« Vie de juif »

Joseph Hirsch
2 min readJul 21, 2020

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Les juifs qui écoutent du rap français connaissent ce sentiment amer.

L’impression d’une trahison, comme un coup de shlass dans le dos, quand un mec dont tu pourrais rapper la discographie par cœur lâche une phase antijuive, l’air de rien, au détour d’un couplet.

La plupart du temps c’est fait discrètement, en condamnant une mystérieuse “vie de juif”, forcément tournée vers l’argent, comme Rohff (“la ruée vers l’or, une vie de juif”), Rim’K (“j’vis ni comme un yihoud ni à la hollywoodienne”) ou Kamelancien (“j’suis pas radin j’suis pas un yihoud moi”).

Bonus courage pour l’usage de “yihoud” à la place de “juif” par nos deux champions, et une spéciale pour Mister You, qui a couvert par un bruit de rafale sa phase “j’représente pas Ilan mais Youssouf Fofana”.

Ambiguïté bien pratique oblige, je passe sur tous ceux qui ont dégainé le joker “sioniste”, inépuisable réservoir à fantasmes et terme flou qui permet de blanchir sa haine sur le dos d’une noble cause. Parce que, pour paraphraser le philosophe Dan Arbib, si la cause palestinienne mérite évidemment d’être défendue, l’obsession autour du conflit israélo-palestinien au détriment de conflits autrement plus meurtriers ne s’explique que par une seule chose : la jubilation de pouvoir “prendre les juifs en faute”, et ainsi donner à sa haine à leur égard un motif noble, la défense des palestiniens opprimés.

Qu’on soit bien clair, le sentiment d’injustice profonde ressenti à la découverte de ces crachats venimeux (“moi j’aime tout le monde, pourquoi eux ils ne nous aiment pas ?”) s’atténue avec la fin de l’adolescence, lorsque tu comprends qu’il faut arrêter de prendre les rappeurs pour des références, et que tu réalises que certains mecs à qui tu serres la main tous les jours pensent sûrement la même chose, ou pire.

Car oui les sentiments antijuifs sont très largement partagés, ça n’a rien de nouveau, et pas uniquement dans les cités, même si l’hostilité à l’égard des juifs y est sans doute plus fluide et banale que dans les beaux quartiers, où la bienséance et la culpabilité de la collaboration obligent à la mettre en sourdine. En témoigne aujourd’hui la fascination des journalistes rap pour Freeze Corleone, ouvertement hostile aux juifs, présenté comme un génie sulfureux. Largement partagé par ses fans, son antisémitisme assumé n’a précisément rien de subversif.

Plus de naïveté donc, mais reste l’amertume. Et le malaise, quand, dans une voiture enfumée, avec tes potes, après avoir rappé “Regretté” suivi de “Testament” en apnée, arrivent les premières notes de “94”. Eux n’ont pas capté le mal, et tu écoutes le morceau avancer en appréhendant le moment de la phase sur les juifs. Quand elle arrive, leur légère gêne te rassure un peu. Cette phase là, ils se sont abstenus de la rapper.

Et si je n’avais pas été là ?

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