Jusqu’à l’effacement ?

Isabelle Reusa
3 min readApr 7, 2019

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A l’époque où je travaillais sur le projet d’API de la Rmn, une des choses que j’ai préféré faire a été de lier les métadonnées du fonds d’images à Wikidata. Cette interconnexion a beaucoup apporté au projet, et elle a aussi conduit à un constat surprenant et attristant. Comme j’ai souvent été interrogée à ce sujet, j’ai pensé qu’il valait un article.

Quand le projet Images d’Art a commencé en 2012, le fonds d’images de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais comptait environ 800.000 images numériques des œuvres des musées nationaux français (et d’autres musées français, étrangers, ainsi que quelques collections privées…). Les métadonnées des œuvres étaient celles d’un fonds destiné à la vente d’images, et pour cette raison limitées aux informations de base. Notamment, elles n’étaient pas reliées au discours sur les œuvres, artistes, mouvements, qui sont produites par les musées dans le cadre de leur mission. (La mission de la Rmn étant 1. de numériser les œuvres d’art des musées nationaux et 2. de commercialiser les images).

Voici en quelques mots, la démarche et le constat.

Dans ce fonds d’images, une œuvre d’art a un “auteur” (ou plusieurs), qui désigne la personne qui l’a créée. Cette personne est souvent un artiste, mais pas forcément : il peut s’agir par exemple, de l’auteur fortuit d’une photographie, qui prend la valeur d’une archive et se retrouve ainsi dans la collection d’un musée ; un auteur peut également ne pas être identifié comme personne, tels les Maîtres du Moyen Âge ; l’objet en question peut aussi avoir été produit dans un atelier ou une fabrique et n’avoir pas d’auteur, etc. En bref, “auteur” peut signifier plusieurs choses, mais généralement bien sûr, un artiste identifié et connu. En 2012, il y avait environ 40,000 auteurs recensés dans la base de la Rmn.

Voici ce que nous avons fait : nous avons relié à Wikidata à peu près tout ce que nous avions dans nos métadonnées : les noms des musées qui conservent les œuvres ; les villes et pays (dans lesquels se trouvent les musées ; où sont nés, ou morts, les artistes ; où ont été trouvées les pièces archéologiques), les matériaux et techniques (aquarelle, ébène, cyanotype), les périodes (Renaissance, dynastie Ming), styles (rococo, impressionnisme), et bien sûr : les auteurs. Heureuse surprise : 30% de nos auteurs ont pu être connectés à des personnes indexées dans Wikidata. Cela signifie que 30% des auteurs présents dans notre base, avaient une page dans au moins une langue de Wikipédia. Grâce à cette connexion, réalisée en 2013, nous avons enrichi notre base avec des informations qui nous manquaient. L’une d’entre elles était le sexe des auteurs.

Nous pouvions maintenant compter combien nous avions d’artistes femmes, ou plus exactement, combien nous avions d’artistes dont ont pouvait dire qu’ils étaient des femmes. Le résultat a été plus dramatique que ce à quoi je m’attendais : seulement… 7% des auteurs enrichis par les données Wikidata étaient des femmes, et elles étaient l’auteur de seulement… 3% des œuvres du fonds! Le choc a été grand.

J’ai essayé de comprendre et de relativiser cette énorme sous-représentation des femmes dans ce fonds d’images, qui représente principalement les collections des musées nationaux français, par les facteurs qui entrent en jeu :

  • seulement 30% des auteurs ont été reliés à Wikidata (cependant, je ne pense pas que cela joue sur le ratio, car pourquoi les métadonnées des femmes seraient moins susceptibles d’être alignées que celles des hommes ?) ;
  • tous les artistes présents dans le fonds de la Rmn n’avaient pas de page Wikipédia et par conséquent n’étaient pas enregistrés dans Wikidata (depuis, des projets ont vu le jour pour améliorer la représentativité des femmes dans Wikipédia) ;
  • toutes les œuvres des musées n’étaient pas numérisées ;
  • toutes les œuvres numérisées ne sont pas versées au fonds de la Rmn, dont l’objectif premier est la vente d’images (par exemple, la Rmn diffuse commercialement les images d’une sélection d’œuvres de musées étranger : les œuvres stars de la Tate, du Prado, du Met…).

Alors bien sûr, ces chiffres de 7% et de 3% sont à prendre pour ce qu’ils sont, une ébauche, mais ils illustrent un phénomène documenté, à savoir le millefeuilles de facteurs — dans les conservations de musées, dans les pages Wikipédia, dans les offres commerciales — qui ont conduit à rendre les artistes femmes moins présentes dans les salles de musées, leurs œuvres moins étudiées, moins montrées, moins numérisées et moins diffusées, et peut-être aussi moins sélectionnées lorsqu’il s’agit de vendre des images.

Jusqu’à l’effacement ?

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Isabelle Reusa

I talk about digital distribution of cultural+media content, APIs, disruptive tech & models. After Toronto/London/Edinburgh I live+work in the greater Paris.