Le racisme, vieille histoire américaine

Jérôme Godefroy
11 min readJun 7, 2020

« America is the only country that went from barbarism to decadence without civilisation in between. » « L’Amérique est le seul pays qui soit passé de la barbarie à la décadence sans passer par la civilisation. » (Oscar Wilde)

L’aphorisme de l’écrivain irlandais est brutal et injuste. Les Etats-Unis ont indéniablement inventé un mode de vie qui a été envié partout dans le monde, surtout à partir de la moitié du XXème siècle. Mais les événements actuels nous rappellent que ce pays que j’aime et qui a été au centre de ma vie est encore dans les convulsions de l’adolescence. C’est un pays neuf, avec un passé de moins de trois siècles. « L ‘Europe a trop d’histoire et pas assez de géographie, l’Amérique a trop de géographie et pas assez d’histoire » écrivaient l’historien Daniel Boorstin et le romancier Aldous Huxley.

“Black lives matter” (la vie des noirs compte) — centre de Washington — juin 2020

J’ai découvert l’Amérique largement après Christophe Colomb mais il y a tout de même plus d’un demi-siècle. C’était pendant l’été 1969. Les hasards de la vie ont fait que le garçon de 16 ans que j’étais, débarquant de Valenciennes dans le nord de la France, a abordé les Etats-Unis au milieu de la communauté noire de New York. Mon père à la Libération en France était devenu ami d’un jeune soldat américain, conducteur de métro dans le civil. Il s’appelait George et il était noir. C’est chez lui que je suis arrivé seul un beau matin de juillet 1969, descendant à Kennedy Airport d’un 747 tout neuf de la Pan Am.

Moi, sur le parking de Kennedy Airport en juillet 1969, à côté de la voiture de George

Richard Nixon avait été élu président en novembre de l’année précédente, sur le slogan « Law and order ». Il avait fait prévaloir la loi et imposé l’ordre après les soubresauts violents de l’année 1968, provoqués par l’assassinat de Martin Luther King et celui de Robert Kennedy, les plus sanglantes émeutes raciales du siècle. « La loi et l’ordre », le slogan que Donald Trump brandit en lettres majuscules sur Twitter.

Le jeune homme blanc que j’étais a expérimenté, sans désagrément mais avec acuité, l’impression que l’on éprouve quand on est en minorité. Dans le quartier de Jamaica du borough de Queens à New York où je passais le plus clair de mon temps, j’étais le seul visage pâle. Tout le monde était noir dans la rue, dans les magasins, dans le bus. Même les policiers l’étaient. Je n’avais évidemment jamais fait cette expérience dans ma province française.

Devant la maison de George à Jamaica (Queens) à New York. Juillet 1969.

J’étais reçu dans le quartier avec beaucoup d’enthousiasme et de chaleur. Je me souviens des barbecues chez le voisin pompier. Je regardais les livres dans la chambre des ados de mon âge. Des ouvrages sur l’histoire de noirs. Je n’avais jamais envisagé une histoire distincte entre les races. Il y avait aussi un magazine style « Paris-Match » qui s’appelait « Ebony » (Ebène). Un magazine « racisé » pour employer le vocabulaire d’aujourd’hui.

Un slogan était apparu à cette époque : “Black is beautiful”. Je le voyais un peu partout à New York. Je ne le comprenais pas vraiment. Pour moi, être noir ou blanc ne pouvait pas constituer une différence dans la beauté. C’est que je venais d’un pays où la question ne se posait pas. Pas encore. Il n’y avait pas de noirs à Valenciennes dans les années 60. Pas d’arabes au lycée. Les seuls “nord-africains” (comme on disait alors) étaient des adultes célibataires. Le regroupement familial au profit des immigrés ne se fera que sous Valéry Giscard d’Estaing (avec décret du premier ministre Jacques Chirac) en 1976. Dans ma classe, la seule présence un peu “étrangère” était celle de quelques élèves d’origine polonaise, avec des noms compliqués à orthographier, des descendants des mineurs de charbon de la région.

A Jamaica (Queens), dans ce quartier pavillonnaire de gens modestes (la “lower middle class” qui travaille dur), j’avais été frappé par l’état de la petite rue commerçante bordée du drugstore, de la quincaillerie, de l’épicerie et de la blanchisserie. Presque toutes les boutiques conservaient les marques des pillages et des incendies de l’année précédente, 1968, l’année des émeutes raciales durement réprimées et sur lesquelles Nixon avait construit sa victoire.

George, le père de famille qui me recevait chez lui, avait un souvenir lumineux de ses années militaires en France, à la fin de la deuxième guerre mondiale. Son régiment (noir, car l’armée américaine était ségrégationnée à cette époque) était stationné près de la maison de mes grands parents paternels, dans une petite ville de l’Aisne, Chauny. George rendait visite à mon père adolescent, George n’avait pas 20 ans. Mes grands-parents le recevaient à sa table. George m’a raconté plus tard que c’était la première fois qu’il partageait des repas avec des blancs. Nous étions dans les années 1945–1946.

La campagne américaine pour la libération de l’Europe a été une affaire de blancs, pour la galerie. Le 6 juin 1944, sur les plages de Normandie, il n’y avait aucun soldat noir. Les noirs étaient à l’arrière, assurant la logistique et l’intendance. Pour l’Amérique de l’époque, c’était une question d’image.

Dans les années 60, ma mère et ses enfants (dont moi, l’ainé) avec George

C’est donc par le prisme des noirs que j’ai découvert les Etats-Unis, il y a plus d’un demi-siècle. George est revenu très souvent en France passer ses vacances, dans les années 60 et 70. C’était devenu une sorte d’oncle d’Amérique. A Noël, il envoyait un gros colis avec des confiseries inconnues et des gadgets électroniques. Toute mon enfance et mon adolescence, l’Amérique, c’était George. J’ai revu George plusieurs fois par la suite, au fil de mes voyages américains. Il avait pris sa retraite en Floride et s’était remarié. Il est mort heureux et très marqué, il me l’a souvent dit, par son seul contact positif avec des blancs, avec ma famille.

Des années plus tard, en 1989, je me suis installé aux Etats-Unis comme correspondant de RTL. D’abord à Washington, puis à New York. Au total, 12 ans. A Washington, j’ai découvert la ségrégation. J’habitais près de la cathédrale, dans le secteur Nord-Ouest, le quartier blanc, celui des ambassades et des riches. Le reste de la ville était occupé par les noirs, 80% de la population à l’époque, un peu moins aujourd’hui. Au début, j’ai exploré la ville en voiture. Mes voisins m’ont dissuadé de le faire. « C’est dangereux, même en plein jour », me disaient-ils. De fait, on entendait des coups de feu sporadiques. Tout le quartier autour du Capitole, siège du Congrès et de la démocratie américaine, était un coupe-gorge où il était hasardeux de s’aventurer. Je ne parle pas d’un temps si lointain. Nous étions au début des années 90.

J’avais une jolie maison, pourvue d’un jardin dont je ne me préoccupais guère. Un jour, une camionnette passe et deux hommes me proposent de tondre ma pelouse qui en avait bien besoin. J’accepte contre une poignée de dollars. Le lendemain, des voisins sonnent à ma porte et me mettent en garde : « vous avez fait tondre votre pelouse par des noirs que vous ne me connaissiez pas. Faites attention ! ». J’avais à peine remarqué que mes jardiniers d’occasion n’étaient pas blancs.

Ensuite, j’ai déménagé à New York, à Manhattan, dans le West Village, quartier essentiellement blanc. Mais les événements m’ont permis de voir la réalité des conflits raciaux et de la violence urbaine. En 1991, quand je suis arrivé à New York, il y avait 2000 morts par arme à feu chaque année à New York, surtout à Brooklyn et dans le Bronx. J’ai vu les affrontements raciaux très violents de Bensonhurst (un jeune italo-américain tué par des noirs) et de Crown Heights (un jeune juif tué par des noirs). Dans ces deux drames, la police n’était pas en cause.

Le tabassage policier dee Rodney King

Ce qui n’est pas le cas dans l’affaire Rodney King, un noir tabassé par des policiers blancs à Los Angeles en 1991, scène saisie par un enregistrement vidéo. L’acquittement des policiers dans un premier procès déclencha les émeutes de Los Angeles l’année suivante. J’ai vu la grande ville californienne quadrillée par la Garde Nationale, le couvre-feu imposé partout, y compris dans le quartier des villas de milliardaires de Beverly Hills. La peur partout, l’absence de dialogue, l’enfermement des communautés. La défiance mutuelle étant le stade ultime de l’apaisement.

La peur, oui. C’est bien ce qui domine aux Etats-Unis : la peur de l’autre, la peur de la différence, de l’étranger. L’idée de construire un mur pour isoler le Mexique, chère à Trump, repose là-dessus. Le cinéaste Michael Moore avait remarquablement décrit ce sentiment profond et diffus dans son film «Bowling for Columbine», réflexion sur la violence et les armes à feu qui prend comme point de départ la fusillade en 1999 dans un lycée du Colorado, près de Denver. Deux élèves, lourdement armés, avaient tiré sur leurs condisciples et leurs professeurs avant de se suicider : 15 morts (avec les tueurs) et 24 blessés.

Charlton Heston, leader de la NRA

Peu après cette boucherie, le lobby des armes à feu, la NRA, tenait congrès à Denver. J’y étais en même temps que Michael Moore qui filmait. Dans son film, on voit le discours incendiaire du leader de la NRA, l’acteur Charlton Heston. J’avais été pétrifié par cette harangue. Aujourd’hui, en 2020, Donald Trump, alors que son pays est à feu et à sang, répète lourdement son attachement au deuxième amendement de la Constitution américaine qui légitimise le droit de porter des armes à feu et de constituer des milices. La NRA est fondée sur ce principe. Sur une population de 328 millions d’habitants, on estime que circulent environ 400 millions d’armes à feu.

La présence de cet arsenal dans la population explique en partie la nervosité des forces de police, leur manque de sang-froid et les bavures à répétition. De plus, il n’y a pas une police aux Etats-Unis, mais environ 15.000 unités différentes, dépendant des villes, des comtés, des états ou du système fédéral. Chaque unité obéit à ses propres règles. Les formations sont très disparates. Les contrôles et les sanctions se font en ordre dispersé.

Les Etats-Unis sont un pays admirable par beaucoup d’aspects : l’énergie, le dynamisme, l’innovation. Mais ce pays très jeune n’a pas surmonté les deux crimes originels de sa fondation. D’abord, le massacre des populations autochtones pendant la conquête du territoire. C’est un sujet tabou. On n’en parle jamais. Bill Clinton, en 1999, s’était rendu dans une réserve indienne de la tribu des Sioux dans le Dakota du Sud. C’était le deuxième président en exercice à accomplir cette démarche après Franklin Roosevelt. Barack Obama a fait une visite similaire.

Bille Clinton en visite dans une réserve Sioux du Dakota du Nord

Les amérindiens vivent dans des conditions misérables : chômage, obésité et alcool. J’ai vu certaines de ces réserves, notamment celle des Navajos qui s’étend sur une partie de l’Utah, de l’Arizona et du Nouveau Mexique. C’est cette réserve qui a été récemment touchée de plein fouet par le Coronavirus, avec le taux de contamination le plus élevé du pays, à cause de conditions de vie et le manque d’infrastructures sanitaires.

Le second crime originel sur lequel les Etats-Unis sont nés, c’est l’esclavage. La prospérité du pays au XIXème siècle repose en grande partie sur ce système économique d’exploitation d’êtres humains. C’est un fait historique marquant que la France métropolitaine n’a jamais connu. La France a participé activement au commerce triangulaire des esclaves et a autorisé l’esclavage dans ses colonies dont certaines sont devenus territoires d’outre-mer. Mais il n’y a jamais eu d’esclaves dans l’hexagone.

Lynchage et pendaison d’un noir en 1882 dans le sud du pays. Les blancs endimanchés posent pour le photographe.

Aux Etats-Unis, il a fallu une guerre civile pour tenter de s’en débarrasser, la Guerre de Sécession. Elle opposa les états du nord qui voulaient abolir l’esclavage aux états du sud qui voulaient le maintenir. Le conflit, très sanglant, dura 4 ans (1861–1865) et fit plus de 600.000 morts (civils et militaires) dans une population de 32 millions d’habitants (10 fois moins que la population actuelle).

La Guerre de Sécession a laissé des cicatrices indélébiles dans la mentalité américaine. Cela reste une grille de lecture déterminante pour analyser la situation politique contemporaine. Ce conflit interne traumatisant a été suivi d’un siècle de ségrégation. Un régime d’apartheid avec séparation stricte et inscrite dans les lois entre noirs et blancs : interdiction de vivre dans les mêmes quartiers, de fréquenter les mêmes écoles, les mêmes commerces, les mêmes restaurants. George, l’ami de mon père, l’ancien GI, a vécu dans cette Amérique. Il a fallu attendre les années 1960 pour que la révolte s’organise, autour de Martin Luther King et d’autres leaders courageux, pas forcément noirs.

Drapeau confédéré br&ndi par un manifestant

Mais les stigmates racistes sont encore présents partout dans le sud : les drapeaux confédérés (ceux de l’armée sudiste pro-esclavagiste), les statues des chefs militaires de cette armée érigées au début du XXème siècle et dont le déboulonnage entraine toujours des protestations et des incidents.

Mais ce qui survit surtout, c’est la criante inégalité raciale, en termes de revenus, de statut social, d’accès à la santé, de logement, d’éducation. Il y a des réussites chez les noirs. Le racisme est officiellement banni. Mais, dans les faits, ce sont encore deux mondes, les blancs et les noirs, qui cohabitent difficilement, toujours à la merci d’une injure, d’un incident, d’un coup de feu.

C’est cette histoire tragique et violente qu’il faut avoir en tête quand on parle du racisme aux Etats-Unis. C’est un grave contresens de la comparer à celui qui existe en France. Le racisme en France est indéniable et tout aussi intolérable. Mais il n’a pas l’intensité et la profondeur historique, culturelle, subliminale de celui des Etats-Unis. George Floyd, plaqué au sol et étouffé par le genou d’un policier blanc à Minneapolis, est la dernière victime emblématique de cette haine enracinée depuis des siècles. Notre histoire, notre racisme sont d’une autre nature. L’amalgame entre les deux pays est sans fondement. C’est un slogan creux qui ne sert aucune cause.

Jérôme Godefroy (juin 2020)

En rédigeant ce texte, je suis tombé sur un podcast réalisé par Philippe Corbé, correspondant de RTL aux Etats-Unis, juste après les événements de Minneapolis. Il corrobore mon argumentation et l’enrichit d’autres exemples pertinents.

Je vous invite à l’écouter en cliquant sur cette ligne.

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