“A quel moment la transparence est-elle utile ?”

par Aaron Swartz

Jérémy Freixas
6 min readSep 12, 2017

Traduit par Marie-Mathilde Bortolotti et Amarante Szidon aux éditions B42 dans Celui qui pourrait changer le monde

Ce post de blog écrit par Aaron Swartz soulève beaucoup de questions. Mais son approche originale du concept de transparence me paraît très importante.

“Transparence” est un terme équivoque, ce genre de mot qui, comme “réforme”, finit associé à des manœuvres politiciennes visant à promouvoir n’importe quelle action. Mais tout comme il est stupide de discuter de l’utilité des “réformes” (tout dépend de la réforme), parler de transparence en général ne nous mènera pas loin.

[…]

La société moderne est constituée de bureaucraties, et les bureaucraties modernes sont gouvernées par le papier : mémos, rapports, formulaires, déclarations. Donner accès à ces documents confidentiels semble évidemment une bonne idée, et en effet, des choses très positives sont ressorties de la publication de ces documents, que ce soit ceux de la National Security Archive, pour lesquels les demandes résultant du Freedom of Information Act (FOIA) ont mis à jour des décennies d’actes répréhensibles de la part du gouvernement américain à travers le monde, ou encore ceux de l’infatigable Carl Malamud, qui, avec ses numérisations, a permis à tout le monde d’avoir accès librement à des téraoctets de documents gouvernementaux utiles, dans les domaines les plus divers : droit, cinéma…

Je soupçonne que peu de personnes inscriraient la “publication de documents gouvernementaux” dans la liste de leurs priorités en matière politique, mais le projet est clairement peu coûteux (il suffit de scanner des montagnes de documents), et sembler ne présenter que bien peu d’inconvénients […].

Bien des problèmes politiques relèvent du conflit d’intérêt — les conducteurs ne veulent pas que leur voiture soit susceptible de faire un tonneau et de les tuer dans un virage, mais les fabricants de voitures veulent justement continuer à vendre ce type de voiture. Si vous êtes un membre du Congrès, choisir entre les deux parties s’avère épineux. D’un côté, il y a vos électeurs, qui votent en votre faveur. De l’autre, de grosses sociétés, qui financent vos campagnes électorales. Vous ne pouvez pas vous permettre de vous aliéner l’un ou l’autre de ces groupes.

On observe donc une tendance, parmi les membres du Congrès à trouver des compromis. C’est ce qui produit par exemple avec la Transportation Recall Enhacement, Accountability and Documentation (TREAD, — loi qui a été votée suite à des problèmes massifs de voitures Ford et de pneu Firestone). Au lieu d’exiger que les voitures soient totalement sûres, le Congrès a simplement exigé que les industriels de l’automobile indiquent la probabilité qu’avaient leurs modèles de faire un tonneau. La transparence est encore reine !

Un exemple encore plus célèbre : après l’affaire du Watergate, les citoyens étaient scandalisés par l’idée que des politiques aient pu recevoir des millions de dollars de la part de grosses entreprises. Mais d’un autre côté, les entreprises semblaient disposées à continuer d’acheter les faveurs des hommes politiques. Donc, au lieu d’interdire tout bonnement cette pratique, le Congrès a exigé des hommes politiques qu’ils gardent la trace de toute somme versée par un tiers, et qu’ils constituent un dossier correspondant pour le mettre à destination du public.

Je trouve ces pratiques ridicules. Lorsque l’on crée une agence de réglementation, on rassemble des individus dont le travail consiste à régler un problème. On leur confère le pouvoir d’enquêter sur quiconque enfreignant la loi, et l’autorité permettant de les punir. La transparence se contente de transférer les prérogatives du gouvernement au citoyen ordinaire, qui n’a ni le temps ni la capacité d’explorer de tels problèmes en profondeur, et encore moins d’y remédier. Tout cela est en fait une farce : une manière pour le Congrès de donner l’impression d’avoir pris des mesures concrètes sur des problèmes classés comme prioritaires sans pour autant mettre en péril ses sponsors.

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Des centaines de millions de dollars ont été dépensés pour financer des projets de transparence partout dans le monde. Tout cet argent ne tombe pas du ciel. La question n’est pas de savoir si un peu de transparence vaut mieux que pas du tout, il s’agit de déterminer si l’objectif de transparence constitue la meilleure manière de dépenser cet argent, ou si ce dernier n’aurait pas pu être plus efficace s’il était placé ailleurs.

Je pense que oui. Tout cet argent a été dépensé dans le but d’obtenir une réponse claire face aux questionnements des citoyens, non pas pour en tirer les conséquences en menant des actions concrètes. Si les citoyens ne jouissent d’aucun pouvoir de contrôle, les bases de données les plus accessibles du monde ne contribueront aucunement à ce que la situation s’améliore — même si elles sont parfaitement faibles. Les gens vont sur Internet et observent que toutes les voitures sont dangereuses et que tous les politiciens sont corrompus. Que faire ?

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L’ironie dans tout cela c’est qu’Internet offre un véritable réservoir d’actions. Il est devenu bien plus facile, bien plus facile que jamais auparavant, de former des groupes pour travailler sur des tâches communes. Et c’est grâce à ce rassemblement d’intelligences — et non grâce aux sites web qui analysent des données — que de vrais progrès politiques peuvent être accomplis.

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Prenez un groupe d’individus qui se réunissent pour s’attaquer à un problème qui leur tient à cœur — la sécurité alimentaire par exemple. Il pourrait y avoir des informaticiens qui épluchent les archives relatives à la sécurité alimentaire, des journalistes d’investigation qui passent des coups de fils et se faufilent dans les immeubles, des avocats qui saisissent des documents et intentent des procès, des organisateurs politiques qui constituent des soutiens pour le projet et rassemblent des bénévoles pour sa coordination, des membres du Congrès qui font pression pour obtenir des auditions sur le problème en question et qui font voter des lois pour le résoudre, et naturellement, des blogueurs et des écrivains qui racontent vos aventures au fur et à mesure de leur déroulement.

Imaginez la chose suivante : une équipe d’investigation de choc s’emparerait d’un problème, dévoilerait la vérité et exigerait des réformes. Pour ce faire, elle ferait appel à la technologie, bien entendu, mais aussi à la politique et à la loi. Au mieux, actuellement, une loi sur la transparence nous permet d’accéder à une base de données supplémentaire. Mais que se passera-t-il avec une action en justice (ou une éventuelle enquête du Congrès) ? Dans ce schéma idéal, nous pourrions obtenir le droit de saisir toutes les bases de données, ainsi que les documents sources qui se dissimulent derrière, et ensuite d’interviewer les personnes concernées sous serment pour démêler cet écheveau. Nous pourrions alors demander tout ce dont nous aurions besoin, au lieu de nous efforcer d’anticiper nos besoins futurs.

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La transparence peut être une arme puissante, mais certainement pas dans un contexte où les individus travaillent en solitaire. Arrêtons donc de nous lancer la balle en prétendant que notre mission consiste seulement à recueillir des données et que c’est au citoyens de savoir quel usage en faire. Prenons solennellement la décision de travailler à lutter pour améliorer l’état du monde. J’adorerais voir tous ces êtres humains aux capacités extraordinaires s’atteler à cette tâche.

Aaron Swartz, Juin 2009

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Jérémy Freixas

Bisounours enragé | Enseignement sup, recherche, microélectronique/matériaux | Elément perturbé chez les @Les_Vulgaires | Squatteur du @labodessavoirs | Nantes