Mes élèves sont-ils des rats de laboratoires ?

Un début de réflexion après quelques années d’enseignement dans le supérieur

Jérémy Freixas
7 min readFeb 14, 2019
Source : Mycocroyance (Flickr)

Il faut que je commence par vous admettre une chose : j’ai 27 ans, aucune formation en pédagogie ou quoique ce soit qui s’y rapporte et j’ai vécu en septembre dernier ma quatrième rentrée en école d’ingénieur, côté prof.

Je me suis posé pas mal de question au premier semestre sur mes méthodes de travail. La raison : j’avais en face de moi plusieurs groupes très différents d’étudiants et étudiantes. Avec certains j’avais le sentiment de bien avancer, tandis que je me sentais inutile pour d’autres.

Le temps passa, et cette interrogation m’est revenue de façon bien inattendue en fin d’année au moment de lire ce petit livre que je vous recommande vivement, Penser comme un rat de Vinciane Despret, aux éditions Quae. Ce billet en est en quelque sorte une fiche de lecture.

Point de départ de la réflexion de Vinciane Despret : la critique de la psychologie expérimentale qui a commencé à se faire entendre dans le milieu des années 1960. L’un des grands défis de cette discipline est d’assurer que le sujet de l’expérience propose bien une réaction à la question définie, explicitement ou non, par l’expérimentateur. Sans ce contrôle, il est alors impossible de vérifier son hypothèse, le phénomène mesuré pouvant être lié à une cause autre que celle mise en place par l’expérimentateur.

Un des stratagèmes les plus courants : cacher au cobaye le vrai motif de sa présence. Ainsi, si ce dernier ne connait pas le fondement de l’expérience, il ne serait pas influencé dans sa réaction. Martin Orne a montré que le sujet cherche tout de même à deviner les intentions derrière l’expérience, quitte à arriver parfois à des résultats étonnants [1].

Un exemple : Orne cherchait à trouver un protocole pour différencier des sujets sous hypnose et des sujets simulant le fait d’y être. Il propose alors à plusieurs personnes de réaliser des tâches très répétitives [2] en partant du principe que celles sous hypnose n’opposeront aucune résistance et que les autres seront de plus en plus récalcitrantes. Et surprise : ce fut l’expérimentateur qui se lassa en premier, au bout de 5 heures. Les cobayes expliquèrent qu’ils avaient accepté de faire si longtemps ces tâches absurdes car ils pensaient faire l’objet d’un test sur l’endurance !

Despret cite en parallèle de cette expérience celle menée par Robert Rosenthal. Il propose à ses étudiants et étudiantes de reproduire une expérience avec des rats : ces derniers doivent sortir le plus rapidement d’un labyrinthe. Rosenthal sépare son groupe en deux : le premier travaillera avec des rats issus de lignées qui ont un bon taux de réussite au problème du labyrinthe, tandis que le second travaillera avec rats issus de lignées qui n’ont pas brillé à ce test.

Et figurez-vous que ce qui devait arriver arriva : les bons rats eurent de meilleurs résultats que les mauvais. Mais cette différence ne pouvait s’expliquer par les rats en eux-mêmes : le professeur avait menti. Ils venaient tous d’une même animalerie quelconque. La différence provenait probablement du fait que certains rats ont été perçus comme intelligents et donc encouragés plus fortement que ceux perçus comme bêtes, pour qui on s’attendait à un échec.

Parmi toutes les conclusions que l’on peut tirer de cette situation, deux peuvent venir en tête assez rapidement :

  • Afin d’avoir la meilleure reproductibilité possible dans ces expériences avec les animaux, il faut supprimer toute variable incontrôlée dans la relation avec l’animal. Cela implique d’avoir un comportement le plus neutre possible, au risque d’avoir un biais : l’animal peut-il être sensible à l’indifférence ?
  • Si l’on veut avoir une vision claire et correcte des capacités de ces animaux à répondre une situation donnée, il faut les traiter au mieux pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes.

Pour Vinciane Despret, la première piste est une impasse. Fixer la neutralité comme norme de comportement à tenir avec un animal est une facilité dans le sens où c’est un objectif que quiconque peut atteindre sans difficulté. C’est aussi bien pratique pour obtenir des résultats reproductibles. Sont-ils pour autant objectifs ?

Les scientifiques sont ceux qui peuvent interroger, mais pas être interrogés.
— Donna J. Haraway, When Species Meet (2007), University of Minessota Press

Le retour d’expérience de Barbara Smuts, primatologue, est ensuite évoqué pour illustrer ce dilemme. Lorsqu’elle part étudier les babouins sur le terrain, elle doit passer par une étape d’habituation : elle essaye alors de devenir le plus neutre possible. C’est un processus long, pénible et parfois sans succès : les babouins restent systématiquement à distance et n’arrivent pas à faire comme si elle n’était pas là.

Et si finalement, c’était une façon pour les babouins de répondre à une autre question ? Smuts ne présentant pas de volonté d’interaction, ces derniers peuvent alors considérer qu’elle n’est pas un animal social et que cela ne vaut pas le coup de s’intéresser à elle. Cette hypothèse l’a poussé à changer d’approche, d’adopter des postures qu’elle avait pu observer chez les babouins, d’exprimer autrement ses émotions, etc [3].

Les animaux vont donc juger leur environnement, ce qui leur ait proposé et y apporter ensuite une réponse. Cette réponse ne sera donc pas forcément en adéquation avec la question que l’expérimentateur voudra explorer.

Cette notion de jugement peut être associée à la théorie d’Umwelt développée par le biologiste Jacob von Uexküll. Le monde vécu par un animal (nous y compris !) provient de l’interaction entre son organisme et son environnement. Le fait d’utiliser ses sens n’est pas un comportement passif mais bien une action qui permet de donner du sens à ce qui l’entoure.

N’est perçu que ce qui a une signification, comme ne reçoit une signification que ce qui est perçu, et qui importe à l’organisme.
—Vinciane Despret (p29)

La compréhension de ce monde est très délicate, d’autant plus qu’une majeure partie de travaux réalisés jusqu’à présent sur les animaux se sont intéressés à leurs réactions et non forcément à leurs “réponses”. On dispose en effet aujourd’hui d’outils très limités pour mesurer les émotions chez les animaux : mais gardons à l’esprit que cela avance tout de même ! [4]

Impossible de progresser selon Vinciane Despret sans “prendre la pleine mesure d’une situation pour laquelle des êtres se répondent, apprennent ce que signifie “penser ensemble”, se “font penser”. Une situation dans laquelle surtout, des êtres font l’expérience d’apprendre à créer et à s’accorder sur des significations” (p 65).

“Une situation dans laquelle surtout, des êtres font l’expérience d’apprendre à créer et à s’accorder sur des significations” : je trouve là une jolie description de ce qui se passe dans une salle de travaux dirigés quand j’essaie de résoudre un exercice de physique avec des élèves.

Là aussi, tout l’enjeu est d’une part, de travailler sur nos postures respectives afin d’avoir les meilleurs conditions d’apprentissage possibles. Et d’autre part, de trouver les bons mots, les bonnes situations, les bons gestes pour permettre de donner du sens aux concepts parfois étranges qui sont rencontrés dans les cours de sciences.

Convenons d’un point : je pense (généralement) éprouver plus de difficultés à me mettre à la place de mon chat qu’à la place des élèves que j’ai en face de moi. Mais tout de même, cette approche de penser non pas comme un étudiant (ou une étudiante) mais avec lui afin de construire ensemble de sens me semble être la base de ce qui fait un bon enseignement. Je pense déjà le faire un peu, mais si jamais je pouvais parler à mon moi plus jeune de quatre ans, j’insisterai bien sur ce point.

Cela m’amène à penser qu’il y a sûrement beaucoup d’autres épiphanies de ce genre qui peuvent me saisir en creusant la littérature provenant de travaux de recherche sur divers sujets : d’où nous viennent nos idées, comment apprend-on quelque chose, comment en vient-on à construire des théories pour expliquer le fonctionnement du monde qui nous entoure, comment transmettre tout cela… C’est un sujet qui me concerne du fait mon boulot actuel, mais qui surtout me semble être à la base d’un bon nombre d’interactions en société !

La découverte et la digestion de ces travaux va me permettre d’alimenter une série d’articles à venir (dont celui-ci est l’introduction). Le chemin n’est pas encore tout à fait tracé : il pourra surtout évoluer en fonction de vos suggestions de lectures, de nos discussions et de vos retours ! N’hésitez donc pas à m’envoyer un petit message pour lancer le sujet ou pour que je vous tienne au courant des prochaines sorties :)

EDIT : cela fait plus de 6 mois que ce post est sorti, et rien… mais promis, un jour je m’y mettrai !

Références et compléments

[1] Orne (1962), On the social psychology of the psychological experiment: With particular reference to demand characteristics and their implications, American Psychologist, 17, 776–783

[2] Les tâches en questions : résoudre 200 additions sur une feuille de papier, tirer une carte qui demandait quoiqu’il arrive de déchirer la feuille en 36 morceaux, déchirer cette feuille, prendre une nouvelle feuille, résoudre 200 additions sur une feuille de papier, tirer une carte qui demandait quoiqu’il arrive de déchirer la feuille en 36 morceaux, etc.

[3] Je ne sais pas à quel point cette technique d’approche est majoritaire et validée. La seule fois où j’ai pu évoquer le sujet avec un spécialiste, j’ai plutôt eu la réponse qu’il valait mieux se fondre dans le décor.

[4] Par exemple, saviez-vous que l’on faisait passer des IRM aux chiens pour étudier les circuits de la récompense ? Le sujet est développé plus en détails dans cette émission du Labo des savoirs.

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Jérémy Freixas

Bisounours enragé | Enseignement sup, recherche, microélectronique/matériaux | Elément perturbé chez les @Les_Vulgaires | Squatteur du @labodessavoirs | Nantes