Shikoku, l’île du bout du monde
Levé aux aurores, je traverse ce matin le gigantesque passage piéton de Shibuya. Le jour se lève à peine sur les quelques fêtards encore éméchés qui s’orientent en titubant vers les bouches de métro qui viennent d’ouvrir. Tout autour du croisement, les écrans géants éteints en cette heure matinale prêtent au centre de Tokyo d’habitude si bouillonnant d’énergie une atmosphère de fin du monde. J’ai déjà la tête ailleurs, je quitte l’oppressante immensité urbaine pour chercher sérénité et silence plus au Sud. Mon objectif, l’île de Shikoku. La plus petite des quatre principales îles qui composent l’archipel. Pourquoi Shikoku en particulier ? Peut-être parce que j’ai par le passé déjà exploré les alentours de Tokyo. J’ai passé plusieurs jours dans le Nord, sur l’île d’Hokkaido afin de visiter sous la neige les structures de glace du festival annuel de Sapporo. J’ai pris le Shinkansen vers l’Ouest jusqu’à Kyoto, passant par Nagoya, Osaka, Nara et Kobe. Shikoku en revanche c’est l’inconnu, c’est une région plus en retrait et moins pétillante que le Japon auquel je me suis habitué jusqu’à présent. Plus éloigné des grandes villes, c’est la promesse de découvrir des sites délaissés par la plupart des touristes pressés. J’ai choisi Takamatsu comme ville de départ, non seulement car l’aller en avion depuis Tokyo y est facile mais aussi parce la ville constitue une base d’exploration privilégiée pour partir à la découverte des petites îles de la mer intérieur. En atterrissant à Takamatsu, je découvre les nombreuses collines qui entourent la ville. L’île de Shikoku en est recouverte en son centre. Plus on se rapproche de la mer plus celles-ci s’effacent et laissent la place aux habitations qui pullulent, comme partout dans le pays lorsqu’il il y a un peu d’espace. Le ciel chargé de nuages gris rend l’atmosphère de la ville un peu triste. A la sortie de l’aéroport, je décide d’explorer les environs. J’ai lu qu’il ne faut pas manquer le jardin japonais de Takamatsu, celui-ci date de plusieurs centaines d’années et était arpenté du temps des samouraïs par les membres de l’un des principaux clans de la préfecture. Un traditionnel chemin serpente au milieu du jardin, il guide le visiteur d’un point de vue à un autre et empêche de sortir du parcours délimité. Je marche sur des ponts de bois qui traversent des étangs couverts de nénuphars, grimpe les quelques marches qui mènent à un promontoire d’où l’on peut observer le jardin dans son ensemble. Malgré les multiples louanges lus, le lieu me laisse sur ma faim. Certes, tout est parfait, certains arbres font même l’objet d’une taille particulière depuis des dizaines d’années, le paysage est sculpté et nivelé avec une précision délirante. Se dégage de l’ensemble une impression de sérénité et d’obsession. Le lieu est une illustration du Wabi-Sabi japonais. Dans l’esthétique nippone le Wabi est la simplicité et la mélancolie face aux phénomènes de la nature. Le Sabi, lui, l’inévitable patine de l’âge et l’humilité devant les résultats du temps qui s’écoule. Une philosophie qui pourtant contraste avec la volonté apparente ici de chercher à tout contrôler. Contempler le travail inexorable du temps qui passe ou le façonner selon son désir ? Le Japon n’est pas à une contradiction près.
Je mets le jardin derrière moi et me dirige vers la maison d’hôtes réservée pour ce soir. C’est la fin de la journée et il fait déjà nuit lorsque je franchis la porte d’entrée de la maison de Takeshi, qui m’accueille en français ! Je découvre que sa femme et lui ont vécu deux années, non pas en France mais en… Côte d’Ivoire, via un programme humanitaire du gouvernement. Sur place, Takeshi s’est rendu compte que le français n’allait pas le soutenir dans tous ses échanges de la vie quotidienne, il s’est donc également lancé dans l’apprentissage du Wolof, dialecte qu’il maîtrise aujourd’hui parfaitement. En discutant avec mon hôte je découvre que le quotidien de la vie à Takamatsu n’est pas rose pour tout le monde. Comme dans beaucoup de campagnes japonaises les jeunes ont rejoint la ville en masse. Ici, les habitants vivent de peu et occupent parfois des métiers alimentaires, contraints par une économie qui stagne. Signe extérieur de cette réalité : certains bâtiments tombent en décrépitude et le train qui relie la ville avec sa banlieue à des airs d’antiquité, encore un contraste avec la métropole. Takeshi m’apprend que le gouvernement japonais cherche à favoriser l’attractivité de la région auprès des touristes. Les typhons particulièrement virulents de ces derniers mois n’aidant pas, il a même été décidé de rendre les nuitées dans la ville gratuites pour les étrangers. Alors que je m’apprête à lui verser les 6 000 Yens que je lui dois pour mon séjour chez lui, il m’annonce que je n’ai rien à lui régler et que l’Etat lui versera la totalité de la somme. N’ayant moi-même pas été prévenu de cette mesure avant mon arrivée, je doute sérieusement de son efficacité quant à attirer des voyageurs étrangers. Je note avec ironie que comme souvent au Japon, ça fonctionne sur le papier, et qu’en pratique c’est une autre histoire. Et je ne suis pas surpris le soir lorsque je m’endors, seul dans un dortoir de six lits.
C’est très excité que je me réveille le lendemain. Aujourd’hui j’ai prévu de me rendre sur Naoshima une petite île de la mer du Japon située au large de Takamatsu accessible en moins de deux heures par ferry et qui a la particularité d’être recouverte d’oeuvres d’art exposées en plein air. L’île abrite également le musée d’art moderne Chichu, imaginé et construit par Tadao Ando l’un des architectes japonais les plus célébrés dans le monde. Je fais la traversée par le premier bateau et débarque sur l’île alors qu’elle sort de sa torpeur nocturne. Il n’y a pas foule ce matin, seuls quelques touristes débarqués avec moi m’accompagnent de loin. Je suis la route et passe devant les premières installations, une citrouille creuse en fer rouge et une cage blanche déstructurée qui fait face à la mer, le décor est planté. Une fois à l’intérieur de l’édifice d’Ando. Je suis frappé tout d’abord par la sobriété du lieu construit tout de béton, le matériau signature de son créateur. Lors de la conception du bâtiment, l’architecte a souhaité modifier le moins possible la courbe naturelle de la colline et intégrer sa cathédrale de béton au paysage de sorte qu’elle ne soit quasiment pas visible de l’extérieur. J’en ai fait l’expérience ce matin à bord du ferry, depuis la mer, tout au plus peut-on distinguer ça et là des ouvertures aux formes géométriques qui marquent les emplacements des différents puits de lumière. A l’intérieur, je me laisse guider en suivant le parcours pensé pour le visiteur. Je traverse un couloir sans plafond ouvert sur le ciel et emprunte un escalier qui s’enroule autour d’un puit triangulaire. Derrière son appellation de musée, le bâtiment n’accueille en réalité que les oeuvres de trois artistes, Claude Monet, Walter De Maria et James Turrell. Ando leur a dédié un espace de plusieurs salles, construites spécialement afin de mettre le mieux en valeur les oeuvres de chacun. Les toiles de Monet sont regroupées dans une unique pièce blanche aux évocations familières pour celui qui a déjà pénétré à l’intérieur du musée de l’Orangerie à Paris. Je médite dans la salle dédiée aux créations de Walter De Maria dont les ombres changeantes s’étirent au fur et à mesure que le soleil dans le ciel suit sa course diurne. Et je suis stupéfait par les créations de James Turrell et son travail autour de la lumière m’interpelle. Assis dans une salle vide et rectangulaire éclairée par un néon lumineux qui recouvre quasiment tout le plafond, je cherche à sonder les murs silencieux qui m’entourent. Alors que je lève les yeux, je suis frappé de voir un nuage qui soudain fait son apparition dans un coin du plafond. Ce que j’avais pris pour un néon de lumière artificielle est en réalité le ciel nuageux d’aujourd’hui : la salle est entièrement ouverte sur l’extérieur et je ne m’en étais même pas aperçu ! Une phrase de l’artiste me revient, ce n’est pas la lumière qui change, mais l’individu qui la perçoit. L’expérience du musée Chichu me remplit de sérénité et je remercie ma bonne étoile de m’avoir guidé jusqu’à ce lieu si excentré.
Je reprends le cours de ma marche autour de l’île et passe à proximité de la Benesse house, un hôtel-musée également construit par Ando qui propose à des visiteurs plus aisés de passer la nuit sur l’île au cœur même de l’œuvre de l’artiste. Comme souvent au Japon, le lieu est emprunt d’une quiétude singulière, le temps semble suspendu. En témoigne la démarche nonchalante de cet homme en costume que je dépasse sur la plage, il me semble que si l’on vient d’aussi loin pour arpenter les chemins de Naoshima c’est aussi parce que la visite de l’île est prétexte à une visite intérieure. Un temps de respiration salvateur dans un quotidien au rythme effréné. En milieu d’après-midi j’atteins un village de pêcheurs aux maisons pour le moins originales. Certaines bâtisses ont été mises à disposition de jeunes artistes à qui l’on a donné pour seule consigne d’utiliser leur imagination afin de faire revivre l’esprit du village. L’une de ces maisons, fruit d’une nouvelle collaboration entre Tadao Ando et James Turrell, m’intrigue tout particulièrement. Avant d’entrer on m’explique qu’une fois à l’intérieur je devrai longer le mur de la main pour me repérer dans la pénombre. Effectivement, dès les premiers mètres à l’intérieur je suis plongé dans l’obscurité la plus totale. Dans la pièce principale on me fait m’assoir sur un banc et le silence s’installe. Dans le noir les minutes s’écoulent. J’essaie en vain de distinguer l’espace qui m’entoure, mais je suis aveugle. J’entends seulement les bruits de respiration de mes voisins. Très difficilement au début, je commence à deviner sur le mur d’en face un pâle halo lumineux. Plus les minutes s’écoulent, plus mes yeux se font à l’obscurité et je distingue de mieux en mieux les contours de cette forme luisante. Encore quelques minutes et je perçois à présent distinctement un panneau de lumière blanche en face de moi. Mes yeux totalement habitués à l’obscurité, le guide m’autorise à me lever et me déplacer librement dans la pièce. Quel sentiment étrange de pouvoir désormais distinguer les recoins les plus obscurs de la pièce alors que quelques instants auparavant je ne pouvais quitter le mur de la main. Comme dans la salle du musée Chichu, la lumière ici n’a pas changé d’intensité depuis mon arrivée, seule ma perception s’est adaptée. Quel enseignement plein de sagesse nous livre une nouvelle fois l’artiste qui rend la vision à celui qui sait attendre patiemment. De retour dehors, la lumière du jour, elle, commence à diminuer. Je prends le chemin du petit port par lequel je suis arrivé ce matin et je rentre à Takamatsu par le dernier ferry.
De bonne heure aujourd’hui j’ai quitté Takeshi et son auberge de Takamatsu en bus pour traverser l’île de Shikoku du Nord vers le Sud. Un trajet de plusieurs heures qui me fait emprunter les nombreux tunnels creusés dans les collines de l’île. L’art de l’ingénierie japonaise qui n’a pas eu d’autre choix que de dominer un environnement parfois peu propice à la multiplication des villes et des habitants. Cette tendance aujourd’hui s’inverse totalement, non seulement le Japon vieillit mais il rétrécit, le pays prévoit de perdre presque 30 millions d’habitants dans les 20 prochaines années et il faudra à l’avenir maintenir en état ces infrastructures du passé. Vers midi, je fais escale dans la ville de Kochi. Comme je dispose de quelques heures avant mon train, j’arpente la ville au pied levé. Je grimpe même jusqu’au château qui, perché sur une petit colline, domine les constructions urbaines. La ville encaissée dans une cuvette ouverte sur l’océan ne ressemble en rien aux autres villes plus connectées dont le voyageur errant autour de la mégalopole Tokyoïte fait l’expérience. Je note avec une pointe d’ironie qu’au Japon, au départ abasourdi par l’excentricité du quotidien et la radicale différence des codes esthétiques du pays, le voyageur aguerri finit par chercher l’unique dans la banalité. Comme on est fin Novembre et que le fond de l’air est doux, je m’attable au comptoir d’un restaurateur qui a posé bagages au milieu de la rue et j’avale un bol de ramen, bruyamment, selon l’usage.
De retour à la gare, je profite des quelques échoppes pour acheter des provisions pour ce soir, car Takao, chez qui je dormirai, m’a prévenu qu’il fallait apporter son dîner, il n’y aura aucun commerce ouvert à proximité. Mes provisions emballées, je prends le train régional (ponctuel évidemment) et traverse des champs de cultures ensoleillés jusqu’à une station à l’Ouest de la ville où il m’a donné rendez-vous. Arrivé à destination, Takao m’accueille d’un grand sourire. Il a 33 ans, plus jeune que je me l’imaginais. J’ai repéré par hasard sa maison d’hôte sur internet en préparant mon périple et j’ai décidé de faire un détour sur mon itinéraire pour le rejoindre dans les moyennes montagnes de l’île. Comme je n’ai pas de véhicule, je lui avais proposé lors de nos échanges par email de faire le trajet à pied pour le rejoindre, une bonne randonnée mais faisable pour un amateur de marche. Lui avait refusé tout net en m’annonçant qu’il viendrait me chercher à la gare en voiture, preuve s’il en fallait une du sens inégalé de l’accueil des hôtes japonais. Sur le trajet, j’apprends que comme mes deux précédentes nuits à Takamatsu, je serai son seul client ce soir. Nous empruntons une route qui grimpe en serpentant au milieu de la forêt jusqu’à arriver à un petit hameau perché en altitude, c’est ici m’annonce-t-il qu’il a posé ses valises il y a plusieurs années. Takao fait partie de cette génération de jeunes japonais fraîchement débarqués sur le marché du travail et déçus par ses réalités. Les organisations nippones leur promettant en plus de très lentes perspectives d’évolution et de faibles responsabilités, des horaires éreintants et une hiérarchie écrasante. A 26 ans il a donc décidé de quitter Tokyo pour s’installer sur Shikoku et bénéficier pendant trois ans d’une pension du gouvernement. Un programme qui finance le retour des jeunes dans les campagnes délaissées. Cela fait maintenant six ans qu’il s’est installé dans sa nouvelle vie et je sens bien que ce garçon, même s’il ne me le partage pas ouvertement, a vécu son lot de difficultés. Takao me présente également son père retraité. Il y a plusieurs mois le père est venu prêter main forte au fils et le soutenir dans son entreprise. Il a prévu de rentrer auprès de leur famille à Tokyo le lendemain et m’annonce que par conséquent il m’invite à partager avec lui et Takao un dîner de fête qu’il a préparé pour l’occasion. Je suis évidemment ravi, non seulement je peux partager un moment de leur quotidien, seul avec mes deux hôtes au cœur des montagnes, et puisque qu’aucun des deux ne parle anglais c’est également l’occasion rêvée de mettre à l’épreuve mes bases de japonais. Sorti à l’air frais dans la cour de la maison, je peux remarquer à quel point l’emplacement de la maison est bien choisi. Le village est perché sur le pan d’une colline orientée vers le Sud. Au loin le regard porte et la douce courbe des montagnes éclairées par un soleil couchant contraste plus que jamais avec l’horizon citadin des semaines passées. Je laisse mon regard se perdre en suivant ces crêtes s’effacer dans le lointain. Devant moi la vallée toute entière est une immense forêt dense. Alors que la nuit tombe et que le calme s’installe, les bruits de la nature se font plus distincts. J’écoute les oiseaux japonais qui se répondent et me demande si un oiseau jurassien aurait, lui, besoin d’un traducteur pour communiquer avec ses semblables. Takao m’a réservé une surprise, devant la maison il a construit un petit établi qui abrite deux bains individuels, il s’agit en fait de deux fours à bois chacun surmontés d’une cuve en métal. Je comprends qu’un peu de travail m’attend quand je le vois sortir de sa réserve des billots de bois et deux haches. Dans les montagnes le confort se mérite. Le bois coupé et le feu préparé, il ne nous reste plus qu’à attendre que l’eau chauffe. Plus tard dans la soirée, alors que le ciel s’est dégagé, c’est sous un tapis d’étoiles que je m’immerge dans l’eau brulante. Dans le bain d’à côté, Takao fait de même et nous restons tous les deux muets devant le spectacle qui s’offre à nous. La bise nocturne qui monte de la vallée offre un rafraichissement salvateur, au milieu de l’automne c’est le monde inversé. Je savoure cet éphémère moment de partage avec mon hôte Japonais, et c’est plein de gratitude que je me glisse dans mon futon cette nuit-là.
Ayant quitté Takao et son père plus tôt ce matin, je fais à nouveau route vers le Sud. Encore un train à prendre, puis un bus qui longe la côte Pacifique et me voici arrivé au bout du monde. Ohkinohama, littéralement grande plage en Japonais. Effectivement, dès ma descente du bus je me trouve aspiré par l’immense étendue de sable blanc qui se trouve à mes pieds. Extatique, je suis happé par les visions des rouleaux qui s’abattent sur le rivage. Au milieu des vagues, je distingue un petit groupe en combinaison qui s’est donné rendez-vous, Ohkinohama est une plage prisée par la communauté des surfeurs de l’île. La plage est idéalement placée au point de confluence de courants marins chauds qui viennent affleurer le littoral et offrent un terrain de jeu de premier choix pour les amateurs de glisse. Je prends à peine le temps de déposer mon sac et rejoins le groupe dans l’eau. Sa température atteint encore les vingt degrés et le soleil qui décline doucement à l’horizon suffit largement pour me réchauffer. Sentiment d’ivresse. Mes camarades improvisés et moi restons au milieu des vagues de longues heures, jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les reliefs de l’île. Je frissonne dans la bise d’automne venue du large, il est temps de rejoindre l’Onsen de l’hôtel.
Mitsu, mon hôte ce soir, m’explique qu’il a construit l’Onsen lui même. L’eau qui jaillit dans le grand bassin est puisée à des centaines de mètres juste sous l’hôtel puis est chauffée par un ingénieux système de panneaux solaires. L’hôtel lui, est plus qu’original. Construit dans les années soixante par le père de Mitsu, il s’agit d’un bâtiment blanc de sept étages qui domine la plage. Il n’y a pas d’autre construction visible à proximité et le bâtiment jure un peu avec la nature intacte des environs. Mitsu me confirme que l’hôtel a dans le passé compté jusqu’à soixante-dix chambres et des dizaines d’employés. Aujourd’hui la plupart des chambres ont été vendues à des citadins qui souhaitent échapper, quelques semaines par an, aux sollicitations de la vie urbaine. En héritant de son père, Mitsu et sa femme sont restés les deux seules personnes en charge de la gestion quotidienne, de l’accueil des clients et des travaux d’entretien. Le contraste entre le bâtiment d’origine et son utilisation actuelle est saisissant. L’hôtel entier a été réaménagé avec les moyens du bord, certaines pièces trop grandes pour être entretenues ont simplement été vidées et délaissées. Côté décoration : coquillages, bibelots et mobilier récupérés çà et là. Sur le grand comptoir d’accueil désormais inutile trône un aquarium ; l’ancienne salle à manger a été, elle, transformée en bar de plage, un poêle à bois au milieu et des banquettes de voiture pour s’asseoir autour. Ce grand hôtel vide me fait penser à l’immense hôtel de Shining, le film qui met en scène Jack Nicholson perdant la raison isolé dans les montagnes et arpentant les immenses salles d’un complexe hôtelier figé dans le temps. Espérons que mon hôte lui, a gardé toute sa tête ! Lors de nos échanges, Mitsu me confie qu’il aime particulièrement rencontrer les voyageurs éphémères venu d’horizons tous différents et prend un plaisir évident à partager avec moi sa vision d’un accueil éco-responsable. L’atmosphère est très particulière la nuit quand seules quelques ampoules éclairent et que le reste des espaces, silencieux et vides, sont plongés dans l’obscurité. La pénombre est propice à l’inflammation de l’imagination, et peut-être aurais-je mieux fait de ne pas convoquer aussi tôt mes souvenirs du film de Stanley Kubrick. Depuis le balcon de ma chambre je chasse les mauvais esprits en écoutant le son des vagues en contrebas.
Me voici ce matin qui pédale sur la route faisant le tour de la presqu’île qui continue plus au Sud. J’ai emprunté un vélo à Mitsu et suis parti aux premières lueurs du jour, longeant l’océan à ma gauche. Puisque je suis venu jusqu’ici, autant aller jusqu’au bout du chemin et parcourir les derniers kilomètres qui me séparent du cap Ashizuri, l’extrémité Sud de l’île. Le cap Ashizuri, c’est également là que se situe le temple 38 du Henro Michi, un chemin de pèlerinage qui relie entre eux les 88 temples que compte l’île de Shikoku. Le Henro Michi est accompli chaque année par des milliers de personnes et il est connu dans le monde entier. On reconnaît facilement les pèlerins à leurs habits traditionnels : toge blanche, chapeau de paille tressé et le traditionnel bâton assorti ou non de clochettes, selon la fantaisie du marcheur. Long de 1200 kilomètres, il faut compter un à deux mois pour parcourir le circuit dans sa totalité. En plus des nombreux pèlerins que je dépasse sur ma selle, je croise aussi beaucoup de retraités dont ce groupe de joueurs de croquet absorbés par leur partie et que je salue de la tête en arrivant à leur hauteur. La route que j’emprunte fait régulièrement étape dans les petits ports de pêche qui s’accumulent comme un chapelet de colonies humaines au bord du littoral. Je passe à côté d’un bâtiment de quatre étages qui ressemble à un parking pour voitures comme on en trouve dans les grandes villes. Seulement il n’y a pas d’accès assez large pour les véhicules. C’est une fois que j’ai dépassé la structure que je comprends son utilité. Il s’agit d’un bâtiment destiné à accueillir tous les habitants du village en cas de tsunami, il faut dire que la plupart des habitations sont situées en dessous du niveau inondable.
En milieu de journée et au détour d’un chemin, le phare du cap d’Ashizuri apparaît comme par surprise devant moi et me voici brusquement arrivé à destination. Le chemin s’arrête net surplombant les falaises qui plongent dans la mer. À côté du phare se trouve le temple 38, c’est le plus grand temple que j’ai vu sur l’île depuis mon arrivée. Pour la première fois de mon séjour au Japon cette année, j’accomplis le rituel de purification avant d’entrer dans l’enceinte du temple. Au bord de la fontaine je me lave d’abord les mains et la bouche puis pénètre à l’intérieur du périmètre sacré. Le lieu est calme et serein. J’avance sur l’esplanade de pierres blanches avec en son centre un grand bassin dans lequel des carpes aux couleurs fluorescentes viennent percer la surface de l’eau de leur bouche béante. Je ne suis pas seul. A ma droite un peu à l’écart, une femme, un bâton d’encens dans la main, murmure une prière dont l’écho résonne, porté par le vent. Je monte la volée de marches qui mènent au temple. Sous l’auvent de bois, je fais face à l’intérieur obscur au fond duquel je distingue des icônes aux pâles reflets d’or et m’incline en signe de respect. Par deux fois je frappe dans mes mains, selon la coutume qui veut que le visiteur annonce ce faisant sa présence aux divinités du lieu. Une fois ressorti de l’enceinte, je monte jusqu’au promontoire qui domine les falaises en contrebas. Le ciel est caché par endroits par un sombre écran nuageux que viennent percer çà et là les rayons blancs du soleil. Une centaine de mètres plus bas les vagues du Pacifique se brisent avec fracas et jets d’écume. Une nouvelle fois mes yeux se perdent dans l’infini de l’océan. Je respire l’air chargé d’effluves marines et profite du temps qui se ralentit, c’est à partir d’ici que commence le chemin du retour.