Une technologie révolutionnaire est-elle forcément disruptive ?

Jonathan Sabbah
6 min readJul 31, 2016

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HBO’s Silicon Valley

Ces temps-ci on entend beaucoup parler de «technologies de rupture» ou «technologies disruptives». Pourtant, la plupart du temps, le terme est employé en totale méconnaissance de la théorie de la rupture. Alors qu’en est-il réellement ? Une formidable innovation technique doit-elle s’accompagner automatiquement du tampon «disruption» ? Et puis qu’est-ce que c’est, en fait, la disruption ?

La fameuse disruption

Il y a disruption (ou rupture) quand une entreprise existante ne profite pas d’une innovation majeure, car son modèle d’affaires est incompatible.

Le modèle d’affaires étant 1) la façon de faire rentrer l’argent 2) ce qui est proposé aux clients et 3) l’organisation interne de l’entreprise (les ressources, les processus, etc.)

En conséquence, une innovation de rupture requiert de nouveaux critères de performance (ça n’est pas une amélioration de l’existant), cible des utilisateurs potentiellement différents et surtout, demande une nouvelle organisation.

L’exemple classique est l’histoire du Personal Computer (ou PC), qui a remplacé le « mainframe » le gros ordinateur qu’utilisaient les entreprises. Le PC était nettement moins puissant que le mainframe, et ne pouvait répondre aux besoins des entreprises. En revanche, le faible encombrement — certes relatif — des premiers PC les rendait parfaits pour une utilisation à la maison. C’est ainsi qu’une première génération de geeks a commencé à acheter un PC. La technologie s’est progressivement améliorée et le marché de l’informatique est peu à peu passé du mainframe aux PC.

IBM, le leader historique qui avait bâti son succès (et par la même occasion son modèle d’affaires) sur la vente de mainframe, a logiquement ignoré le marché des PC et fut donc complètement dépassé par Apple et Microsoft.

Si les PC étaient initialement moins performants sur le critère (alors dominant) de la puissance de calcul, leur taille les rendait révolutionnaires. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la raison de la rupture n’est pas la petite taille des PC, mais le refus d’IBM de rentrer sur ce marché.

Une technologie révolutionnaire est parfois facilement adoptée par les acteurs en place

Ça ne bouscule personne !

Comme le rappelle Philippe Silberzahn dans Relevez le défi de l’innovation de rupture, certaines innovations, pourtant radicales au sens où elles traduisent un changement technologique important, « n’ont pas d’impact disruptif et sont facilement adoptées par les acteurs en place et les renforcent ».

C’est par exemple le cas des téléphones portables pour les opérateurs télécom. Si les infrastructures mobiles sont un peu différentes de celles du fixe, la gestion d’un réseau mobile et d’un réseau fixe est similaire : coûts fixes élevés et large base de clients facturés mensuellement. Les opérateurs du téléphone fixe ont, sans surprise, réussi à devenir des opérateurs du téléphone mobile : la technologie n’était pas une rupture pour eux. Pourtant chacun s’accordera à reconnaitre le caractère révolutionnaire de cette technologie. Ainsi, ce n’est pas la technologie qui constitue la rupture, mais le fait qu’elle soit compatible ou non avec le modèle d’affaires des acteurs en place.

Si une technologie révolutionnaire n’entraine pas toujours la sacro-sainte rupture, la rupture, elle, passe-t-elle à chaque fois par une innovation technique ?

Encore une fois : non ! Dans de très nombreux cas, la rupture ne passe pas par la technologie

Le low-cost en est un exemple frappant.

Une innovation qui met l’accent sur des produits moins chers et moins performants requiert un modèle d’affaires souvent radicalement différent. Ce qui rentre tout à fait dans la définition de la rupture.

On retrouve dans Relevez le défi de l’innovation de rupture le cheminement vers la disruption :

  1. Les acteurs en place écoutent leurs clients les plus exigeants en priorité, ils ont donc tendance à rendre leurs produits trop performants pour le client moyen.
  2. Le critère d’achat le plus important pour le client moyen glisse de la performance vers la facilité d’utilisation et le prix.
  3. Les nouveaux entrants n’ont plus qu’à proposer des produits suffisamment performants à prix low-cost. Pour cela il faudra une organisation spécifique (parfois extraordinairement complexe) centrée autour de l’élimination des fonctions non valorisées par le client et qui dégagera une marge. Là est l’innovation.
  4. Les acteurs en place ayant un modèle d’affaires conçu pour des produits de qualité bien supérieure (avec une marge souvent bien supérieure aussi) vont mépriser le nouvel entrant… jusqu’à se faire disrupter ! C’est la rupture par le bas.

Ainsi, technologie révolutionnaire n’est pas synonyme de rupture. Mais — et on l’oublie parfois — une technologie, aussi révolutionnaire soit-elle, peut n’avoir qu’un impact très limité si elle est ignorée par le public.

Quand la révolution n’a pas lieu

La difficulté de l’acceptation par l’utilisateur final.

Rien n’est plus inutile que de faire avec la plus grande efficacité ce qui ne devrait pas être fait du tout. — Peter Drucker

Alerte spoiler sur la saison 3 de l’excellente série Silicon Valley (si vous ne l’avez pas encore vue, courez-y)

Après avoir surmonté mille obstacles, Richard Hendricks et sa dream-team ont enfin mis sur le marché leur précieuse plateforme qui réduit la taille des fichiers par magie, ou par intelligence artificielle on ne sait plus trop. Mais, car il y a un mais, le nombre d’utilisateurs réguliers reste désespérément bas. La technologie pourtant révolutionnaire ne trouve pas son public. Les utilisateurs ne comprennent pas où sont passés les fichiers et finissent par désinstaller l’application. En effet, comme le rappelle le principal protagoniste :

« Avoir raison trop tôt, c’est exactement comme avoir tort »

Et comme c’est le public qui décide…

Fin de l’alerte spoiler

Dans l’économie moderne, à peu près n’importe quel produit technologique peut être fabriqué grâce aux avancées du cloud computing et de l’open source. Ce qui veut dire qu’au lieu de construire soi-même moult machines et développer pléthore de logiciels, on peut, d’une part, utiliser toute la puissance informatique des serveurs de Amazon ou Google pour pas trop cher et, d’autre part, récupérer gratuitement « des bouts de logiciel » s’ils sont en source ouverte.

La question à se poser n’est donc plus « est-ce que ce produit peut être construit ? », mais plutôt « est-ce que ce produit doit être construit ? »

Comme le dit Nicolas Colin dans l’Âge de la Multitude, la supériorité de la technique est de plus en plus remise en cause par le design, l’expérience utilisateur et le modèle d’affaires. Toujours d’après Nicolas Colin — par ailleurs cofondateur de l’incubateur TheFamily — « quelle que soit la vitesse d’évolution des technologies, la dynamique de l’innovation est ailleurs. [….] Nous sommes entrés dans ce nouveau cycle d’innovation dominé par le design, le travail sur l’expérience utilisateur, la simplification de la complexité […], qui s’incarnent, non dans des technologies — qui ne font que libérer l’innovation —, mais dans des applications faites d’expérience et d’interactions. »

Le mot de la fin

Une technologie révolutionnaire, ça peut aider, mais ça n’est ni totalement nécessaire, ni totalement suffisant pour faire rupture.

Jonathan Sabbah

Mes autres articles

Sources

  1. Silberzahn, P. (2015). Relevez le défi de l’innovation de rupture.
  2. Colin, N., & Verdier, H. (2015). L’âge de la multitude — 2e éd. : Entreprendre et gouverner après la révolution numérique.
  3. Mike Judge, Alec Berg (2016). Silicon Valley, HBO

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