Sans-abri inc.

Jean-François Vallée
21 min readDec 16, 2016

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Nouvelle cynique

Place Berri, Montréal, 1991.

Diogène Dupré émergea du sommeil et du bosquet encore un peu perturbé par les vapeurs du flacon d’alcool éthylique 95% que son meilleur ami et maître à penser Antisthène Anubis et lui-même avaient habilement dérobé la veille des étagères du Pharmaprix de la Place Dupuis. Au roucoulement joyeux des pigeons qui l’accueillit à son réveil, il répondit par un rot sonore sentant le fond de tonneau, mais teinté d’un soupçon de tendresse pour ses voisins à plumes. La journée s’annonçait bien. Diogène en eut d’ailleurs tout de suite la preuve : dès son premier pas, il buta sur un de ces mégots à peine entamés et tout juste aplatis comme on n’en voit que dans les rêves!

C’est donc en sifflotant entre les puff qu’il aspirait goulûment de son mégot onirique que Diogène se dirigea d’un pas presque ferme en direction de sa bouche de métro attitrée, là où le flot des gens pressés commençait déjà à s’épaissir. Arrivé à son poste de travail, à peine eut-il déplié ses doigts et exposé sa paume au soleil de cette belle journée de juillet que s’y déposait une pièce dorée qui valait une centaine de ces minables brunâtres qu’il avait l’habitude jadis de voir se fondre sur sa peau cuivrée. Et ce n’était là que le début du miracle! Il eut tout juste le temps de lever les yeux en direction de l’imperméable bleu ciel de son donateur inespéré qui s’éloignait à toute vitesse qu’un son ­– ô combien mélodieux! ­– l’obligea à nouveau à tourner son regard vers sa main crasseuse sur le fond de laquelle se détachait maintenant, tels Castor et Pollux, pas moins de deux nouvelles pièces dorées aux reflets divins! Il ne restait, cette fois, qu’un nuage de parfum pour signaler la présence furtive de ce second donateur qui sentait (bon) la donatrice.

Ça alors! Le petit déjeuner déjà dans la poche? Diogène ne se rappelait pas avoir connu une matinée de travail aussi efficace. Son estomac n’avait pas même eu le loisir d’émettre un seul gargouillis. Un record mondial sans aucun doute. Il boirait de la Guinness ce soir pour homologuer ce record dans le livre de sa vie! En attendant : direction McDo où il précéderait Anthistène et toute sa meute d’amis par au moins un demi-siècle.

La jeune Nathalie Lajoie ne put dissimuler sous son maquillage maladroit sa surprise de voir Monsieur Diogène arriver aussi tôt et tirer si vite de sa besace trouée l’argent nécessaire pour son habituel grand café ­– « Rempli à ras bord, s’il vous plaît, mademoiselle Nathalie! » ­– et son éternel chausson aux pommes ­– « Pas trop chaud, le chausson, j’veux pas me stériliser le palais! ».

Et c’est encore un peu interloquée, avec un vingt-cinq cent de monnaie dans la main (« Garde le change pour t’acheter de la gomme baloune, ma p’tite! »), que Nathalie regarda Monsieur Diogène s’éloigner dans son grand manteau tout rapiécé, en tenant son cabaret chancelant d’une main et en s’appuyant sur la branche qui lui servait de bâton de l’autre, à la recherche d’une table dans la minuscule section « fumeurs impénitents » qui existait encore en cette époque bénie des dieux de la fumisterie.

Sauf que l’atteinte de l’île d’Utopie s’avéra moins facile que prévu pour Diogène. Il aurait pourtant dû y penser : Antisthène et toute la bande étant encore au boulot à cette heure, ils n’avaient pu éloigner les indésirables locataires de leur coin habituel comme ils le faisaient tous les jours en les exposant aux odeurs fraîches collectionnées avec tant de zèle (les excréments canins amassés par Antisthène produisaient toujours un effet bœuf sur les voisins de table vite portés à quitter le voisinage!).

Diogène n’aperçut qu’un seul petit îlot abandonné dans une mer de cravates et de bas de nylon. Et encore : il ne s’agissait que d’une place isolée à une table où trônaient déjà deux méprisables mannequins cravatés : un semi-chevelu, bleu marin et blanc, l’air pressé, qui mâchouillait rapidement son œuf McMuffin en jetant des coups d’œil de côté sur un journal en angliche; l’autre, presque totalement chauve, brun et beige, plus nonchalant et perdu dans un journal d’apparence europrétentieuse. Ouache! Le vent favorable de la matinée commençait-il déjà à devenir contraire? La toujours charmante Dame Chance allait-elle l’abandonner brutalement après un si prometteur début de journée? Diogène se résigna à s’insérer entre les deux cravatés en se reprochant de ne pas s’être aspergé avec le contenu de la bouteille de bière Maudite qu’il avait ramassée à l’entrée du McDo, vidée dans son écuelle (il se faisait un devoir moral de ne jamais commencer à boire avant 9h30!), puis mise sa poche afin d’en récolter plus tard le bénéfice quelque peu marginal.

Dollard Robidoux trouvait, quant à lui, que le parfum naturel de Diogène Dupré n’avait point besoin de renforcement. Il tenta tant bien que mal de protéger ses narines et son estomac sensible en se servant de son Wall Alley Journal comme écran, et il se dit que c’était bien la dernière fois qu’il refusait le petit déjeuner ­– avec cantaloup, prosciutto et autres telles cochonneries ­– de son chef au profit de ces œufs McMuffin qu’il affectionnait tant en cachette dudit chef.

Cependant, l’autre nouveau commensal de Diogène, Pierre-Paul Platoneau ­– absorbé par un article apparemment superabsorbant de l’éditorialiste de l’Univers idiomatique, Ignace Ramoneur ­– sur la pauvreté galopante dans le soi-disant tiers monde provoquée par le capitalisme arrogant du prétendu quart monde — ne remarqua même pas l’installation peu discrète et fort odorante de Diogène Dupré à ses côtés.

Diogène avait pourtant consacré beaucoup d’efforts à faire sentir sa présence. Le pet tonitruant qu’il avait laissé échapper en se penchant pour s’asseoir lui avait semblé tout à fait réussi et digne d’attention. Le type en bleu marin avait froncé les sourcils et grimacé distinctement, mais le brun n’avait même pas remué de la narine gauche. Son double rot périlleux, suivi d’un subtil mouchage dans ses doigts, puis de l’ouverture brusque des pans de son manteau doublé en peau de bouc pour laisser s’échapper les effluves corporels nocturnes ­– des méthodes d’évacuation éprouvées et d’une efficacité habituellement redoutable! ­– n’eurent pas plus de succès auprès de ce voisin récalcitrant. Diogène ne se rappelait pas avoir voisiné un voisin de table aussi coriace (ou déconnecté de la réalité?).

Heureusement, le premier cravaté paraissait beaucoup plus réceptif à sa gymnastique odorante. Caché tant bien que mal derrière son journal, il accélérait sa consommation de café et, à la grande satisfaction de Diogène, s’apprêtait à débarrasser le plancher des vaches… mais sans pouvoir s’empêcher d’exercer d’abord sa liberté d’expression de quadruple idiot :

– Tu connais pas ça, le savon, mon gros? On en trouve plein de sortes sur le marché, cracha Dollard Robidoux à travers une subtile moue de dégoût nuancée d’une teinte de mépris.

Diogène fit mine de n’avoir pas entendu ce connard cravaté. Il entama joyeusement son chausson aux pommes en bousculant du même coup de coude le voisin aux narines blindées.

– As-tu déjà entendu parler des mouchoirs, un autre produit de la civilisation moderne également disponible sur le marché? continua le cravaté bleu. Et le respect des autres, hein, c’est un mot trop compliqué pour être saisi par ta vieille cervelle d’oiseau marinée dans le houblon?

Là, le type exagérait. S’attaquer à ses manières et à son manque d’étiquette passait toujours ­– Diogène en tirait même une certaine fierté vu l’entraînement ardu qu’avait nécessité son manque de savoir-vivre ­–, sauf que se moquer de ses capacités intellectuelles, voilà qui ne plaisait pas, mais alors là pas du tout à Diogène Dupré!

– Non seulement je n’ai pas de difficulté, mon cher monsieur, à comprendre de tels vocables, mais je me fais un devoir de les méditer et d’y réfléchir avec toute la force de ma docte ignorance, comme disait l’autre. Cela ne constitue vraisemblablement pas un de vos passe-temps favoris, du moins si je me fie à votre accoutrement de pseudo « guerrier de la finance », ce nouveau type de sous-homme, plaie de nos sociétés contemporaines, qui est bien le dernier à connaître le sens du mot « respect », issu, je vous le rappelle, du latin respectus, signifiant « considération », qualité dont vous semblez totalement dépourvu.

– Jjje…

­– Et, en ce qui concerne mon cerveau, sachez qu’il se porte très bien, et ce, malgré qu’il soit quelque peu humidifié, je l’admets, par cette divine liqueur faite d’eau, de malt, de levure et de houblon à laquelle vous faisiez allusion avec si peu de respect justement. Il me semble en fait que c’est plutôt votre cerveau qui devrait vous inquiéter : ne saviez-vous pas que l’amour de l’argent est la capitale indiscutée du pays de tous les maux, y compris ­– et peut-être même surtout! ­– de celui des États-Unis-de-l’Imbécillité qui semble être le vôtre?

Dollard Robidoux resta debout, bouche bée, son cabaret à la main, à fixer bêtement ce clochard beaucoup trop éloquent à son goût. Il cherchait désespérément une réponse appropriée à cette tirade inattendue. Tous les occupants de la minuscule section « fumeurs impénitents » et même quelques curieux de l’immense section « non-fumeurs conquérants » attendaient la suite de l’échange, craignant ­– ou espérant! ­– qu’il y ait du grabuge. Même Pierre-Paul Platoneau, le voisin de la gauche, le récalcitrant aux narines anesthésiées, avait daigné abandonner la lecture de son journal euro-intello pour observer, avec un sourire entendu, la scène qui se déroulait à ses côtés.

Diogène, pendant ce temps, s’était remis avec passion à son chausson, de peur qu’il ne refroidisse trop, et ce, en faisant mine d’ignorer la présence de cet idiot d’interlocuteur, indigne d’interlocution, qu’il estimait avoir mis K.O. Malheureusement, le guerrier des banques n’avait pas dit son dernier mot:

– Dis-moi pas que t’es communisse! Un mendiant communisse… Un quêteux contre l’argent. On aura tout vu! Tu te gênes pourtant pas pour accepter l’argent qu’on t’offre, hein, vieux clochard? balbutia Dollard Robidoux, son visage rouge de colère contrastant bellement avec son costume bleu royal.

– Je n’ai absolument rien contre l’argent en soi : mon père même était banquier… et fraudeur. Sauf que, comme vous aussi sans aucun doute, je préfère (de loin!) l’argent des autres à celui que je pourrais acquérir par mon propre labeur. Et, détrompez-vous : je ne crois, ni de près ni de loin, aux divers avatars de cette idéologie liberticide que vous évoquez. J’en ai tout simplement contre l’amour démesuré du fric qui dégouline de toutes parts de votre pauvre personne, rétorqua Diogène du tac au tac en tendant la main pour quémander l’argent qu’il estimait son dû pour tous ses efforts oratoires trop matinaux.

Une vapeur invisible, mais tout de même perceptible, commençait à s’échapper des oreilles de Dollard Robidoux. Ça sentait l’orage éclectique. Tous les clients du MacDo retenaient leur souffle. Même la timide Nathalie Lajoie avait quitté son poste ­– risquant son titre d’employé du mois ­– pour assister à la scène de crime potentiel.

– Allez, allez, accélérez le processus de donation! C’est pour payer mon prochain café que je vous demande l’aumône, pas pour payer mes frais de sépulture! ajouta Diogène, irrité par l’absence de réaction et le peu de générosité de son interlocuteur.

– Change pas de sujet, espèce de vieux déchet non recyclable! hurla Dollard hors de lui. Est-ce que tu remets en question le droit aliénable de toute personne à pourvoir à son bien-être et à celui de sa famille, sale légume pourri en brochette? Tu t’en prends à ma qualité de vie (méritée!), toi qui n’es qu’un tas de guenilles qui a choisi une vie sans qualité par paresse et pour un peu d’alcool!

– Du calme, mon cher monsieur. Du respect s’il vous plaît. Vous vous souvenez de ce mot que vous avez évoqué plus tôt? Vous perdez le contrôle là, vous êtes hors de vous. N’avez-vous pas honte d’ailleurs de posséder tant de choses et de ne pas même savoir vous posséder vous-même? Voilà un exemple flagrant de manque de respect que de se laisser aller ainsi à perdre les pédales et à insulter inconsidérément les gens. Et, je me permettrais d’ajouter qu’une vie de qualité vous serait plus profitable que cette méprisable « qualité de vie » à laquelle vous vous référez si pieusement, notion qui n’évoque pour moi que le vide confort de la petite vie consommatrice du banlieusard désabusé que vous êtes sans nul doute.

Diogène ponctua sa dernière réplique ­– digne d’un vieux sage tibétain, croyait-il ­– d’un rot sans appel. Il savait qu’il avait visé juste. Ce type paraissait effectivement en dehors de sa vie plus quantitative que qualitative. Ce sous-homme d’affaires louches devait poursuivre ses affaires de corruption et sa quête matérielle par simple esprit compétitif ou pour se plier à une éthique du travail qui lui avait été inculquée très tôt (Arbeit macht frei!) ou encore simplement parce qu’il ne connaissait pas d’autre manière d’aborder la vie. Le désespoir sous-jacent de l’homme cravaté lui sortait par toutes les pores de sa peau bronzée artificiellement : les nouvelles acquisitions, la belle auto, les bons repas, les bonnes bouteilles, les belles femmes ou les voyages exotiques ne faisaient sans doute qu’étouffer temporairement son angoisse fondamentale et combler malaisément son vide spirituel. Son eau de Cologne sûrement très coûteuse n’arrivait pas à masquer la mauvaise odeur de sa vie intérieure. Diogène n’en doutait pas. Son diagnostic était formel : ce monsieur était perdu dans le noir de son aisance et ne trouvait plus le fil de sa vie. C.Q.F.D.

Les autres clients du McDo n’en étaient pas encore rendus à ces conclusions. Ils se demandaient si le monsieur en bleu au teint maintenant cramoisi allait frapper le clochard bavard ou s’il allait plutôt opter pour une attaque d’apoplexie et s’effondrer sur place. Dollard Robidoux ne choisit ni l’une ni l’autre de ces solutions. Il cria à la pauvre Nathalie Lajoie, terrorisée, d’aller chercher le gérant sur le champ… de bataille.

Pierre-Paul Platoneau s’efforça de se fabriquer un sourire complice quand il capta enfin le regard de son voisin, ce sans domicile fixe à la langue si peu fixe qu’il avait réussi à le sortir de sa torpeur de rêvasseur et de sa lecture du grand Ignace Ramoneur. Voilà enfin quelqu’un qui osait remettre à sa place un de ces gestionnaires à la con qui dominent maintenant non seulement le monde des affaires mais toutes les affaires du monde! se félicita Pierre-Paul. Dire que ces poissons rouges de la finance qui se prennent pour des requins avaient même pris le contrôle de nos universités en ruines. Le département ­– devenu « école » ­– de gestion de sa propre université, l’UMAQ, avait pris des proportions ahurissantes, au détriment bien sûr ­– n’est-ce pas toujours le cas? ­– des sciences plus humaines. On délaissait l’étude de l’homme pour celle de son compte en banque! L’Homo fricu$, voilà le dernier stade de l’évolution des anthropoïdes de notre espèce, songea Pierre-Paul, tout fier de sa formule pseudolatine. La connaissance devait maintenant être gérée : il fallait investir dans la recherche, compétitionner sur le marché (devenu mondial!) de l‘éducation, optimiser les profits de l’économie du savoir, faire preuve de leadership, avoir l’esprit d’entreprise, viser l’excellence, la qualité totale, l’innovation continue, et ce, pour bien servir la clientèle étudiante et, plus encore, les grandes corporations qui soutenaient une recherche de plus en plus appliquée qu’on souhaitait profitable à court terme. Pouah! Pierre-Paul Platoneau ne pouvait plus supporter ce vocabulaire d’administrateur-roi devenu empereur-quantificateur du monde tout entier!

Les demandes de subvention de recherche qui ne faisaient pas référence de près ou de loin à cette fumeuse et funeste économie du savoir ne recevaient plus aucune attention. Ses propres projets de recherche ­– sur les fondements épistémologiques du matérialisme dialectique trotskiste relus à la lumière de la praxis gramscienne ­– n’avaient jamais obtenu un seul centime de financement matériel. S’il n’était pas question d’efficacité, d’utilité, de rentabilité, de faisabilité, bref de « compatibilité avec la comptabilité » (comme disait le directeur désabusé du département de sociologie dans lequel Pierre-Paul était devenu tout récemment professeur permanent), on vous regardait avec un petit sourire méprisant teinté de compassion pour votre manque de pragmatisme, de réalisme, de lucidité (c’est-à-dire votre manque d’égoïsme capitaliste et d’élitisme sans scrupule!). Comment s’élever contre de belles notions chatoyantes mais vides ­– véritables moulins à vent ­– tels l’excellence, la concertation, la synergie, les partenariats et cetera et cetera? Malheureusement, les heureux élus qui pouvaient accéder à l’Élysée du succès subventionné n’étaient pas très nombreux. Ils l’étaient même de moins en moins… bien que de mieux en mieux, du moins dans les secteurs plus rentables de la satanée économie du savoir.

Pierre-Paul ne voyait qu’une solution : il fallait abandonner le combat idéologique et théorique pour la guérilla… et peut-être même recommencer à poser des bombes! Carrément, oui. Du moins, c’était là les pensées explosives qui lui venaient en ce matin où un surcroît de caféine faisait bouillonner l’esprit révolutionnaire dans son crâne. Oui, oui, ce devait être un signe du destin qu’ il se trouve ­– au moment précis où il lisait un éditorial sur la pauvreté croissante de la population mondiale croissante ­– à table à la fois avec un représentant bête de la classe éconocentriste et un représentant ­– étonnamment érudit ­– des victimes de celle-ci.

C’est donc avec une émotion presque sincère et sur un ton qui se voulait solidaire, voire copain-copain qu’il s’adressa à ce martyr du capitalisme néolibéral qu’était, croyait-il, Diogène Dupré :

– Félicitations, mon cher ami. Du beau travail. Tu as réglé le cas de cet imbécile de financier en moins de deux. Une droite rhétorique, une gauche dialectique, un jab éthique et c’en était fini. Où donc as-tu appris à manier le verbe polémique avec tant d’aisance?

Diogène avait la bouche pleine. Un bout de pomme caramélisée trônait sur sa lèvre inférieure. Il grogna en se demandant ce que lui voulait maintenant ce déplumé du crâne qui jouait si obséquieusement les complices et le tutoyait comme s’il était son copain de l’école (vraiment) secondaire. Il l’ignora et essaya plutôt de terminer son chausson ­– devenu presque froid avec toutes ces interruptions cravatées ­– dans l’espoir d‘y arriver avant que le gérant l’expulse du paradis extraterrestre de son coin de McDo.

– Tu n’es pas un itinérant typique. Tu me sembles trop éveillé et cultivé pour n’être qu’un sans-abri polytoxicomane comme on en voit partout dans le quartier. D’où viens-tu donc? Aurais-tu fait l’objet d’une formation philosophique par hasard?

Diogène avala la dernière bouchée de son chausson qu’il fit descendre en s’envoyant, derrière la cravate qu’il ne portait pas, une longue gorgée de café. Le liquide brun déborda quelque peu et dégoulina le long de son menton et dans les poils de sa barbe grisonnante. Il rota à nouveau en y mettant tout son haut-le-cœur. Pas moyen d’être tranquille ce matin! Cet autre esclave de la chaîne de tissu autour du cou insistait pour engager la conversation. Diogène n’arriverait jamais à s’en débarrasser… à moins de se plier quelques instants au rituel, parfois harassant, de la communication avec son prochain… adversaire. Au moins, ce peu chevelu paraissait-il quelque peu moins ignare que le premier cravaté qui, impatienté sans doute par le peu d’efficacité de Nathalie, était parti lui-même à la recherche du gérant, semblait-il.

– J’aimerais d’abord préciser, mon cher monsieur, que je n’ai pas fait l’objet d’une formation philosophique, commença Diogène. Je considère plutôt en avoir été le sujet, voire l’acteur au-delà même de cette fausse dichotomie du sujet et de l’objet. Je cherche l’homme, pas une pseudoscience de l’homme. Il y a là une différence de perspective essentielle puisque mon apprentissage n’a jamais été passif : il était fondé plutôt sur la pratique vivante ­– c’est-à-dire non universitaire ­– de la sagesse philosophique. En second lieu, il me faut préciser que cette formation n’a pas eu lieu « par hasard », comme vous le dites si malencontreusement, mais qu’elle s’est inscrite dans un développement méthodique et une évolution nécessaire au fil des rencontres avec mes maîtres successifs, dont le dernier en date n’est nul autre qu’Antisthène Anubis, parangon de sagesse, grand maître d’une philosophia perennis, qui devrait d’ailleurs apparaître ici bientôt pour consommer ses crêpes et saucisses quotidiennes.

– Antisthène Anubis? Ah! oui…euh…, balbutia Pierre-Paul Platoneau, masquant mal l’embarras que suscitait son ignorance trop docte de ce philosophe qu’il aurait dû connaître en tant que philosophe professionnel. À quelle université enseigne-t-il déjà? Est-ce lui qui a publié cet opuscule sur la philosophie éternelle chez Gallimard?

– Non.

– Ah bon… je confonds sans doute… Lequel de ses ouvrages serait la meilleure introduction à son système de pensée?

– Il n’a jamais publié de livre et il n’a pas de système.

– Quel dommage! s’exclama Pierre-Paul à la fois soulagé d’être ainsi justifié dans son ignorance et déçu de ne pouvoir jeter un coup d’œil à la table des matières, à la bibliographie ou à l’index d’un livre de ce prétendu penseur. Il aurait bien aimé voir dans quelle tradition ou école philosophique il se situait, quels philosophes il citait, à quels concepts il faisait appel, comment il structurait sa pensée… Quel dommage, répéta Pierre-Paul Platoneau pour lui-même.

­– Dommage? Mais puisque je vous dis qu’il va venir ici en personne d’un moment à l’autre. Vous préfériez faire sa connaissance à travers un masque de papier? Vous aimez mieux la description qu’on donne de votre œuf McMuffin sur le menu à celui que vous venez d’ingérer distraitement en lisant votre feuille de chou-fleur? La pensée et la sagesse doivent-elles prendre la forme linéaire et bêtement bidimensionnelle de signes graphiques noirs sur fond blanc pour acquérir de l’importance à vos yeux? N’est-il pas préférable d’être confrontée à la parole vivante d’un sage en actes plutôt qu’à travers ses écrits morts?

­– Tu sais, si ton maître est un penseur si original et intéressant, je pourrais m’arranger pour qu’il soit publié, continua Pierre-Paul. Je dirige la collection Radicalia dans une maison d’édition qui publie des textes de philosophie politique. Il s’agit principalement, bien sûr, d’essais universitaires sur différents aspects et penseurs de l’histoire de la philosophie politique, mais peut-être accepterait-on d’y publier un essai original de philosophie contemporaine. Si, du moins, ton « maître », comme tu l’appelles, possède une pensée vraiment digne d’être publiée, s’il s’appuie sur des sources solides et…

– Je ne crois pas qu…

– Évidemment, ça ne paie pas beaucoup. Tu en sais sans doute quelque chose : la philosophie n’est pas très lucrative. Ne trouves-tu pas étrange d’ailleurs que l’on donne plus volontiers de l’argent à un mendiant handicapé qu’à un philosophe en santé qui pourrait rendre tant de services à la communauté et à la société civile si l’on prenait le temps de l’écouter?

– Ça ne me semble pas le moins du monde étrange, monsieur-le-philosophe-de-papier, réussit enfin à dire Diogène. La plupart des gens savent qu’ils pourraient eux-mêmes devenir ce handicapé aveugle qui quête au coin de la rue ou ce vagabond enivré couché sur le trottoir. Chacun se doute, à moins d’être totalement inconscient ou insensible, qu’avec un peu de malchance, il pourrait se retrouver dans la même situation. Sa vie pourrait s’effondrer tout d’un coup, suite à un simple accident, à une maladie grave ou encore à un deuil impossible à surmonter. Tandis que la grande majorité des gens sains d’esprit savent que, quoi qu’il arrive, il y a très peu de chances qu’ils deviennent philosophes! À moins bien sûr d’avoir fait un très mauvais choix de carrière ou d’être tombé sur la tête.

– Tu te moques de moi? Tu prétends qu’il y aurait plus de noblesse à mendier qu’à méditer, à quêter qu’à entreprendre une quête intellectuelle et spirituelle, à solliciter de la petite monnaie qu’à soliloquer sur l’origine de l’Univers et la place de l’Homme dans celui-ci?

– Ne méprisez pas la mendicité. Il s’agit d’un art d’une profondeur insoupçonnée qui remonte à la plus haute antiquité : c’est même le véritable « plus vieux métier du monde ». J’ai dû m’entraîner pendant des années afin de perfectionner cet art qui combine la demande et le don, la prière et son exaucement, ce qui lui confère, soit dit en passant, une dimension quasi sacrée.

­– Mais qu…

­– D’ailleurs, ce matin même, je crois avoir battu un record ­– au moins municipal et peut-être même mondial ­– de vitesse dans l’acquisition de la monnaie nécessaire à l’achat d’un petit déjeuner. On n’atteint pas, bien sûr, de tels sommets de performance sans effort. J’ai dû, à la suite de longs et difficiles exercices, assouplir ma main droite de manière à trouver la forme idéale pour accueillir les oboles comme dans un calice ou une coupe, une technique qui porte maintenant mon nom en anglais : Diogenes’ cup. Et combien de soirées d’hiver ai-je passées à demander l’aumône à des statues dans le but de m’habituer aux terribles et persistants refus des ingrats de ton espèce!

Pierre-Paul Platoneau ne savait comment réagir. Ce clochard au verbe trop facile se payait-il sa tête dégarnie? On croirait un philosophe devenu fou. Il avait pourtant tenté de se montrer solidaire de son triste sort de victime du complot planétaire de l’homo fricu$. Et voilà que le pauvre type faisait l’éloge de la triste profession de mendiant! Le complot éconocentriste avait atteint des proportions apparemment irréversibles : les victimes elles-mêmes se satisfaisaient maintenant de leur sort! Comment les aider à sortir de cette fausse conscience aliénée? Faudrait-il tous les psychanalyser pour leur faire prendre conscience de la gigantesque manipulation dont ils sont les victimes? Non, les bombes ne suffiraient pas. Dans ces conditions, l’attitude pessimiste, désabusée et méprisante envers ces zombies du monde néolibéral demeurait la seule voie possible, la seule qui demeurait pour l’honnête homme de son espèce (rare). Un intellectuel engagé comme lui étant condamné à ne pas être écouté, il restera toujours dans la marge, exclu. La situation semble sans issue, il ne me reste plus qu’à me retirer de ce monde indigne de moi, songea Pierre-Paul en regardant la pointe de ses chaussures italiennes légèrement défraîchies.

­– Mais ne faites pas cette tête-là mon pauvre monsieur-le-philosophe-de-café. Vous aussi vous pourriez devenir un virtuose de la mendicité avec un peu de patience et d’application. La formation n’est pas aussi éprouvante que je vous l’ai laissé entendre. Vous avez sans doute même acquis de l’expérience dans le domaine sans le savoir : j’imagine que vous avez déjà fait des demandes de bourses aux organismes subventionnaires en sciences humaines ou au Conseil des arts, ou encore que vous avez envoyé des textes dans des concours littéraires? C’est un début, c’est un début, mon vieux, murmura Diogène en donnant des petites tapes dans le dos, devenu voûté, de son voisin tout en le regardant avec ses yeux pétillants de malice.

– La vie est tragique quand on est incompris… J’ai parfois l’impression que vivre est un mal, qu’on ne puisse vivre sans faire de mal ou être soi-même blessé constamment, commença à pleurnicher Pierre-Paul, d’humeur soudainement mélancolique.

– Mais non, vivre n’est pas un mal! s’écria Diogène. C’est plutôt mal vivre qui…

Diogène n’eut pas la possibilité de terminer sa phrase. Dollard Robidoux, toujours aussi rouge de colère, fonçait sur eux accompagné d’un grand jeune homme filiforme avec une moustache molle, quelques poils sur le menton et un uniforme McDo, trop large pour lui, sur le dos. Ils passèrent en coup de vent à côté des spectateurs qui, comme vous tous, attendaient encore le dénouement de cette histoire. Ils s’arrêtèrent brusquement devant la table où Pierre-Paul , apitoyé sur son sort, pleurnichait silencieusement, tandis que Diogène faisait semblant de lire le journal européen de son voisin qu’il utilisait comme paravent.

– C’est lui! s’exclama Dollard Robidoux en pointant insolemment Diogène Dupré, mal caché derrière L’Univers idiomatique.

La foule commençait à se rassembler à autour des protagonistes. Ça sentait la bagarre, le combat extrême, les arts martiaux très mixtes. Nathalie Lajoie, pas encore de retour à son poste, essaya de se cacher derrière un client pour échapper à la vue de son gérant, Alcibiade Beaugosse, qui ­– comme en témoignait la rougeur soudaine de ses joues de jeune éphèbe ­– n’avait pu faire autrement que de remarquer la présence de son employée du mois préférée.

– Mmm… monsieur Diogène, commença le géant gérant debout devant la table, d’une voix qui se voulait autoritaire et grave mais qui changeait fréquemment de tonalité pour atteindre une hauteur de haute-contre.

­–Tu peux te tasser s’il te plaît, jeune homme? demanda poliment Diogène. Tu me fais de l’ombre.

­– Vvvous n’avez pas peur de moi?

­– Pourquoi aurais-je peur d’un bon garçon comme toi? Allez , tasse-toi, sinon je me plaindrai auprès de tes supérieurs… Où donc est le vrai patron de ce bordel de restaurant plastifié, l‘empereur de cet empire de la malbouffe? reprit Diogène en regardant de toutes parts, l’air offusqué.

– Vous savez bien qqqque c’est mmmoi le gé-gérant ici, Monsieur Diogène, bégaya le jeune homme qui semblait fraîchement sorti d’un centre de la petite enfance pour géants. Ooon m’a d-dit que vous insultiez enccccore la clientèle de no-notre établissement.

– Tu appelles ça un « client », cet énergumène à cravate, ce porte-attaché-case aux souliers en peau de crocodile qui n’arrête pas de brailler comme un veau et qui ne met jamais les pieds ici normalement, alors que, moi, je fais partie de votre fidèle clientèle quotidienne.

– Comment tu m’as appelé pouilleux!?!? hurla Dollard.

– Tu vois bien qu’il ne sait comment se comporter en société, constata Diogène. Il ne cesse de crier sans respect aucun pour l’ouïe fragile de ses concitoyens.

– Mmmonsieur Diogène, ccc’est votre qua-quatrième avvvertissement ce mois-ci. La dernière fois, je vous avais dit ne pas cracher par terre, et vous m’avez craché sur le chapeau! Encore une fffffaute… et je vous susppppends pou-pour… euh… une jou-journée complète.

– Non! Pas ça! Pitié! Tout, mais pas ça! se plaignit Diogène en prenant un air abattu, tout en faisant un clin d’œil de côté à Dollard Robidoux.

– Non mais, c’est pas vrai? Une journée de suspension? tonna l’homme d’affaires au teint devenu rouge violacé. N’allez-vous pas l’expulser pour toujours, appeler la police, le faire fusiller? Faites au moins quelque chose qui le fera saigner un peu! Sinon, c’est moi qui m’en charge sur-le-champ!

– Ne touchez pas à un cheveu de mon ami, intervint alors Pierre-Paul Platoneau, soudain sorti de sa torpeur larmoyante, en se levant et en tentant de prendre un air menaçant peu convaincant.

­– Toi, ta gueule, tête de nœud papillon! On t’a pas demandé ton avis, cria Dollard.

­– Eh! bien je vous le donne tout de même, mon avis, espèce de néandertalien de la finance, oppresseur de la plèbe, exploiteur du prolétariat…

– Tu l’auras voulu, tête de nœud coulant…

La situation semblait sur le point de dégénérer entre les deux cravatés qui se tenaient déjà par la cravate justement. La foule pouvait humer le fumet de la violence à venir. Et elle frémissait d’impatience. Alcibiade Beaugosse aurait bien voulu s’interposer, imposer son autorité de gérant et agir en héros homérique, mais il ne savait que faire. Il regarda Nathalie Lajoie en l’implorant des yeux de lui donner du courage.

Mais c’est alors qu’il vit, à travers la foule, nul autre qu’Antisthène Anubis qui arrivait en courant, essoufflé mais tout heureux d’être là. Le moment choisi par Antisthène n’aurait pu être plus opportun!

Étonné par cette apparition soudaine, Dollard Robidoux réussit à interrompre sa droite juste avant d’atteindre le côté gauche de la barbichette de Pierre-Paul Platoneau, qui, les yeux arrondis par l’étonnement, semblait quant à lui en train de reconsidérer son idée de défendre les victimes du néolibéralisme.

Diogène, délaissant ses nouveaux amis à cravate, se leva pour se précipiter ­– les bras ouverts, le visage rayonnant, les pans de son grand manteau volant au vent ­– vers son meilleur ami et maître à penser, Antisthène Anubis, qui faisait une entrée triomphale avec toute sa bande à ses trousses. Les clients, les yeux écartés par la surprise, s’écartèrent sans surprise pour laisser passer le sage Antisthène qui ponctua son arrivée d’aboiements emplis de joie de vivre, accompagné en chœur par les jappements de sa meute de joyeux lurons et de joyeuses luronnes à poils.

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Une première version de cette nouvelle est parue dans la revue Stop (n° 127, nov.-déc., 1992).

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