Cinéma:

J.A. Essosso
8 min readMar 11, 2015

Effets visuels français

Ni vus, ni reconnus

UGC Distributions

Les effets visuels font partie intégrante du cinéma. En France, ce secteur manque pourtant de reconnaissance. Souvent invisibles à l’œil nu, leur réalisation suppose une grande quantité de travail, à l’image de ce qui a été réalisé sur De rouille et d’os.

Transformer Edith Piaf en cul-de-jatte, c’est possible. Au cinéma du moins. Dans De rouille et d’os, sorti en 2012, le réalisateur Jacques Audiard raconte l’histoire d’amour de deux écorchés vifs. Le premier est un jeune père de famille un peu marginal. La deuxième, une dresseuse d’orques victime d’un accident qui lui a coûté ses jambes.

Pour le premier rôle féminin, le metteur en scène du Prophète fait appel à Marion Cotillard. Hors, aux dernières nouvelles, la Française révélée dans Taxi marche sur ses deux jambes. Le recours aux effets visuels (en anglais visual effects, VFX) s’impose.

Audiard choisit donc la société Mikros Image pour faire disparaître les tibias de l’interprète de La Môme. Sur le plateau de tournage, Cédric Fayolle, superviseur des effets visuels, est assisté d’un autre membre de son équipe. « On s’assure qu’on va pouvoir truquer ce qu’ils sont en train de tourner », explique t-il. L’assistant prend des photos, note de focale, et la hauteur des caméras. Pour que les effets visuels ne deviennent pas une contrainte pour le réalisateur, Cédric Fayolle a dû trouver un système. « Jacques Audiard voulait raconter son histoire et pas que ce soit un film à effets spéciaux. C’est quelqu’un qui aime travailler vite et les effets visuels ralentissent toujours un peu les tournages », se souvient-il. Le superviseur revient quelques temps plus tard avec ses solutions pour faire disparaître les jambes de Marion Cotillard. « Je lui ai dit ‘‘tu ne t’occupes de rien. On va lui mettre des collants verts à pour que tu voies ce qui n’existera plus et ensuite tu tournes comme tu veux’’ ».

Après le tournage, arrive le temps de la postproduction. Pour réaliser les effets visuels de De rouille et d’os, Cédric Fayolle a notamment étudié les films ayant déjà eu recours à ce genre d’effets visuels. « Le plus connu c’était Forrest Gump. » Dans le film de Robert Zemeckis, le lieutenant Dan Taylor interprété par Gary Sinise se retrouve amputé des deux jambes, lors de la guerre du Viet Nam.

« Nous nous sommes intéressés aux techniques qu’’ils avaient employées, en sachant que Forrest Gump a 20 ans. A l’époque, on utilisait des caméras fixes ou des systèmes très lourds de motion control pour refaire le même mouvement. Nous voulions simplifier le processus », détaille Cédric Fayolle. Les jambes de Gary Sinise ont été enveloppées dans un tissu bleu spécial, puis effacées par ordinateur. La société Industrial Light & Magic (ILM) s’est chargée de la réalisation de ces effets visuels.

Les précédents travaux de Cédric Fayolle sont aussi un bon outil pour préparer De rouille et d’os. En 2008, il travaille sur Tokyo!, un film composé de trois courts-métrages. Le superviseur VFX de Mikros Image intervient sur Interior Design, le segment réalisé par Michel Gondry. « Le premier rôle féminin se transforme en chaise », indique t-il. Pour les besoins du film, celui-ci a dû changer les jambes d‘Ayako Fujitani, l’actrice principale, par des jambes en bois. La Japonaise a tourné ses scènes avec des collants verts. De son côté, Cédric Fayolle a filmé les décors sans la comédienne. Il a retravaillé toutes ses images sur ordinateur et a ajouté des jambes de bois à Ayako Fujitani.

« Ca a plu à Audiard, car ce procédé lui permettait d’être complètement libre en caméra à l’épaule ».

Les effets visuels de De rouille et d’os reposent sur le même principe. Cédric Fayolle commence à effectuer les premiers tests avec l’un de ses graphistes. Sur l’image suivante, ce dernier marche sur les genoux. Le superviseur a effacé une partie de ses jambes.

Après les phases de test, Mikros Images passe au film d’Audiard. Les jambes de Marion Cotillard sont effacées et remplacées par des images de synthèse. Cédric Fayolle se sert des scènes de Marion Cotillard, affublée des collants verts et des prises de décor qu’il a tournées sans les acteurs pour créer les effets visuels. Le procédé est très lourd. « Il faut que les images du décor suivent le mouvement de caméra des prises avec les comédiens. » Le superviseur doit entièrement redécomposer les images sur ordinateur.

En studio, trente personnes s’activent. Après quatre mois de travail, De rouille et d’os sort en salles. Le résultat est bluffant, on oublie les jambes de Marion Cotillard. Une prouesse que semble avoir appréciée Jacques Audiard. Basé au Canada, dans l’antenne de Mikros Image, Cédric Fayolle travaille actuellement sur le dernier projet du réalisateur, Dheepan. « Le sujet et les effets spéciaux du film n’auront rien à voir avec de Rouille et d’os », précise le superviseur, qui n’a pas le droit d’en dire plus. Le long-métrage devrait être prêt pour la 68e édition du festival de Cannes.

Les invisibles du cinéma français

Ils font partie des grands absents des Césars. Depuis 1976, année de la première cérémonie, le cinéma français snobe les effets spéciaux. A l’étranger, plusieurs académies lui ont dédié une catégorie, mais au pays des frères Lumière, l’art du trucage semble mineur. Les effets spéciaux sont pourtant apparus en France.

Georges Méliès en est l’un des précurseurs. Dès 1897, il débute, à Montreuil, la construction des deux premiers studios français. Le réalisateur y tourne de nombreux films et multiplie les innovations techniques. Pour L’homme orchestre, Méliès se duplique et crée à lui tout seul une formation musicale. Dans Le diable géant ou le miracle de la madone, le démon surgit à l’écran dans un nuage de fumée.

Lucio Franco Amanti

En 1902, le cinéaste réalise l’une de ses plus grandes œuvres. Dans Le Voyage dans la lune, le Français s’attaque à la science-fiction. L’image de la lune frappée à l’oeil par une fusée marque l’histoire du cinéma. Le film connaît un franc succès, notamment aux Etats-Unis.

Les Oscar précurseurs

C’est d’ailleurs à Hollywood que les effets spéciaux commencent à obtenir une reconnaissance, au début du siècle. L’Académie des arts et des sciences crée les Oscars en 1928. Il s’agit de la première grande cérémonie du cinéma. Onze ans plus tard, Les gars du large d’Henry Hathaway reçoit un Oscar d’honneur pour ses effets visuels et sonores et l’année suivante, en 1940, une catégorie propre est créée. La Mousson remporte la première statuette. Jusqu’en 1962, effets spéciaux et son sont associés dans la même récompense.

Au Royaume-Uni, il faut attendre 1983 pour voir une catégorie apparaître aux Baftas, l’équivalent britannique des Oscars apparu en 1947. Cette année-là, la concurrence est rude. Quatre films, devenus cultes depuis, s’affrontent: Tron, E.T. l’extra-terrestre, Blade Runner et Poltergeist. Les Baftas privilégient l’horreur à la science-fiction et récompensent Poltergeist, un long-métrage réalisé par Tobe Hooper et produit par Steven Spielberg.

Otto Rivers

Le film remporte 121 millions de dollars au box-office mondial, un succès pour l’époque (cette année, il bénéficiera d’un remake produit par Sam Raimi, un spécialiste de l’épouvante). Aux Etats-Unis, 76 millions de dollars sont récoltés et Poltergeist décroche trois nominations aux Oscars, dont une pour les meilleurs effets visuels. Il s’y incline aux dépens d’E.T., mis en scène par le prolifique Spielberg. L’équipe victorieuse se compose de Carlo Rambaldi, Kenneth F. Smith et Dennis Muren. Ce dernier détient le record du nombre de nominations (15) et de victoires (8) dans la catégorie. Depuis E.T., de nombreux classiques du septième art se sont illustrés aux Oscars pour leurs effets visuels, de Forrest Gump au Retour du roi en passant par Matrix. En 2015, Interstellar, la super-production cérébrale de Christopher Nolan s’est imposée, mais la statuette aurait pu atterrir dans les mains d’un Français. Accompagné de Nicolas Aithadi, Jonathan Fawkner et Paul Corbould, le Rhodanien Stéphane Ceretti, superviseur des effets visuels, était en lice grâce au travail réalisé sur Les Gardiens de la galaxie.

Un retard français

Si les Baftas et les Oscars culminent aux sommets des récompenses du cinéma, ils ne sont pas les seuls à célébrer l’art du trucage. En 1987, douze ans après la première cérémonie des Césars, l’Académie des arts et des sciences cinématographiques d’Espagne crée les Goyas. La catégorie des meilleurs effets visuels apparaît dès la deuxième édition. Actuellement, le cinéma français ne reconnaît toujours pas les créateurs d’effets spéciaux. Un constat que déplore Cédric Fayolle.

«On devient le seul pays où les effets spéciaux numériques ne sont pas représentés dans ce genre d’événements.»

A Hollywood, ce secteur d’activité est devenu si important qu’une cérémonie lui est exclusivement consacrée. Depuis 2003, les Visual Effects Society Awards récompensent les effets visuels du cinéma, de la télévision et des jeux vidéo. En 2013, Mikros Image obtient une nomination pour son travail sur De rouille et d’os. « On n’a pas gagné mais on a été à Los Angeles, c’était bien sympa », raconte Cédric Fayolle.

En France, le dernier long-métrage de Jacques Audiard est un succès public et critique. Près de deux millions de spectateurs se sont rendus dans les salles pour découvrir les performances de Matthias Schoenaerts et Marion Cotillard sur grand écran. Aux Césars, De rouille et d’os obtient neuf nominations, l’équipe du film quitte la soirée avec quatre statuettes (meilleur espoir masculin, meilleure adaptation, meilleure musique et meilleure montage). Le travail de Mikros Image n’est pas récompensé. Trop invisible.

Laëtitia Bezain

Jacques-Alexandre Essosso

Pierre Pillet

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