation progressive de la technologie au sein de notre vie, de notre quotidien et de nos habitudes, du Web 1.0 au Web 3.0 : le web sémantique dans lequel nous sommes actuellement.

Du web 1.0 au web 4.0 (2012) — Source

En effet, les usages nomades et numériques qui ont émergé depuis l’avènement du téléphone connecté aux satellites ont évolué de manière spectaculairement intrusive dans la vie des utilisateurs/consommateurs.
Ces derniers, bien que conscients d’avoir une extension non organique au bout des doigts et à force de baigner dans l’intelligence ambiante* sont victimes de troubles de l’attention, de pollution mentale, de nomophobie* (Fear Of Missing Out *— FOMO) et autres TOCs contemporains.

* Désigne le milieu créé par les appareils (expression employé par la Commission Européenne et synonyme d’informatique ubiquitaire) — Wikipedia.org

* La nomophobie est une phobie liée à la peur excessive d’être séparé de son téléphone mobile. Les scientifiques ont formalisé cette idée de peur de la coupure par l’acronyme FOMO (Fear of missing out) — Wikipedia.org

* Fear Of Missing Out : Peur de manquer quelque chose.

L’évolution des ordinateurs : la course à la miniaturisation et à la diffusion dans le milieu ambiant — Wikipedia

Derrière ces syndromes se cache l’arrivée de la troisième ère de l’informatique : l’informatique ubiquitaire (voir “ubiquitous computing” ou “ubicomp”), terme utilisé la première fois en 1988 par Mark Weiser du Xerox PARC pour désigner sa vision du futur. Cette informatique se retrouve bien à l’origine et oeuvre tel un chef d’orchestre vers un changement de paradigme sociétal contemporain, responsable en partie de la transformation digitale.

Présentation des services les plus appréciés du 1er iPhone par Steve Jobs (2008) — Source

La sortie du premier iPhone en 2007 avec l’intégration du navigateur web, de la géolocalisation et de l’appareil photo au sein d’un même objet a préparé en long et en large le terrain phygital (contraction des termes physique et digital), tentaculaire et le plus souvent fermé des écosystèmes propriétaires.

L’évolution des usages sur smartphone de 2008 à 2020 illustrée par les données exprimées ci-dessous permet d’appréhender le phénomène de servicialisation de l’économie et de transformation digitale précités.

Services accessibles et utilisés régulièrement depuis un smartphone en 2012 :

Infographie

Nombre d’applications disponibles sur l’App Store d’Apple de 2008 à 2020 :

Nombre d’applications (en millions) disponibles sur l’App Store de 2008 à 2020 — Source

La progression exponentielle du nombre d’applications sorties sur les stores depuis ces dernières années démontre l’idée que la société de services a besoin de toujours plus de communication, d’innovation, de complexification, de rapidité et de données pour obtenir en retour les feedbacks et données nécessaires à toute optimisation et amélioration du système existant.

Si l’on peut de nos jours se passer de montre, d’agenda ou d’appareil photo, il n’est plus possible d’envisager une journée en société sans téléphone ou connexion internet et il est de plus en plus difficile pour l’utilisateur moderne de prendre du recul et de ralentir face à l’accélération permanente du monde du travail.

Luigi Reggiani @ Salon Data Marketing (Décembre 2017) — Crédits

Selon l’évangéliste data & analytics Google, Luigi Reggiani lors d’une conférence au salon Data & Marketing à Paris, l’ère de l’assistance est une révolution dont les composantes sont d’être ambiante — du fait d’être connectée en permanence et globale — et augmentée dans le sens de poussée vers les besoins et attentes des utilisateurs. Ces dernières concernent, la plupart du temps, la fluidité et la rapidité des échanges et interactions au sein des écosystèmes digitaux.

C’est en partie pourquoi l’interaction vocale demeure la manifestation la plus aboutie technologiquement et la plus naturelle depuis le développement et l’introduction de Siri jusqu’à M de Messenger, en passant par Ozlo ou Viv.
Une des principales raisons du succès de cette nouvelle forme d’interaction est que l‘on parle environ 7 fois plus vite que l’on n’écrit à la main et 3 fois plus vite qu’au clavier.

Les agents conversationnels, nouveaux génies du logis

D’après le cabinet d’études Gartner, 20 % des interactions que nous aurons avec notre smartphone en 2019 se feront par l’intermédiaire des assistants personnels.

Bande annonce de K 2000Source

Considérés comme étant hands-free + eyes-free, les assistants virtuels ou VUIs (Voice User Interfaces) sont conçus pour être accessibles et intégrés à chaque point de contact de nos parcours quotidiens via une écoute passive du consommateur, dans l’attente de phrases passes/mots-clés afin d’exécuter les souhaits énoncés.

« (…) Siri inaugure un âge proactif de l’informatique et appartient en conséquence à une nouvelle génération d’outils que les constructeurs nomment les « do engines » en référence à la catégorie plus ancienne des « search engines », ces moteurs de recherche dont Google reste la représentation emblématique. » Usbek & Rica (2016)

À l’instar des objets connecté et comme l’écrit Nicolas Santolaria dans son livre Dis Siri, les VUIs ont élargis le spectre des possibles en pénétrant la classe d’objets orientés action et non uniquement recherche.

« The best interface is no interface » Golden Krishna (2012)

Ces “nouvelles” interactions homme-machine qui avaient été envisagées autour de 1950 avec le test de Turing permettent des usages qui simplifient la technologie au point d’en faire disparaître le support physique, voire de faire oublier au consommateur l’intelligence artificielle présente via le software sur les différents serveurs ou embarquée au sein de l’appareil en mode hors connexion.

Siri et l’humour d’Apple — Nicolas Santolaria « Dis Siri » Source

Depuis la mise sur le marché des assistants virtuels nomades comme Siri avec la sortie de l’iPhone 4S (Octobre 2011), le consommateur a accès, sous réserve d’être sur le réseau, aux bases de données constructeurs lui permettant d’effectuer n’importe quelle requête et action par la parole. Du temps qu’il fera aujourd’hui jusqu’à l’envoi d’un email sans les mains, l’utilisation de la voix comme interface donne de nombreuses possibilités — en terme d’accessibilité et d’interaction avec la machine — dont la fiction nous inspire depuis HAL 9000, K 2000, Jarvis (Just A Rather Very Intelligent System) et tant d’autres.

Bien que la conception et la production de robots anthropomorphes soient complexes et coûteuses, les innovateurs du numérique s’engagent vers l’IA et l’invisibilité de la technologie afin de :

  • Simplifier et accélérer les interactions des utilisateurs, pour répondre à une demande croissante en ce sens,
  • Déconnecter visuellement des écrans ubiquitaires, pour permettre aux utilisateurs de se ré-approprier leurs capacités d’attention, et renouer paradoxalement avec le contact “humain”.
Pepper partenaire exécutif de l’agence Lonsdale au capital sympathie élevé.

La disparition des interfaces écrans au profit d’interfaces naturelles est caractéristique et étroitement liée à l’intérêt croissant pour tout ce qui touche à l’optimisation d’expériences proposés via l’expérience utilisateur, client et employé (UX/CX/EX).

“A physical object that disappears into the experience” Jon Ive sur l’iPhone X

Depuis le CES 2017 et la démonstration de force de l’intégration des assistants personnels à l’écosystème domestique, un autre phénomène est apparu dans les médias : l’IA washing (pratique consistant à abuser du terme IA). Invitée sur la place publique — à en croire le volume de contenus créés, et cet article en fait parti — le phénomène grandissant autour de l’IA a notamment conduit à la prise de parole des prospectivistes et figures publiques afin de définir les contours et tenter de faire prendre conscience des enjeux sociétaux sur l’éducation de demain.

« Cette omniprésence de la commande vocale est en train de faire deux victimes : les interfaces graphiques et la dimension matérielle des produits. » Olivier Ezratty au sujet du CES 2018.

Les révélations d’Edward Snowden ainsi que la théorie des filter bubbles d’Eli Pariser ont permis de présenter au public l’éventail des conséquences d’une mauvaise gestion des données (orchestrées par l’IA depuis notre smartphone) sur la vie privée et de mettre en lumière les mécanismes d’exposition aux fake news. Cela n’a pas empêché la crise de la dernière élection américaine puis française, ni le vote de la FCC abrogeant la neutralité du net.

« La personnalisation est basée sur une négociation. En échange du service de filtrage, vous transmettez aux grandes entreprises une énorme quantité de données sur votre vie quotidienne — dont vous ne pourriez pas faire confiance à vos amis pour une une grande partie de ces données. » Eli Pariser, The Filter Bubble: How the New Personalized Web Is Changing What We Read and How We Think

Cependant, la minorité de personnes, designers, dirigeants et acteurs de l’innovation, consciente de ces sujets, se doit de communiquer autour des décisions qui impactent sur le long terme les usages de l’utilisateur, consommateur, client, employé, etc.

A nous de prévoir les bons modèles de conception et de faire circuler la bonne information pour favoriser l’émergence des usages les plus adaptés aux modes de vie contemporains.

D8 par EoY_cha nSource Dribbble

En résumé

  • Via la technologie ubiquitaire, l’intelligence artificielle est au centre des usages nomades et la tendance est à l’accélération.
  • L’anthropomorphisme est un moyen détourné de créer du lien malgré les peurs du Grand Remplacement par la technologie.
  • La vague d’IA washing devrait avoir à terme un effet bénéfique à travers la vulgarisation et la sensibilisation aux enjeux sociétaux d’éducation.

Bonus fact

  • La moitié des tâches effectuées aujourd’hui dans le monde et de manière globale peut être automatisée par des technologie existantes selon une étude McKinsey Global Institute.

“The real problem with the interface is that it is an interface. Interfaces get in the way. I don’t want to focus my energies on an interface. I want to focus on the job…I don’t want to think of myself as using a computer, I want to think of myself as doing my job.” Don Norman in 1990

Pour aller plus loin 🛫

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David Leclercq

UX/UI Designer @ IBM Studios Paris / #AI #design #research: https://d-7.fr/futureofdesignxai/ ✍️ #Test&Leap #UXdesign #DesignThinking ⁂