Ce que les bombardements de Londres m’ont appris sur le hasard

Et contrairement à ce que l’on pensait à l’époque, les Allemands ne savaient pas viser

Jonathan Sabbah
7 min readAug 7, 2017
Un bombardier allemand survole Londres en septembre 1940

7 septembre 1940

Sur ordre d’Adolf Hitler, des centaines de bombardiers et autres chasseurs allemands commencent à pilonner la ville de Londres. Ces attaques visent à démoraliser les Anglais afin qu’ils ne soutiennent pas l’effort de guerre.

Près de mille bombes frappent la ville ce jour-là.

En analysant les emplacements des tirs, les Londoniens remarquent que certaines zones sont durement atteintes alors que d’autres s’en sortent indemnes. Par exemple sur la carte suivante, on peut effectivement constater que les tirs sont concentrés autour de la Tamise et au Nord Ouest :

L’inquiétude grimpe. On commence à croire les avions allemands capables de frappes chirurgicales.

Comme les quartiers populaires sont initialement les plus touchés, certains bricolent des théories comme quoi l’ennemi chercherait à monter la classe ouvrière contre les plus riches. D’autres imaginent même que les zones épargnées abritent des espions allemands.

Seulement voilà, 10 ans plus tard, un mathématicien appelé William Feller démontre que la répartition des bombardements est un phénomène aléatoire. C’est-à-dire que le hasard seul permet d’expliquer la position de l’ensemble des impacts avec un très haut niveau de certitude. En réalité, les bombardiers étaient infiniment moins précis que ce que croyaient les Londoniens. Les pilotes de la Wehrmacht lâchaient des bombes au milieu de la ville et croisaient les doigts pour qu’elles atteignent des cibles importantes.

Dans son traité de statistique, Feller ajouta la remarque suivante :

« Pour un œil profane, le caractère aléatoire passe pour de la régularité ou une tendance à former des amas. »

Ainsi, il est typique qu’une répartition aléatoire (comme celle des bombardements) laisse l’impression de ne pas être due au hasard. Cet exemple illustre bien la facilité avec laquelle nous voyons de la logique là où il n’y en a aucune.

Je me suis servi de cette « faiblesse cognitive » pour faire une petite expérience. J’ai utilisé un logiciel pour placer de manière totalement aléatoire des points rouges sur une carte de Londres. Ensuite, j’ai imaginé que les points représentaient des impacts de bombes. Et enfin je me suis mis à la place d’un Londonien le 7 septembre 1940 alors que les bombardements venaient de commencer.

Voici la carte de la ville avec des zones d’impacts ayant été placées au hasard :

Les points rouges sont aléatoirement générés par un logiciel

En tant que Londonien, je chercherais naturellement à me rendre à l’endroit le plus sûr possible. Il faudrait donc que j’essaye de comprendre ce qui se passe.

Prenons un instant pour examiner la position des points.

Je pourrais me dire par exemple qu’il vaudrait mieux éviter les rives de la Tamise et qu’à choisir, je préférerais me trouver au Nord plutôt qu’au Sud. Et j’ajouterais, de plus en plus sûr de moi, que les nazis ont dû chercher à perturber les entrées des ponts justement pour bloquer le passage d’une rive à l’autre. Et d’ailleurs, il me paraitrait évident que les quartiers aristocratiques de Mayfair au Nord resteront intacts pour avoir des élites avec qui négocier une capitulation.

Cette explication, basée sur rien de plus que des points placés au hasard, ne m’a demandé quasiment aucun effort.

Maintenant, c’est à vous de jouer. Choisissez une des cartes ci-dessous et imaginez-vous dans les souliers d’un Londonien de 1940 qui veut sauver sa peau. Deux étapes : identifier une forme de régularité dans la position des points puis trouver une explication à cette régularité.

Les points rouges sont aléatoirement générés par un logiciel

Par exemple :

  • « Le centre-ville a été épargné ». Cela va de soi, « même les nazis n’oseraient pas attaquer trop brutalement une ville comme Londres » (on est encore au début de la guerre).
  • « Les salves étaient en ligne droite ». Évidemment « les bombardiers allemands ne pourraient pas pivoter sur une si petite distance ».
  • « Un quartier a été durement touché ». Clairement « à cause de son importance stratégique ».
  • « Les tirs sont concentrés ici ». Sans nul doute « une zone emblématique ».
  • « La zone est épargnée ». À coup sûr « à cause de l’épais nuage de fumée d’usines empêchant les pilotes de s’y aventurer »…

Vous constaterez que plus vous passez de temps à réfléchir, plus votre explication va vous paraitre convaincante et vous oublierez petit à petit que c’est moi qui ai placé les points au hasard.

Faites-nous profiter de vos interprétations en les mettant en commentaire ou bien en me les envoyant sur jonathan.sabbah@gmail.com

On peut réitérer l’expérience avec d’autres cartes et c’est à chaque fois la même chose : il est extrêmement facile d’expliquer la position des points. Points qui, je le rappelle, sont placés aussi aléatoirement que si un chimpanzé aux yeux bandés jouait aux fléchettes !

Ainsi, dans toute masse de données chaotiques, il est aisé de noter des phénomènes qui nous semblent remarquables à un titre ou à un autre, sans qu’ils le soient nécessairement.

Que s’est-il passé lors de l’expérience ?

Deux mécanismes sont à l’œuvre :

  1. La méthode d’Alice au Pays des Merveilles
    Elle consiste à exagérer l’importance d’une partie des données, tout en réduisant celle du reste. Pour que votre interprétation ait du sens, vous n’avez pas traité tous les points rouges de manière équilibrée. Vous avez minimisé le rôle de certains des points et maximisé celui des autres. Vous êtes parvenu à faire rentrer avec harmonie les données (la liste des points de la carte) dans le schéma le plus parlant : points alignés, groupés, centrés, en forme de cercle…
    Et quand j’entends parler de minimiser/maximiser, ça me fait penser à la pauvre Alice qui change constamment de taille…
  2. La méthode du Frigo Vide
    On pratique le Frigo Vide à chaque fois que l’on falsifie les causes et les explications qui se cachent derrière un événement ou des données. Ici quand j’ai déclaré que la position des points rouges s’expliquait évidemment par l’envie des Allemands de perturber les entrées des ponts, j’ai utilisé cette méthode.

Pour savoir pourquoi j’ai appelé cette méthode Frigo Vide, je vous invite à jeter un œil sur cet article :

Une Londonienne boit son thé sur les débris de sa maison après les bombardements allemands

Lors de ces attaques, 14 621 civils furent tués et 20 292 blessés. Près de 3,75 millions de Britanniques évacuèrent Londres et les principales villes. Toutefois, cette campagne qui avait pour but de démoraliser le peuple britannique ne fonctionna pas et n’empêcha pas celui-ci de soutenir l’effort de guerre.

La suite à découvrir dans “L’art délicat du bullshit” 👇

Sources

  • La carte des bombardements de Londres : http://bombsight.org/#13/51.4873/-0.0604
  • Le traité de statistiques de William Feller :
    An Introduction to Probability Theory and its Applications Vol I – Feller W.
  • Thinking, Fast and Slow – Daniel Kahneman
  • Ten Steps Ahead: What Smart Business People Know That You Don’t – Erik Calonius
  • Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness – Cass R. Sunstein, Richard H. Thaler
  • Toute l’histoire de la campagne de bombardements stratégiques Blitz :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Blitz
  • Vous pouvez refaire l’expérience et générer des points au hasard en allant sur le site http://rextester.com/l/r_online_compiler, en collant la ligne suivante, et en cliquant sur le bouton « Run it ».
 plot(runif(15,0,100),runif(15,0,100), pch=19, cex=1,col=1)

--

--