Les trolls de l’Oulipo du tramway Strasbourgeois

Joachim Jablon
10 min readJan 25, 2019

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Mise à jour:

En fin d’article, plus d’informations sur la source

En déplacement à Strasbourg, j’ai eu l’occasion de découvrir son tram. En attendant ma rame à la station Krimmeri, mes yeux se sont fixés en haut de la colonne “Morris” qui surplombe le quai et comportait l’inscription suivante :

Source

KRIMMERI, n.f. — Étym: du yiddish (pop. et oral) krimeri. Désigne la boutique du marchand de beurre, oeufs, fromage. Est resté vivace dans l’expression “chancher te krimeri” (Balzac, le Père Goriot)

Après quelques secondes d’incrédulité, mon cerveau s’est rallumé. Je me suis demandé d’où venait cette notice, et s’il y avait d’autres inscriptions aussi subtilement trollesques. Grâce à internet, j’ai trouvé les infos suivantes (rien de définitivement vérifié).

Je ne suis pas un expert sur aucun des sujets présentés ici, mais ayant eu grand plaisir à découvrir cette œuvre, je souhaitais la partager.

L’origine

Ce que j’ai trouvé facilement, c’est l’origine de ces textes. Ils ont été commandés a l’oulipo en 1994. Une description par Michel Krieger (qui si j’en crois France Bleu était “élu strasbourgeois en charge du projet à l’époque”.

Les textes de l’ OULIPO sur les colonnes des stations du tram de la ligne A

Un peu de la même façon, la substitution sur les colonnes d’information, dans chaque station du tramway, des messages de l’ouvroir des littératures potentielles, introduit une distanciation vis-à-vis de la publicité, la tournant en dérision ; et là, où devraient s’afficher le message des puissants de ce monde, s’inscrit aujourd’hui les textes étonnants qui invitent à la poésie, à la liberté, à l’imaginaire. Là encore il s’agit de prendre en compte toute une ligne de tramway puisque c’est la totalité des colonnes de la ligne A du tramway de Strasbourg qui portaient des messages de l’OULIPO ainsi que les biographies en lien avec la toponymie, qu’ils détournent en tant que science porteuse de lieu de savoir équivalent de pouvoir sur la population.

Le site de la BNF donne un peu plus d’informations (je n’ai pas fouillé suffisamment pour comprendre le contexte dans lequel ces informations ont été compilées).

Troll de tram
d’après le n°68 de La Bibliothèque Oulipienne (octobre 94).

Quatre-vingt-seize textes pour le tramway de Strasbourg, disposés sur les colonnes des stations (1994)

Feuilletoir Troll de Tram

À Strasbourg, l'Oulipo innove, non pas en inventant des structures ou des contraintes littéraires nouvelles, mais en adaptant des contraintes existantes à la nature et aux dimensions du support proposé : les colonnes du tramway. Outre ses considérations matérielles imposant des textes courts aisément lisibles, il s'agit de « donner à l'usager du tramway – voyageur transformé pour la circonstance en lecteur – pendant les quelques instants qu'il est amené à passer dans une station, un ensemble de texte qui éveillent sa curiosité et/ou son intérêt par leur caractère instructif et/ou distrayant. Les textes proposés appartiennent à quatre séries : variations homophoniques, notices toponymiques, récit en beau présent et langage cuit. Ils sont le résultat de l'exploration, par des méthodes oulipiennes éprouvées, des diverses potentialités contenues dans le matériel verbal fourni par le tramway de Strasbourg. Ils prennent naturellement la forme ironique ou ludique qui caractérise la plupart des productions oulipiennes. »

Variations homophoniques

Il s'agit ici d'exploiter les possibilités offertes par la dislocation phonique des six syllabes de la séquence : Le tramway de Strasbourg. Cette dislocation a permis d'obtenir trente-deux nouvelles séquences, phonétiquement voisines (par exemple : Les trois muets de cédrats se bourrent ou Le drame hué : des stars boudent), qui ont servi de matrices aux trente-deux histoires brèves ainsi composées.

Notices toponymiques

Destinées à apporter au voyageur un éclairage, aussi érudit qu'inédit, sur les origines supposées du nom de la station, les notices toponymiques empruntent la forme d'un article de dictionnaire. Il ne s'agit pas de s'astreindre à une stricte rigueur historique ou étymologique, mais de laisser déborder la fantaisie et l'imagination, dans une démarche oulipienne baptisée "l'histoire revisitée". Ainsi le voyageur est-il transporté en imagination dans les univers les plus divers, et les plus inattendus.

Récit en beau présent

Ce récit se présente comme un véritable feuilleton : il raconte une histoire – celle de la belle et impulsive Anna, aux prises avec le policier Léo et le rat Otto – à raison d'un épisode par station. Comme l'impose la contrainte du "beau présent", seules sont utilisées, pour chaque épisode, les lettres figurant dans le nom de la station.

Langage cuit

Cette série utilise les ressources du "langage cuit", expression empruntée à Robert Desnos, qui désignait ainsi ce qui, dans le langage courant, relève de locutions toutes faites. L'on a ici accumulé, jusqu'à la saturation, des formules de toutes sortes (proverbes, dictions, citations familières, refrains, titres de livres ou de chansons), dans lesquelles ont été introduits, aux places-clés, les mots tram ou tramway. Il se crée ainsi ce qui, autour de ces mots inlassablement répétés et placés en quelque sorte au centre des préoccupations du langage, une sorte de litanie, que le voyageur-lecteur est invité à compléter en y introduisant ses propres références.

Les notices toponymiques

Je n’ai pas réussi à retrouver les quatre-vingt seize textes dans leur intégralité. Il semble qu’un livre “Troll de tram” ait été publié avec le détail, mais il ne semble disponible nulle part. Cela dit, j’ai pu retrouver une trace de plusieurs notices toponymiques (via un blog russe lui-même citant un site perso aujourd’hui majoritairement inaccessible, incluant sur l’internet archive). Voici donc les notices.

Direction Parc des Sports

Maillon

HAUTEPIERRE MAILLON (Louise), nom francisé de Lodovica ALTA PIETRA MAGLIONI, dite LA MAGLIONESE (12??-13??), poétesse trentinoise. — Antérieure ou postérieure à celle de Dante, selon les commentateurs, son oeuvre est une trilogie en vers battus: La Tavola Calda (L’Olio, La Senape, Il Tuorlo).

Dante

DANTE (Alighieri, dit Al), cultivateur et ami des Arts (Milan 1785 — San Remo 1849). Son oeuvre pacificatrice fut considérable et son rayonnement européen. Il passa à la postérité en imposant une cuisson brève pour les pâtes alimentaires (pasta).

Hôpital de Hautepierre

HAUTEPIERRE (Hôpital de) — Institution charitable fondée par Saint Oswald Bäger, dit Le Généreux (Ve siècle après J.C.). Au sein de cette institution, tenue par la congrégation des Magdaléniennes, étaient recueillies et soignées les femmes adultères lorsqu’elles survivaient à la lapidation.

Ducs d’Alsace

DUCS D’ALSACE, espèce de strigiforme patanocturne. — Récemment acclimaté en Alsace. Son appellation semble remonter à la forme Duc de la Lorraine. Étym.: La Lorraine > L’Aloraine > L’Alosaine > L’Alsaine (amüissement du O en position non accentuée) > L’Alsaize (passage de N à Z par rotation graphique) > L’Alsace.

Saint-Florent

SAINT FLORENT, abbatiale du XIIIe siècle. — Étym.: de Saint-Fleurant. Ce nom lui fut donné en souvenir de Saint Moudiar Aithiops, premier homme noir canonisé: sa châsse dégageait une entêtante odeur de réglisse. Saint Florent est devenu patron des producteurs de bonbons.

Ancienne Synagogue — Les Halles

SYNAGOGUE (du grec sunagein, rassembler), lieu-dit. — Là se réunirent les premiers colons grecs, venus de Thasos, qui créèrent la colonie de Tetra Purgoi (les quatre tours) qui devint Strasbourg, après une longue et coûteuse résistance à la romanisation.

Homme de Fer

HOMME DE FER , lieu-dit. — Là fut retrouvée, en 1802, une armure sans heaume datant de la fin du XVIIe siècle. La découverte de cette pièce renforce l’hypothèse du professeur Jürgen Schluth selon laquelle le célèbre Masque de Fer aurait été décapité.

Langstross — Grand Rue

LANGST ROSS, sculpture d’Émile Mathis, 1933. — Présentée à l’exposition des Arts des Corps Rétifs de 1937 sous le titre Angoisse terrible.
GRAND RUE, lieu-dit. — Ici, se rassemblaient autrefois les hardes de cerfs de la Forêt Noire à l’époque des amours.

Porte de l’Hôpital

PORTE DE L’HÔPITAL (Philippe de la Porte de Dieuleveult de l’Hospital, dit), ingénieur strasbourgeois (1689–1749). — Inventeur malheureux du mouvement perpétuel (voir notice détaillée en face).

Étoile

ÉTOILE, marque déposée d’un sel de potasse. — Des années durant, la Société des Sels d’Alsace a vanté l’efficacité de son produit à l’aide du fameux slogan: “Étoile déneige”.

Schluthfeld

SCHLUTHFELD, lieu-dit — Autrefois: Ch…feld, Champ du Silence. Le nom actuel a été obtenu en insérant élégamment le mot luth en souvenir d’un membre de la famille Bagger qui s’y installa comme luthier à la fin de la Guerre de Trente ans.

Krimmeri — Stade de la Meinau

STADE-DE-LA-MEINAU, locution dialectale. — Lorsque sa fille Anna lui donnait satisfaction à l’école, le baron Léo de Dietrich, alors maire de Strasbourg, connaissant son goût pour le sport, s’écriait: “Je la mène au stade”. L’inversion qui s’est produite vers 1840 reste un petit mystère linguistique.

Couffignal

COUFFIGNAL (Théodore), professeur de dessin (1848–1911). — Il eut pour élèves dans ce même lycée les frères Henri et Henri Matisse. Il éveilla leur vocation en leur faisant dessiner cent dix neuf fois les bras de la Vénus de Milo.

Émile Mathis

ÉMILE MATHIS (1869–1954) pseudonyme de Henri Matisse, peintre, frère jumeau du peintre Henri Matisse (1869–1954). Il choisit ce pseudonyme pour éviter toute erreur d’attribution. Cependant, sa manière est proche de celle de son frère et leurs oeuvres ont été et sont encore souvent confondues.

Hohwart

HOHWART, lieu-dit. — C’est ici que La Marseillaise fut chantée pour la première fois. On décida, à cette occasion, de changer le nom du quartier. Il revint à la jeune Anna de Dietrich l’honneur de tirer dans un bonnet phrygien les lettres H, O, W, A, R et T. On ajouta un second H pour conformer le nom à l’environnement linguistique et le distinguer de celui du Haut-Var.

Baggersee

BAGGERSEE, lieu-dit. — Regagnant Paris après la retraite de Russie, l’empereur Napoléon Ier s’arrêta à Strasbourg pendant la grande inondation de 1813. C’est là qu’il prononça les paroles fameuses: “Baggersee, Baggersee, Baggersee, morne plaine!”

Direction Graffenstaden

Maillon

HAUTEPIERRE MAILLON, lieu-dit. — Étym.: “Mottes, pierres, moellons!”, formule qui servit de mot d’ordre à la jacquerie de Cronenbourg, conduite en 1302 par Aloysius Schluth (les fenêtres de la sénéchaussée avaient été réduites en miettes par les insurgés).

Dante

DANTE (Anarchasis), musicien alsacien (1750–1685). — Précurseur de P.D.Q. Bach, il bâtit sa vie sur le principe de réversion: commencer par la fin, finir par le commencement. Son Opus 1, composé sur son lit de mort, est une berceuse. Son oeuvre ultime date de 1690. Il introduisit le mouvement lent dans la forme sonate.

Hôpital de Hautepierre

HAUTEPIERRE (Xavier de), chirurgien guadeloupéen (Basse-Terre 1740 — Hohstein 1773). — Réalisa, le 1er avril 1772 à Hohwart, sur S. Bagger, la première extraction de la racine carrée d’un calcul biliaire dans les voies surrénales.

Ducs d’Alsace

DUCS D’ALSACE, société agro-alimentaire. — Fondée à Schlootfield, Calif. (E.-U.), par John S. Bagger, québécois d’origine alsacienne. Son fameux little butter s’est imposé en 1888, quand Ducs d’Alsace est devenu le fournisseur officiel de la reine Victoria. Les Bagger avaient émigré au Canada en 1772, pour fuir la justice.

Saint-Florent

SAINT FLORENT ou SEIN FRÔLANT (Danse du). — Rite du bas Moyen-Âge en Lotharingie. Dès la puberté, lors de la fête de la Sainte-Lucie, les jeunes filles exécutaient une danse, proche de la bourrée, au cours de laquelle elles frôlaient de la poitrine l’homme qu’elles voulaient pour mari.

Ancienne Synagogue — Les Halles

HALLES (Leslie, dite Les), chanteuse de blues (Memphis 1889 — Sélestat 1941) — Célèbre dès 1922 grâce à «I am the flirt of Orpheus». Après le célèbre concert mystique où elle improvisa «God is sitting on my knees», elle se consacra au déchiffrement d’anciennes partitions de musique sacrée et s’installa à Sélestat.

Homme de Fer

HOMME DE FER (L’) — Nom de baptême de la première locomotive mise en service par l’ingénieur Sébastien Schluth sur la ligne Strasbourg-Colmar, en 1843. Elle atteignit la vitesse horaire moyenne de 41,3 km, battant ainsi le record détenu par le maître de postes J. Bagger avec sa diligence tirée par huit chevaux.

Langstross — Grand Rue

LANGSTROSS (Berthe), artiste de cirque (1907–1960). — Amie de Grock, elle se spécialisa dans des numéros spectaculaires: manger intégralement une bicyclette en deux jours, un wagon de tram en cinq. Elle mourut en tentant de dévorer la Grosse Bertha. Quatre qualificatifs la désignaient: lente, grosse, grande, drue.

Porte de l’Hôpital

PORTE DE L’HÔPITAL (Philippe de la Porte de Dieuleveult de l’Hospital, dit), ingénieur strasbourgeois (1689–1749). — Inventeur malheureux du mouvement perpétuel (voir notice détaillée en face).

Étoile

ÉTOILE, lieu-dit. — C’est à cet endroit qu’en 1534 le jeune Galilée (Galileo Galilei, dit) observa pour la première fois les satellites de Jupiter et la rotation du soleil. L’exploit de l’astronome est d’autant plus admirable que Galilée n’a jamais séjourné en Alsace et qu’il est né en 1564, à Pise.

Schluthfeld

SCHLUTHFELD, lieu-dit — En alsacien ancien: champ de Schluth. C’est dans ce pré, en 1698, que le forgeron Johann Schluth périt sous les coups d’un mystérieux adversaire. La légende veut que Schluth ait surpris en haut d’un sapin celui qui allait devenir son meurtrier.

Krimmeri — Stade de la Meinau

KRIMMERI, n.f. — Étym: du yiddish (pop. et oral) krimeri. Désigne la boutique du marchand de beurre, oeufs, fromage. Est resté vivace dans l’expression “chancher te krimeri” (Balzac, le Père Goriot)

Couffignal

COUFFIGNAL (Marcel), physicien allemand (Strasbourg 1875 — Philadelphie 1956). — Admis au Polytechnicum de Zurich en 1897, élève de Minkowski, il soutint, en 1906, sa thèse sur la relativité restreinte, apprenant alors, qu’un autre, un an plus tôt, l’avait précédé. Son nom était injustement tombé dans l’oubli.

Émile Mathis

ÉMILE-MATHIS, de Jean ÉMILE (1877–1931) et Frédéric MATHIS (1856–1944). — Ces deux médecins strasbourgeois ont obtenu conjointement le prix Nobel en 1925 pour leurs recherches sur les pathologies arthritiques liées au maniement des pinceaux.

Hohwart

HOHWART, lieu-dit. — Étym: Hohe warte. L’expression renvoie à un épisode historique: en 1698, l’apprenti Wilfried Bagger avait fixé rendez-vous à la jeune Anna, femme du forgeron Johann Schluth. Il l’attendait, juché en haut d’un sapin. — Autre hypoth.: de HOHWART (Samuel), importateur de thé (1835–1889).

Baggersee

BAGGERSEE, lieu-dit. — En alsacien : lac de Bagger, anciennement Apfelstrudelsee, de strudel, tourbillon. C’est en juin 1734 que le forgeron Wilfried Bagger, alors qu’il martelait une épée d’acier au bord de l’eau, laissa choir l’arme chauffée à blanc dans le liquide, inventant ainsi l’acier trempé.

La bouteille dans le Rhin

J’ai maintenant quitté Strasbourg. Si vous savez où on peut trouver les autres œuvres de ce tram, n’hésitez pas à le partager.

La mise à jour

L’intégralité des textes de Troll de Tram a été publiée dans le volume 5 de la bibliothèque Oulipienne, aux éditions Le Castor Astral, et on peut l’acheter, neuf ou d’occasion.

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