Les Humanités à l’age numérique

Jean-Luc Besset
11 min readMay 26, 2020

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Depuis que l’Homme est sur Terre, il a vécu, lutté contre les éléments, développé ses forces et ses techniques, inventé la roue, l’écriture, la machine à vapeur, l’électricité et les ordinateurs. Il a vaincu des grandes maladies et a même marché sur la Lune. Il a aussi souffert, haï, aimé et espéré. Et n’a cessé de croire.
L’Humanité s’est peu à peu constituée en tribus, puis en peuples et en nations qui se sont donnés des chefs. Ces peuples se sont alliés ou combattus, réconciliés, battus à nouveau dans un cycle sans fin, pour des raisons de survie, d’espace, de croyance ou par simple rivalité.
Souvent par incompréhension et préjugés.

L’empire des Humanités

Les Historiens

Assez tôt, des conteurs transmirent oralement les mythes des origines, des cosmogonies aux récits fondateurs des cités. Puis quelques-uns s’attachèrent à relater de manière plus précise les événements du passé et à les consigner à l’écrit.
On les appela Historiens. Leur activité se codifia et devint un métier et avec l’ambition ultime de former des nouvelles générations et l’édification des futures.

Longtemps cantonnés aux conquêtes et à la vie des grands hommes, leurs travaux s’orientèrent vers des sujets moins glorieux mais tout aussi éclairants, depuis l’étude de la vie quotidienne, celle du peuple comme des élites, à l’économie, à la culture, aux structures familiales, aux goûts, aux mentalités, aux idėes, jusqu’à embrasser la totalité de l’expérience humaine passée.
De grands noms comme Thuculide, Herodote, Gibbon, Michelet, Bloch, Braudel ont porté haut la gloire de la discipline.

Des milliards de pages ont été noircies de faits, de causalités et de perspectives. Pour un même événement combien d’approches et d’angles de vues différents, opposés ou complémentaires ! Et l‘Histoire ayant un appétit d’ogre, toute expėrience humaine est vouée à être irrémédiablement engloutie dans le passė, immense océan dont chaque partie recèle un monde en soi, souvent inexploré et jamais entièrement capturé. Car tout est Histoire.
Un concert punk en 1977, historique! Une marche pour les droits civiques en 1961 en Alabama, un nouveau film, un livre, une découverte médicale, un match de basket entre deux petites universités, le lancement du Macintosh
en janvier 1984, un fait-divers tragique, une nouvelle sėrie tv, un road-trip de Bruce Springsteen encore inconnu à San Francisco en 1969, tous historiques
à des degrés différents bien sûr , creusant un sillon plus ou moins fort dans le destin et la mémoire des hommes.
Jusqu’à des vacances privées en Toscane, connues des seuls membres d’une famille est leur l’Histoire. Dans ce cas le journal comme les biographies et les mémoires apportent aussi leur pierre à l’édifice immense de la connaissance de la totalité des expériences humaines.

Les écrivains

Pourtant le compte n’y est pas.
Car à côté des historiens, depuis près de six siècles, d’autres individus ont raconté d’autres vies que les nôtres, imaginé et dévoilé livre après livre la diversité des expériences, des comportements et des sentiments humains ayant existé ou pouvant advenir: Les écrivains.
Leurs contemporains les considèrent comme des fournisseurs de distraction, d’envoûtement ou de plaisir, destinés à nous évader quelques heures dans un fauteuil, un train, sur la plage ou dans un lit. Ils se trompent.

La vérité est que les écrivains ont été appelés à la rescousse par les historiens et, depuis appartiennent à la même Confrérie secrète. Leur vrai rôle, avec la fiction, est de nous dévoiler une part de la condition humaine, de son devenir, de ses sentiments, ses rêves et ses craintes. Historiens et écrivains cartographient de manière précise l’expérience des hommes, le romancier comblant par l’imagination les trous dans la raquette de l’historien.

Derrière chaque fiction, il y a un sentiment, un personnage, un caractère,
un univers, une expérience particulière que chacun de nous a vécu, aurait pu vivre ou pourrait vivre. La quête impossible de Don Quichotte, la mélancolie conjugale d’Emma Bovary, le sentiment d’être étranger à la vie, à soi-même et aux autres de Meursault chez Camus, le lyrisme de la jeunesse de la Plaisanterie de Kundera, l’apprentissage et l’infériorité sociale éprouvée par Martin Eden, les paradis perdus et la mémoire involontaire de Proust, les amours impossibles de Roméo et Juliette, le sens de l’honneur de Rodrigue,
le temps qui passe et l’attente par Drogo dans le Désert, l’amour démesuré d’une mère dans la Promesse de l’Aube, la vengeance froide d’un Edmond Dantès sans oublier la nostalgie du foyer d’Ulysse…
Des milliers exemples qui témoignent d’une humanité, d’expériences et de sentiments bien plus vieux que nous. Éternels orgueilleux, chacun de nous pensions ouvrir des chemins vierges, nous ne faisons qu’emprunter des sillons immémoriaux.

Les artistes

Mais un troisième larron s’est invité au club et nous aide à comprendre l’humain, ce drôle d’animal qui a toujours eu besoin d’une corde où vibrent ses sensations et ses rêves et d’un lien avec la Beauté, qui comme l’écrit Dostoïevski dans l’Idiot sauvera le monde.

Au fil des siècles, les artistes, qu’ils soient poètes, peintres, sculpteurs ou musiciens ont assumé ce rôle, à la fois essentiel et accessoire, de fixer dans une forme intemporelle les œuvres de l’esprit.
Du foisonnement animal sur les parois des grottes obscures aux vitraux des cathédrales, du Quattrocento à Monet, Renoir, Matisse et Picasso, de Marcel Duchamp aux installations vidéos, de Vinci à Warhol, des chansons d’amour courtois à Bach et aux Beatles, des quatrains d’Omar Khayam aux sonnets de Baudelaire et aux aphorismes de René Char, la réalité de la vie vécue,
sa trivialité, sa duplication, l’argent mais aussi l’énigme, le rêve et le mystère ont nourri le questionnement de l’homme sur lui-même et son rapport au temps.

Un océan d’Humanité(s)

Pour résumer, tandis que nous nous contentions de cueillir un instant de plaisir à la lecture d’une page, à la contemplation d’un tableau ou à l’écoute d’une chanson, cette confrérie millénaire des historiens, des romanciers et des artistes a de loin en loin, consciencieusement bâti un océan de savoir sensible, rempli de signes, de lettres, de sons, d’images et de formes.

Cette confrérie a finalement dressé depuis des siècles la cartographie de la totalité de l’expérience humaine, ses rêves, ses sentiments, son passé, ses espoirs, ses créations. Ce n’est pas pour rien que nous avons longtemps regroupé ses leçons sous le nom d’​humanités​.

La grande invasion digitale

Mais l’Histoire ne finit jamais, car à la fin siècle dernier, un événement capital a bousculé la scène, l’irruption du Digital.

Longtemps le scientifique a vécu confiné dans un monde de chiffres éloigné de celui des lettres. Sciences dures et sciences humaines ne se mêlaient plus comme à la Renaissance. Le savant ne se racontait pas d’histoires lui, seul dans ses calculs et ses équations, dans son bureau ou son laboratoire, à inventer des formules, concevoir des techniques, à dépasser des limites en mathématique, physique, chimie, médecine et biologie, jusqu’à inventer l’informatique. De brillants entrepreneurs ont fait le reste.

En quelques années, le monde des affaires, de notre vie, nos loisirs se sont transformés. Et depuis les choses se sont accélérées, l’ingénieur sur les épaules du scientifique s’est brusquement invité dans l’Histoire et sans hésiter a mis les pieds en travers de la porte.

Le digital qui n’était à l’origine qu’un nouvel accès à l’information parmi d’autres, est devenu avec l’invasion des smartphones, l’objet quasi-unique de notre attention dans un mode de vie accéléré et tendu par les contraintes économiques. Car ce qui n’a pas varié d’un iota depuis nos ancêtres c’est la longueur de nos journées, elles ne font toujours que 24 heures ! Et que faisons de ce temps si précieux ? La masse des usages digitaux se rue aujourd’hui vers la consommation d’un contenu pauvre, distribué ou suggéré par les algorithmes et destiné à nous distraire de la vraie vie, à capter puis piloter notre attention. Bref à coloniser notre cerveau.

Car ici aussi règne la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Si nous avons cinq minutes devant nous (et nous n’avons TOUJOURS que cinq minutes) que préférons-nous regarder ? Une énième vidéo de chats ou un nouveau regard sur un œuvre d’Art? Vous connaissez la réponse. (Sauf si vous ne préfériez au chat la photo du verre de vin en bord de plage d’un ami sur Instagram)

Notre paysage mental a muté. De terre vierge, connue de nous seul, isolée
et sauvage, parcourue par le grand vent de notre seule imagination, de notre mémoire et notre volonté, il est devenu brusquement un champ étudié, cartographié, exploré, découpé, traqué, exploité. Bref un business.
Les plus grandes capitalisations boursières actuelles sont le fruit de ce business.

Notre expérience numérique est aussi devenue le territoire exclusif du présent. Nous avons perdu en profondeur et en rapport au temps ce que nous avons gagné en communication à distance.

Un enfant européen du début du dernier siècle était plus proche, dans sa vie comme en pensée de son aïeul du Moyen-Âge issu du même village que de son jeune homologue de Delhi ou de Patagonie. Aujourd’hui c’est l’inverse.

De même, durant leur jeunesse nos parents et grands-parents avaient gardé un lien précieux avec le passé, à travers des histoires de famille, l’école de la transmission, la lecture des livres, uniques véhicules vers les mondes perdus (grâce à la confrérie des humanistes, bien sûr !). L’exotisme était ailleurs, dans la dimension spatiale, dans ce qu’on appelait «les pays lointains».
Aujourd’hui cet exotisme a trouvé refuge dans la dimension temporelle: Hier.

Notre paysage mental et ses connivence a vu basculer son axe du vertical vers l’horizontal, de la transmission à la communication.

Nous vivons à l’ère de l’horizontalité, des fausses informations, de l’instantanéité et des bulles cognitives, génératrices d’ignorance, de divisions et de haines.

L’intelligence artificielle

Mais auparavant et plus discrètement, au milieu du siècle passé, d’autres graines furent plantées, notamment par le mathématicien anglais Alan Turing (le même qui cassa le code de chiffrage allemand, décisive contribution à la Victoire des Alliés lors du second conflit mondial).

Ces graines, pour répondre à leurs promesses, ont attendu les pleins effets
de la loi de Moore avec la puissance exponentielle des machines et du nombre de nos traces et données digitales; ces « données » qui sont la matière première de cette révolution en cours : L’intelligence artificielle.

L’intelligence artificielle a déjà des milliers d’applications concrètes dans
des services aujourd’hui, dans les plannings des start-ups ou les rêves des ingénieurs, et ce dans tous les domaines où le cognitif joue un rôle, donc quasiment partout. Et comme la nuée porte l’orage, l’intelligence artificielle porte avec elle des promesses inouïes et de terribles frayeurs.

Mais revenons au cerveau humain que des années de consommation digitale ont déjà radicalement transformé. Avec le progrès des neurosciences,
de la biologie, de l’informatique et surtout la fusion de leur grammaire respective en une seule commune (tout est un algorithme) il est clair que l’IA fera de notre pauvre cerveau un de ses principaux territoires de conquête.

Les 4 mousquetaires

A partir de là, s’ouvrent deux chemins possibles :

Voie 1. Nous continuons sur notre lancée et confions non seulement toutes nos décisions mais aussi notre imaginaire aux machines. Et pourquoi pas d’ailleurs? Elles nous connaissent déjà mieux que nos amis, notre famille, notre conjoint et sans doute nous-même. (Vous verrez qu’elles finiront même par connaître notre jardin secret). Mais cela sonnera le glas d’une certaine forme d’Humanité, telle que nous la connaissons depuis toujours.

Voie 2. La Confrérie des Humanistes décide de s’ouvrir aux scientifiques.
Aux lettres elle ajoute les chiffres.
Comme les mousquetaires, ils ne sont pas trois mais quatre.

Il sera en effet possible, à l’échéance d’une décennie d’influer sur notre cerveau de manière décisive et positive en y ajoutant des bribes d’expériences choisies, de traces biographiques, de connaissances et de sagesse,
tous éléments susceptibles de modifier nos attitudes, nos comportements
et infine une part de notre bonheur.

Donnons donc au numérique et à l’intelligence artificielle le soin de collecter, digérer, transcrire et de transmettre la totalité de l’expérience humaine,
y compris ce monde sensible, complexe et englouti que nous appelons le passé et que durant des siècles ont transmis et créé les historiens, les écrivains
et les artistes. Ce passé historique, littéraire et artistique, y compris la culture populaire, est une partie inconnue et inexploitée de nous-mêmes,
mais le seul qui puisse nous aider à comprendre et à ressentir pleinement
le monde qui nous entoure: un conflit militaire, une question politique,
une œuvre d’art, un paysage, un sentiment.

Affronterions-nous la vie de la même façon si nous savions que nos malheurs, bonheurs, grandes questions ont déjà été vécus une infinité de fois et décrits dans un roman, dans un poème ou un livre d’histoire ? Pas en allant ouvrir un livre mais directement, dans notre cerveau

Que venaient chercher des milliers de touristes exténués en débouchant au Machu Pichu? Est-ce vraiment ce monceau de pierres entre Ciel et Terre?
Ou plutôt la Civilisation dont il est la trace.
Imaginez l’expérience radicalement nouvelle que constituerait la visite d’un musée avec en soi la connaissance et l’intimité du meilleur de chaque œuvre? Nous savons tous que l’œil n’est rien sans la culture qui nous donne à voir. C’est vrai d’une ruine au Forum de Rome comme d’un tableau au Louvre.
Ne seriez-vous même pas prêt à payer plus cher la visite si elle ne ressemblait plus à une corvée touristique au pas de course devant des rectangles accrochés aux murs?
Enfin, supposons qu’un jeune blanc du Sud des Etats-unis possède instantanément, et dans tous les moments de sa vie, une connaissance non seulement de l’Histoire Afro-américaine (fictions, chansons, art compris)
mais aussi une vraie intimité avec l’expérience vécue d’un jeune noir.
Le monde ne se porterait-il pas mieux? (Exemple valable dans les deux sens)

Ce serait cela la vraie réalité augmentée.

Quelque part l’Histoire a une logique. Historiens, écrivains et artistes,
tels des coureurs de relais attendaient le dernier coureur pour passer le relais et parachever le grand œuvre. Il fallait juste attendre son heure. Il aurait été un peu dommage que la loi de Moore et l’intelligence artificielle apparussent avant que l’Humanité eût acquis savoirs et expériences (payées de siècles de souffrance). Et aussi avant que naquissent Faulkner, Hugo, Picasso, Mozart, De Vinci, Shakespeare et tous les autres…

En ce début du XXIème siècle l’Humanité doit affronter la perspective
de sa propre disparition face à deux dangers venant de sens opposés:

Un danger extérieur : Le rapport de l’homme à la nature et à son cadre de vie
à travers le changement climatique et la disparition de la biodiversité qui modifient radicalement le rapport de l’homme à la nature et à son cadre
de vie.
Un danger intérieur : L’attitude de la communauté humaine par rapport
à elle-même et à son expérience passée, au retour d’une histoire tragique,
le questionnement renouvelé du sens de la vie, du libre arbitre.
In fine, le rapport à tout ce qui fut nous avant la colonisation du digital.

“Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde se défasse
.”

Albert Camus

Discours de réception du prix Nobel de littérature,
Stockholm, 10 décembre 1957

Jean-Luc Besset
Createur Ever.li
Octobre 2019

jeanluc@ever.li,

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