ENQUÊTE: L’intelligence artificielle dans la musique, un outil qui transforme la composition

Julia Benarrous
7 min readMay 9, 2019

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— Qui a peur de la grande méchante IA ? Pas les musiciens ni les chercheurs français, à en croire les travaux menés ces dernières années sur le sujet. Album pop, pièce de théâtre expérimentale, ceux qui font l’intelligence artificielle musicale de demain nous expliquent comment la machine leur a ouvert de nouvelles voies créatrices. Comme si l’on mettait “de l’essence à fusées dans un piano”. — Enquête de Julia Benarrous

Écoutez l’enquête radio sur les usages de l’IA dans la musique dans son intégralité ici :

Une machine au secours d’une symphonie inachevée. En février, Huawei a voulu prouver qu’une intelligence artificielle* (IA) pouvait finir la Symphonie n°8 de Schubert, ébauchée en 1822. Pendant neuf mois, l’équipementier télécom chinois s’est allié au compositeur américain Lucas Cantor. Leur pari, finir l’œuvre romantique grâce à la machine — un smartphone Huawei, modèle Mate 20 Pro, équipé d’IA. L’œuvre augmentée a été présentée le 4 février au Cadogan Hall de Londres par les musiciens de l’English Session Orchestra.

Quand la machine rencontre Frankenstein

Pour entraîner la machine selon les règles du “deep learning”, en français “apprentissage machine”, l’équipe l’a entre autres nourrie de morceaux du compositeur autrichien. Le logiciel a ensuite fait ses propres suggestions, que Lucas Cantor a retravaillées et orchestrées pour qu’elles soient au plus près du travail de Schubert.

Ci-dessous, la vidéo promotionnelle de Huawei sur la Symphonie inachevée de Schubert, sortie alors que les équipements 5G de l’entreprise chinoise l’ont mises sous le feu des critiques occidentales, notamment des Etats-Unis qui la soupçonnent d’espionnage en Europe.

En France aussi, le développement de l’intelligence artificielle va bon train. Le chercheur Philippe Esling travaille à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), en face du Centre Georges Pompidou, à Paris. Dans le dédale des locaux souterrains de l’institut, son bureau est sobre. Pas de machines de savant fou, mais plusieurs écrans d’ordinateur et de grosses enceintes pour tester ses projets sonores.

L’an dernier, le trentenaire a participé à la création de La Fabrique des monstres. Hommage expérimental à Mary Shelley et à l’apprentissage, la pièce a été commandée par l’Ircam et mise en scène par Jean-François Peyret. Le compositeur italien Daniele Ghisi et l’artiste Robin Meier se sont associés à l’équipe de Philippe Esling pour composer une bande-son avec une intelligence artificielle.

Philippe Esling tord le cou aux clichés alarmistes selon lesquels la machine va remplacer l’humain : “L’IA ne fait rien par elle-même. Il y a toujours un humain qui se sert de résultats pour les retravailler ensuite. Parce que le jour où il suffit d’appuyer sur un bouton pour générer de la musique, en tant que musicien ou compositeur, ça n’a aucun intérêt. L’objectif, c’est que l’outil permette d’aller plus loin”.

“L’ordinateur comme machine à surprises”

Pour lui, beaucoup de gens sont encore réfractaires à ces nouvelles technologies car ils ont peur de perdre en crédibilité: “Si tu crées ton oeuvre par IA, cela donne l’impression que c’est l’IA qui a fait la pièce. Mais toutes les problématiques d’IA n’ont pour but que de fournir des outils !

L’exemple de La Fabrique des monstres est parlant. Dans le roman de 1818, la créature de Victor Frankenstein échappe à son maître. Elle découvre le concept de famille en observant des humains dans l’intimité de leur maison. La créature apprend alors en très peu de temps “le langage humain, les sensations, la logique”, explique Frank Madlener, directeur de l’Ircam à l’origine de la commande. “Le souhait qu’avait Jean-François Peyret, c’était de montrer cet apprentissage en scène. Alors [Daniele Ghisi] est parti de l’époque de Mary Shelley, du romantisme, et a fait apprendre à la machine un corpus de Lieder”. La machine a aussi ingéré des voix française, italienne, des sons, “une bouillie sonore de tout ce qu’on peut récupérer”.

Ci-dessous, le premier titre de la Fabrique des monstres, singulier et dissonant :

Ce qui était intéressant dans cette analogie c’est que la machine apprenait exactement comme le monstre, à partir d’un état vide”, analyse au téléphone Daniele Ghisi. L’Italien de 35 ans, diplômé en composition et mathématiques, était davantage intéressé par les erreurs de la machine que par sa simple capacité de reproduction.

Écoutez ci-dessous Daniele Ghisi à propos de l’apprentissage de la machine qu’il a utilisée pour composer la musique de la “Fabrique des monstres” :

Daniele Ghisi à propos de l’apprentissage de la machine qu’il a utilisée pour composer la musique de la “Fabrique des monstres”

Une manière de composer qui stimule la créativité du musicien… en lui laissant la paternité de l’oeuvre. En effet, les morceaux finaux utilisés dans La Fabrique des monstres créditent Daniele Ghisi et Robin Meier. Le nom des logiciels algorithmiques utilisés, lui, n’apparaît qu’en fin de paragraphe. Un statut ambigu pour Daniele Ghisi : “Toute technologie a un côté “outil de travail”. Je ne pense pas que ceux qui ont écrit l’algorithme dont je me sers pour écrire une pièce électronique soient aussi en partie compositeurs de la pièce”, réfléchit-il.

La question du droit d’auteur

Pour autant, le compositeur a conscience d’avoir fourni un effort collectif : “Je me sens comme quelqu’un qui a cultivé un pré pour qu’il puisse produire beaucoup des fleurs. À qui sont les fleurs ? A moi, qui les ai cultivées et choisies ? A ceux qui ont a d’abord développé les modèles de machine learning (le terrain) ? Aux compositeurs romantiques [qu’a ingéré la machine] ?

Le musicien indépendant Benoît Carré alias Skygge, fournit une réponse plus tranchée : “Tout ce que le compositeur crée et compose lui appartient”, IA ou non. Pour le musicien à l’origine de l’album pop Hello World, composé avec une intelligence artificielle en 2017 dans les laboratoires de Flowmachines (Sony CSL), la machine n’a été qu’une “base de travail”. “Une partition n’est pas une chanson, c’est juste le squelette, une structure, il faut ensuite tout construire autour”, analyse-t-il.

Écoutez la chanson “Ballad of the Shadow”, extraite de l’album Hello World, ci-dessous :

“Ballad of the Shadow”, composée par Benoît Carré alias Skygge avec de l’IA

Habitué à composer sur un ordinateur avec des samplers et des synthétiseurs, Skygge voit une grande différence entre les logiciels de création musicale et l’intelligence artificielle. Les uns (Garage Band, Logic) sont “de la musique existante, qui n’est pas générée spécifiquement pour un projet sur lequel on travaille”. L’IA est, au contraire, une force de proposition : “En fonction de la nourriture qu’on propose à la machine, elle nous propose des idées”. Elle permet un pas de côté par rapport aux habitudes du compositeur : “La machine propose quelque chose qui va nous surprendre, qui sera en dehors de nos automatismes. C’est une façon de pas démarrer d’une page blanche pour écrire une chanson”.

Pour naître, la chanson “Ballad of the Shadow” a voyagé : la machine de Sony a été au Japon pour ingérer 400 partitions de jazz (Cole Porter, Duke Ellington, etc.), car l’exploitation de données existantes n’est pour l’instant pas autorisée en France. De retour à Paris, l’IA a découpé ces 400 partitions “en pièces de puzzle” qu’elle recomposait en nouvelles images à chaque clic de Skygge.

Écoutez Benoît Carré, alias Skygge, expliquer comment l’IA lui formulait des propositions musicales :

Benoît Carré, alias Skygge, expliquer comment l’IA lui formulait des propositions musicales

Le droit d’auteur est un élément clé de ces nouvelles méthodes de composition assistées par IA. La startup de tech musicale Muzeek a fait le pari de protéger le statut des créateurs d’œuvre. Les fondateurs de Muzeek, le musicien André Manoukian (“La Nouvelle star”) et l’entrepreneur Philippe Guillaud, ont créé un logiciel permettant de créer des centaines de variations à partir d’une composition envoyée par le musicien.

Écoutez ci-dessous la démo d’Hervé Gourdikian, musicien et chief music officer à Muzeek, pour comprendre quelles transformations réalise le logiciel de Muzeek :

Hervé Gourdikian, musicien et chief music officer à Muzeek, montre comment le logiciel de Muzeek part d’une chanson pour en créer plusieurs

L’orchestration originale passe à la moulinette de l’IA et donne une variété de morceaux. “A partir de 80 arrangements, on a créé un catalogue de 25 000 musiques”, vante Philippe Guillaud. Le musicien et les créateurs d’oeuvre sont gagnants : ils vont toucher des droits toutes les variations de la musique, tout en n’ayant travaillé que sur un seul morceau”, explique-t-il.

Pour Rémy Demichelis, journaliste aux Echos spécialisé dans l’intelligence artificielle, ces usages commerciaux de l’IA ont sûrement de l’avenir : “Ce sont une technologie et un marché vraiment nouveaux donc difficile de savoir ce qu’il en ressort. Il y a un marché car la demande de musique d’ascenseur ou d’ambiance est partout maintenant. La génération de musique automatique permet de renouveler la musique à moindre coût. De là à savoir si on peut gagner de l’argent avec ça ou pas, je ne sais pas. Mais des gens sont prêts à payer pour ce service, donc ça paraît viable.”

Le compositeur est loin d’avoir perdu la main sur la machine. Comme l’explique Frank Madlener de l’Ircam : “L’IA ne va pas tellement vous aider à fabriquer le tube de l’année car le tour de main reste apparemment l’apanage de l’humain. Mais c’est devenu un indice de communication. Il faut éviter de nier le bouleversement évident et complet de la connaissance, sans créer une fantasmagorie pour autant”.

*: l’intelligence artificielle regroupe les techniques qui s’attachent à reproduire le raisonnement et l’apprentissage humains.

Copyrights:

  • Benoît Carré pour “Ballad of the Shadow” in Hello World, Flowrecords, Sony CSL Flowmachines
  • Daniele Ghisi et Robin Meier pour “AsTheLightsFadeOut”, track 1 de La Machine des monstres
  • Icône de fréquence par Freepik via Flaticon
  • Portrait d’Hervé Gourdikian © Muzeek
  • Portrait de Daniele Ghisi © Deborah Lopatin

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