Music For Tourists — A Passport For Alternative Japan

Julien Bielka
7 min readOct 5, 2024

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La nouvelle compilation du label tokyoïte Call And Response Records Music For Tourists — A Passport For Alternative Japan, sortie fin juillet 2024, est indispensable à quiconque s’intéresse à la musique japonaise indépendante récente, dont on parle si peu et à propos de laquelle les informations sont si difficiles à trouver, même localement. Précisons tout de suite, car l’esthétique épurée de la pochette ne le laisse pas forcément deviner, qu’il s’agit d’une compilation de post-punk, de new wave, de pop expérimentale, de rock indé, de post-tout en quelque sorte ; qu’elle est généreuse (seize titres, ni trop ni trop peu), variée et que pour le prix (2500 yens pour le CD, 1800 yens en version numérique, soit respectivement 15 et 11 euros), on aurait tort de se priver.

Music for Tourists ? D’abord, le titre m’a déplu, par snobisme : tout le monde déteste les touristes (surtout en ce moment, avec le phénomène du surtourisme), je vis au Japon depuis la période Jômon, je ne suis pas un touriste, pourtant je me sens visé (car un étranger au Japon est condamné à rester quelque chose comme un gros touriste — dans le meilleur des cas ou un homo sacer dans le pire, et ce, que cela plaise ou non, ad vitam æternam), pourquoi un tel titre ? Aussi, j’ai été un peu traumatisé par ce mot, qui revenait souvent sur les bulletins de notes de fin de trimestre, au collège et au lycée, quand pour aller lire à la bibliothèque ou errer dans les mauvaises rues de la ville des (mas)sacres (« la laide monotonie de Reims la très plate », écrivait le poète Roger Gilbert-Lecomte), j’enchaînais les absences non-justifiées. Bon, c’est vrai que je suis un éternel touriste, en fait, j’assume. On s’en fout ? Oui ; revenons au titre et à son pourquoi.

Plusieurs raisons, dont la plus évidente est : le Japon alternatif, celui de la contre-culture (pas de la sous-culture, les prépositions ont leur importance) n’est pas celui auquel on accède facilement. Il est plutôt hors radar, tant mieux dans un sens (ça évitera aux hypeux exotisants du magazine Tempura et à leur huile rance d’en faire tout un graillon branchouille, tiens, tant qu’on y est, sérieux les gars, arrêtez ; Koenji est déjà suffisamment mal en point, pas la peine d’en rajouter une couche avec des photos de jeunes typettes et types sapés comme à Harajuku, arrêtez de salir tout ce que vous touchez, je vous déteste, vous savez ? Non ? Eh bien maintenant vous savez tout le mal que je pense de votre INFÂME torchon récupérateur ; je vous mets au même niveau d’ignominie que les Inrocks, c’est dire à quel point je vous hais, d’une haine éternelle, métaphysique, cosmique, et puis rien que le titre, Tempura, Tem-pourri, pourquoi pas Umaibô, ce serait plus proche de votre réalité à 10 yens) ; donc oui, un Japon hors radar, difficile d’accès, dans lequel on sera toujours plus ou moins un touriste, mais pas besoin pour autant de guide, un simple passeport suffit, et cette compilation en jouera le rôle et permettra de pénétrer dans un (il y en a d’autres) Japon alternatif aux charmes nombreux, ceux du vif éclat de la déviance et de la démence en faisant partie – au fait, vous connaissez cette citation de L’Abécédaire de Deleuze ? Elle me plaît beaucoup, je sens qu’elle est vraie :

Les gens n’ont de charme que par leur folie. Voilà ce qui est difficile à comprendre. Le vrai charme des gens c’est le côté où ils perdent un peu les pédales, c’est le côté où ils ne savent plus très bien où ils en sont. Ça ne veut pas dire qu’ils s’écroulent au contraire, ce sont des gens qui ne s’écroulent pas. Mais, si tu ne saisis pas la petite racine ou le petit grain de folie chez quelqu’un, tu peux pas l’aimer. On est tous un peu déments, et j’ai peur, ou je suis bien content, que le point de démence de quelqu’un ce soit la source même de son charme.

“Umaibô Magazine, un magazine sur le Japon, 10 yens”

Et pourquoi pas, pour confirmer cette sensation de sortie du quotidien, devenir quelque chose comme un touriste au carré, dépasser l’intimidation et ouvrir les portes d’une live house japonaise pour y écouter un des groupes présent dans cette compile ? (J’avoue, j’ai un gros coup de cœur pour la piste de mizumi, « 0I0», beaucoup trop longue et pétée de la cafetière, avec son rythme répétitif et son chant glossolalique, elle me met dans une transe d’étrange joie enfantine, de la même façon que certains morceaux de Gang Gang Dance – le titre « 0I0 » se prononce chôchô, « papillon », je pensais que c’était un truc plus freudien mais non)

Aussi, je crois qu’il y a, dans le titre encore, une référence à un récent livre de philo de Hiroki Azuma, Philosophy of the Tourist. Je n’ai pas lu le livre et j’ai entendu des choses assez rebutantes sur son auteur, mais voilà la description qu’on trouve sur le site de l’éditeur :

Une étude philosophique inventive qui reconsidère la figure du touriste.

Le tourisme est un phénomène caractéristique de la modernité. Pourtant, les penseurs modernes ont eu tendance à tourner le touriste en dérision, le considérant comme une figure du mondialisme homogénéisant.

Cette étude philosophique envisage le touriste sous un angle nouveau, comme une position de sujet qui nous permet de redessiner la carte de la culture mondialisée à une époque de plus en plus en révolte contre la vision intellectuelle libérale du monde et son appel à l’accueil de l’« Autre ».

Dans le fossé qui se creuse entre l’infrastructure de la mondialisation et les liens hérités de l’appartenance locale et nationale, la re-théorisation du touriste par Azuma présente une alternative au choix entre le repli sur l’identité et les racines locales, ou l’espoir d’un soulèvement spontané d’une multitude à l’intérieur du grand Empire en réseau. Car le touriste est le sujet capable de se déplacer le plus librement entre les strates du global et du local.

Réévaluer le touriste, son déplacement libre, à l’aise dans le global et le local, son absence assumée d’appartenance, la joie du départ et de la découverte ; voilà ce à quoi cette compilation contribue, avec un clin d’œil évident au célèbre Music for Airports de Brian Eno (brillant, énorme), dans l’artwork aussi. Parlons-en : le plan d’un quartier de Tokyo (je crois que c’est Hamamatsuchô ou pas loin, au début j’avais pensé à Odaiba), pas le Tokyo des ruelles en entrelacs, du Tokyo « partie de Sim City avec trois grammes dans le sang », mais du Tokyo le plus froid, le plus artificiel possible (pour rester dans la comparaison avec Eno, on est à l’opposé de la ruralité de la pochette d’un Ambient 4, par exemple), le Tokyo qui évoque le film Patlabor 2, quelque chose de trop rationnel-hygiénique, tracé à la règle, inquiétant. Seuls de très discrètes nuances de bleu, de vert, quelques motifs végétaux (il s’agit d’œuvres de l’artiste Rosemary Martin) viennent apporter une quasi-imperceptible vibration sensuelle et colorée à cette urbanité agressivement « moderne » (je dis moderne mais c’est pour rester poli, pour ne pas dire « une ville faite par des flics, pour des flics »).

La musique, belle, vivace, vient contredire cette atmosphère glaciale et dystopique. Commence, dès la première piste (le brutal et dissonant « X » d’Aldo Van Eyck, un groupe de Fukuoka, ville particulièrement présente dans cette compile, en raison de l’incroyable vitalité de sa scène alternative), un voyage chaotique, mouvementé, un peu comme quand on sort de l’aéroport d’un pays inconnu et bordélique (pas le Luxembourg) et qu’on est submergé de bruits, d’informations, de paroles incompréhensible, entre ivresse et angoisse. Cette sensation d’euphorie confuse se poursuit à l’écoute des pistes suivantes, puis, à la quatrième piste, « Sappy Birth » de ハシモニュウ, la compile s’apaise, se fait plus pop, le touriste s’acclimate enfin à l’environnement, le temps de quelques très belles chansons pop (« P.P.P. » de 象の背 me fait fondre jusqu’à l’état liquide de flaque), avant de retomber dans des ruelles sombres peuplées de freaks bienveillants — jusqu’au climax de la déviance sonore qu’est « 0I0 » du groupe mizumi dont j’ai déjà parlé ; des psychologues sont demandés sur les lieux. Oh et la fin de la compile est merveilleuse aussi, surtout la dernière piste, « Fresh Air » du groupe de pop-rock psychédélique Barbican Estate, un morceau un peu plus sale et énervé que d’habitude, c’est bien, ça rend heureux. Autant aller y voir vous-même, la compile est copieuse mais s’écoute d’un trait, tout passe comme une lettre à la poste, ou une boîte de petits pois dans… dans quoi d’ailleurs ? Je ne sais pas, écrivez vous-même la fin de la comparaison, écoutez l’album, venez aux concerts, soutenez les labels indépendants et les groupes qui galèrent, partagez sur les réseaux du web de l’internet mondial, parlez-en à vos amis, à vos parents, à vos collègues, ne travaillez pas trop, sabotez, lisez Emile Pouget et n’oubliez pas, surtout, de bien besogner la maréchaussée, le capitalisme, le capilisme et tout ce qui s’apparente de près ou de loin à Spotify ou à un QR code.

Liste des pistes :

  1. X — aldo van eyck

2. Psychedelic SPA — Ayato

3. コーヒー — デュビア80000cc

4. Sappy Birth — ハシモニュウ

5. ふたり、この夜 — Breakman House

6. P.P.P. — 象の背

7. ビンを落としました (industrial version) — pandagolff

8. in the morning I eat rotten meat (alternative version) — schedars

9. haircut (long version) — WBSBFK

10. S9812 — alleswitz

11. 0I0 — mizumi

12. ebonydance — zo-ki

13. 御御御付け — 帯化

14. TooKaGee — DopeDobutu

15. FEELING — Academy Fight Song

16. Fresh Air (alternative version) — Barbican Estate

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