Qu’est-ce qu’une théorie ?

Comment faire la différence entre une bonne théorie et une mauvaise théorie et surtout, comment réagir si l’on rencontre un Adepte de la Théorie Unique ?

Jonathan Sabbah
9 min readFeb 11, 2018

Une théorie communément admise avant 1900 disait que :

« Une machine plus lourde que l’air ne peut pas voler »

Hein ?

Le 17 décembre 1903, un certain Orville Wright est parvenu à rester en l’air 12 secondes dans l’avion à essence que lui et son frère avaient construit : l’aviation est née et la théorie a été spectaculairement mise en échec. On dit qu’elle a été « réfutée ».

Premier vol motorisé des frères Wright le 17 décembre 1903

De manière générale, une théorie, c’est simplement une sorte de modèle qui explique un grand nombre d’observations avec succès. Objectifs : 1) prévoir le futur et 2) faire comprendre des évènements passés et présents.

Jusque-là tout va bien. De superbes théories comme l’évolution darwinienne ou le libéralisme ont permis de faire avancer l’humanité significativement.

Mais attention, une théorie peut toujours être réfutée si des preuves contre elle apparaissent. Peu importe à quel point vous la trouvez élégante et peu importe que vous soyez un génie, si votre théorie ne s’accorde plus raisonnablement avec la réalité, il vous faut la laisser de côté. Et gare à vous si vous ne la confrontez jamais au monde réel ! On l’avait vu précédemment, c’est de cette manière que naissent les conneries :

J’en profite pour évacuer de la réflexion les théories qui ne permettent pas d’être réfutée comme l’astrologie ou les théories du complot. Apportez une preuve matérielle de l’existence de la Shoah à un négationniste et au lieu de s’avouer vaincu, il vous reprochera soit de lui présenter un faux, soit de faire partie du complot…

Une théorie peut se montrer très convaincante, mais que se passe-t-il si l’on s’y attache et que ses limites apparaissent ? Comment faire la différence entre une bonne théorie et une mauvaise théorie et surtout, que faire si l’on rencontre un Adepte de la P̶e̶n̶s̶é̶e̶ ̶U̶n̶i̶q̶u̶e̶ Théorie Unique ?

C’est ce que l’on va voir tout de suite !

Mesurer la puissance d’une théorie

Puissance théorique

Cette formule permet de prévoir le mouvement d’une pomme… et de la planète Mars

La théorie newtonienne de la gravitation est puissante au sens où elle a l’ambition immense de décrire très correctement le mouvement de tous les objets de notre système solaire, et ce à l’aide d’une seule règle enseignée au collège. À l’inverse, la théorie de mon frère disant que :

« La gardienne de l’immeuble travaille de moins en moins chaque année »

traite de beaucoup moins de données (une liste de nombre d’heures travaillées) tout en étant peu précise. Sa théorie est donc moins puissante… ce qui n’a que peu d’importance puisqu’elle est probablement fausse.

Pour classer efficacement tout type de théories, je vais maintenant essayer de définir la notion de « puissance théorique » à l’aide de trois critères intuitifs :

Critère 1 : son étendue.
La théorie a vocation à expliquer et traiter un grand nombre de données au sens large (phénomène, actualité, fait, image, chiffre, personnes…).

Critère 2 : sa précision.
Elle a l’ambition de proposer des explications pointues aux données observées.

Critère 3 : sa simplicité.
Elle a besoin d’un petit nombre de règles simples pour être utilisée. Les théories les plus simples sont parfois qualifiées d’« élégantes » et c’est souvent ce qui va déterminer leurs succès en société.

Une idée fausse, mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe.
– Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique

Ainsi :

Puissance théorique = Étendue x Précision x Simplicité

Par exemple, une théorie traitant de peu de cas et très compliquée aura une puissance faible.

Nous avons maintenant des critères clairs pour comparer les théories entre elles.

Et soudain, un évènement invalida la théorie

Dans ce cas-là, vous n’aurez pas d’autre choix que de l’abandonner ou de la retravailler (en théorie).

Prenons une théorie que j’avais établie pendant mes études d’ingénieur :

« Tous les professeurs de maths et d’informatique de Grenoble portent systématiquement leurs chaussures de randonnées en allant travailler »

Si un jour, je constate qu’un des professeurs arrive en cours avec d’autres types de chaussures — cela n’est encore jamais arrivé — je devrais affaiblir ma théorie, c’est-à-dire revoir à la baisse ses critères de puissance.

  • Je pourrais baisser sa puissance en en restreignant l’étendue. Par exemple en ajoutant des exceptions, la théorie ne sera plus censée fonctionner dans les cas précis où elle a été mise en échec. Cela deviendrait :
    « La plupart des professeurs de maths et d’informatique de Grenoble portent systématiquement leurs chaussures de randonnées en allant travailler »
  • Je pourrais sinon en diminuer la précision. La théorie admettra alors ne pas pouvoir expliquer les données aussi précisément qu’avant la réfutation. Ce qui donnerait :
    « Tous les professeurs de maths et d’informatique de Grenoble portent souvent leurs chaussures de randonnées en allant travailler »
    Dans le tableau, cela reviendrait à descendre les cases vers le coin en bas à gauche :
  • Une autre stratégie serait d’augmenter la complexité. Par exemple en ajoutant des règles pour traiter spécifiquement les cas à l’origine de la mise en échec.
    « Tous les professeurs de maths et d’informatique de Grenoble portent systématiquement leurs chaussures de randonnées en allant travailler sauf s’ils doivent se rendre au mariage de leur nièce après les cours »
  • Si aucune retouche n’est assez convaincante, il conviendra d’abandonner la théorie et de passer à autre chose !

Ceci dit en pratique, il est assez rare de voir quelqu’un admettre publiquement son erreur et réorienter ses réflexions pour intégrer l’échec subi. En effet, quand on tombe amoureux d’une théorie — et là, je pense, typiquement aux militants de partis politiques tous bords confondus ou bien aux professeurs de business school — on a souvent bien du mal à accepter les règles du jeu. C’est-à-dire parvenir à ne pas ignorer la réfutation quand elle se présente.

On se retrouve alors en situation d’aveuglement idéologique.

Dérive théorique vers le bullshit

Les exemples d’aveuglement idéologique sont légion. Que ce soit Eric Zemmour qui persiste à comprendre les Français musulmans comme un bloc cohérent et homogène en dépit des multiples preuves du contraire, ou encore la gauche des années 2000 qui n’a pas voulu voir ce qu’on a appelé « les Territoires perdus de la République » parce que cela ne collait pas avec la théorie.

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges ».
– Friedrich Nietzsche

Avoir tort avec une précision faible

On va maintenant s’intéresser plus spécifiquement à la colonne « précision faible » dans le tableau précédent. En effet, plus les explications proposées par une théorie sont imprécises, plus le flou règne et plus cette dernière est difficile à réfuter.

Les grandes théories politiques sont un bon exemple de théories à faible précision. Par ailleurs, elles ont vocation à traiter beaucoup de sujets (critère d’étendue élevé) et à être compréhensibles par une majorité d’électeurs (critère de simplicité élevé). Deux aspects qui contentent particulièrement leurs adeptes. Mais elles ont surtout l’avantage d’être suffisamment vagues dans leurs prédictions pour échapper à des mises en échec frontales et traumatisantes.

J’aimerais d’ailleurs dédier ce chapitre à Nathalie Arthaud, la porte-parole de Lutte Ouvrière. En tombant par hasard sur une de ses interviews, quelque chose m’a frappé. Elle répondait à absolument toutes les questions, quelque soit le sujet — du terrorisme à la l’écologie en passant par le numérique — par des formules bien connues comme « grand patronat » ou « classe ouvrière ». Elle ne saisit donc la complexité du monde qu’à travers une théorie unique, en l’occurrence la lutte des classes. Ce qui se passe à l’extérieur des thèmes de prédilections de la théorie se trouve alors dans une sorte d’angle mort, au mieux ignoré, au pire rattaché maladroitement. Le problème, c’est qu’en ramenant tout à une théorie unique, elle s’aveugle à toute forme de réfutations et ne fait donc jamais évoluer ses idées.

Les Adeptes de la P̶e̶n̶s̶é̶e̶ ̶U̶n̶i̶q̶u̶e̶ Théorie Unique

Ceux qui ne voient pas que le monde est complexe à cause de leur grande théorie, cherchent en général à étendre le pouvoir explicatif de cette grande chose et à couvrir de nouveaux cas.

Comme dans un bullshit classique de type Tache de Café, les Adeptes de la Théorie Unique (ATU) utilisent massivement la méthode d’Alice au pays des merveilles pour faire tout rentrer dans leur théorie. Celle-ci a donc réponse à tout. Mais si elle explique tout, elle ne prévoit qu’à peu près (après tout même une voyante ne peut pas avoir tout le temps tort !). Les ATU répugnent à admettre leurs erreurs, et quand ils y sont obligés, ils ont à leur disposition toute une série d’excuses : ils ne se sont trompés que dans les dates, un événement imprévisible est arrivé, ou certes ils se sont trompés, mais de peu. À la différence des bullshiteurs classiques, l’objectif premier des ATU n’est pas de tromper les autres, mais de sauver les apparences pour éviter de changer de théorie unique.

On appellera maintenant bullshit de type « Tache de Café au Lait » les discours où l’on :

Crée du sens (issu de notre théorie unique ou de notre idéologie de prédilection)

À partir des données réelles

Non pas pour tromper les autres, mais plutôt pour se tromper soi-même et ne pas avoir à changer de logiciel idéologique.

Il va sans dire que bullshiter un ATU est une tâche immensément facile. En effet ces derniers sont, par définition, prêts à accepter la quasi-totalité des discours allant dans le sens de leur théorie unique.

Reconnaitre les théories qui sentent le café

Pour reconnaitre les théories qui sentent le café, on pourra se référer aux deux conclusions du chapitre 5 :

Lorsque plusieurs hypothèses expliquent chacune aussi bien les données, le Rasoir d’Ockham nous conseille de privilégier l’hypothèse la plus simple. Et non la plus séduisante, la plus rassurante ou encore la plus fascinante (la vérité est souvent d’un ennui profond).

En l’occurrence, ici il s’agira de privilégier l’explication la plus simple au détriment de la très attirante théorie qui explique tout.

Quand la quantité de données est importante, le bullshit est facile à produire. Il faut donc être doublement attentif.

Cette recommandation s’applique tout particulièrement aux théories dont le critère « étendu » est fort.

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