Lourdes : sanctuaire en résurrection

Julien COQUELLE--ROËHM
10 min readMay 10, 2019

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Depuis quelques semaines, les pèlerins peuvent payer leurs cierges par carte bleue © Julien Coquelle-Roëhm

Alors que plus d’un milliard d’euros de promesses de dons ont afflué après l’incendie de Notre-Dame de Paris, le sanctuaire de Lourdes, quatrième lieu de pèlerinage catholique dans le monde, a dû sortir du rouge par ses propres moyens. Après dix ans de récession continue, le sanctuaire enregistre de nouveau des bénéfices. Une rédemption qui tient plus de la stratégie d’entreprise que du miracle.

Cierge dans une main, portefeuille dans l’autre, Marie lance des regards perplexes autour d’elle. “C’est où qu’on met les pièces? On met où l’argent?”, demande la pèlerine. A côté d’elle, une jeune femme lui désigne les troncs discrets, percés dans le métal des rayonnages de bougies. Il faut dire que pour de nombreux pèlerins habitués à payer en petite monnaie, le nouveau système prête à confusion.

A quelques dizaines de mètres de la Grotte de Lourdes, au coeur de cette “chapelle de lumière” ouverte sur le Gave, un appareil plutôt surprenant a fait son apparition : trônant au milieu des cierges, quatre écrans tactiles — dont deux à hauteur de fauteuil roulant — proposent aux pèlerins de faire leurs offrandes… par carte bleue. Une fois la langue choisie, le fidèle pourra indiquer le nombre de cierges achetés, et l’offrande correspondante : trois euros pour les plus petits, dix pour les plus gros, et la possibilité de rajouter un don libre avant de taper son code.

On a pas toujours les billets ou la monnaie, ça peut effectivement être un bon moyen de paiement”, explique Isabelle. A ses côtés, Marie-Carmen fait la grimace. “On est vraiment dans le commerce, on voit l’appareil, la technologie, on ressent moins le spirituel”, regrette-t-elle. Un peu plus loin, Martine est partagée. Avant de voir les bornes, elle n’était pas sûre d’avoir de quoi payer. “C’est bien, mais c’est tout fait pour gagner des sous”, tempère-t-elle, regrettant aussi que les “offrandes conseillées” soient “un peu chères pour le sanctuaire”.

Il faut dire que les cierges font partie intégrante de sa nouvelle stratégie économique : en 2017, le sanctuaire les a déplacés des abords de la grotte vers sept nouvelles “chapelles de lumière” de l’autre côté du fleuve. Le but, augmenter la capacité d’accueil des cierges — de 2 000 à 5 000 emplacements — et avec elle, les ventes. En 2018, les dons pour les cierges ont augmenté de 600 000 euros. C’est dans cette lancée que le sanctuaire cherche aujourd’hui, avec le sans contact, à faciliter le paiement pour les pèlerins.

Management pur

Si le sanctuaire regarde de si près ses revenus, c’est qu’il sort d’une longue période de récession. Après des pertes continues de 10 millions d’euros en dix ans, le sanctuaire est repassé dans le vert en 2018, avec 200 000 euros de bénéfices. Un progrès qui récompense deux ans de travail - et de nombreux changements dans le fonctionnement du sanctuaire.

Pour la première fois depuis 2008, le sanctuaire fait de nouveau des bénéfices. © SARL du sanctuaire, communiqué.

En 2016, un audit catastrophique révèle l’ampleur de la crise que traverse le sanctuaire. Avec un nombre de pèlerins en baisse et 2,5 millions d’euros — 10% de ses revenus — de pertes en un an, la cité mariale se retrouve dans l’obligation de changer sa stratégie. Le directeur général de l’époque, Thierry Castillo, se voit poussé vers la sortie après 6 ans à la tête du sanctuaire. Un départ qui marque aussi la fin d’une ère : à l’ancien économe diocésain — aujourd’hui embauché dans l’enseignement catholique — succède un expert en redressement d’entreprises, Thierry Lucereau. Un an plus tard, l’intérimaire est remplacé par l’actuel directeur des opérations, Guillaume de Vulpian. Son arrivée confirme la nouvelle politique du sanctuaire : ancien de Renault, PDG d’une multinationale de matériel agricole, l’économe parsème de mots profanes son analyse du lieu de culte, n’hésitant pas à parler charges, masse salariale, digital et résultat d’exploitation.

Réalisé sur Flourish © Julien Coquelle-Roëhm

Une vision entrepreneuriale qui ne se reflète pas que dans le vocabulaire, et dont M. de Vulpian ne se cache pas. “Nous avons appliqué des règles très simples, qui sont des règles de gestion mais aussi du management pur”, annonce d’emblée le directeur. En réduisant les charges - deux millions d’euros en deux ans - mais aussi la masse salariale : les départs à la retraite n’ont pas systématiquement été remplacés, permettant au sanctuaire de réduire ses effectifs de 20 équivalents temps-plein.

Une mesure qui, la direction l’affirme, n’a pas fait de vagues au sein du sanctuaire. “Dans la mesure où les personnes qui sont parties l’ont fait d’elles-mêmes et parce qu’elles en avaient l’âge, il n’y a pas vraiment eu de sujet”, explique M. de Vulpian. Une sérénité qui ne se reflète pas à tous les niveaux : “Il peut se faire ressentir des manques de personnel, notamment à certaines heures dans un hôpital, car nous n’avons désormais plus de permanence”, regrette le père André Cabes, père recteur du sanctuaire depuis 2015. “Il y a beaucoup de travaux ici qui sont de l’entretien, et qui ne nécessiteraient tout de même pas de faire appel à des entreprises extérieures si nous étions capables de les faire. Maintenir des grillages, les réparer, les peindre… pour un certain nombre de tâches ordinaires, nous sommes un petit peu en peine quelques fois.”

“C’est comme réserver un séjour à Disneyland”

Du côté de la direction, on l’assure : si l’on supprime des emplois, c’est pour embaucher dans d’autres secteurs. “Ce sont des compétences nouvelles qu’il faut acquérir. On est plutôt sur le web, sur comment on diffuse les messages”, avance M. de Vulpian. “On a engagé un directeur du digital, le sanctuaire n’en avait pas avant, ce n’était pas dans la culture.

Une nouvelle priorité qui recouvre plusieurs enjeux. Le rayonnement à l’international, en premier lieu : le sanctuaire a sa propre web TV, qui diffuse 24h/24 des images de Lourdes dans le monde entier. Mais le grand chantier numérique engagé par la nouvelle équipe vise surtout à simplifier la venue des pèlerins. Le sanctuaire propose à ses visiteurs des hébergements, des chambres d’hôpital pour les personnes malades, et même des espaces de conférence. D’ici à début juin, toutes ces offres seront rassemblées au sein d’un guichet unique. “C’est la règle des trois clics”, explique M. de Vulpian. “ Les produits proposés, l’édito pastoral proposé, l’hébergement proposé, la capacité de commander votre propre menu, très spécifique, de faire des choix sur vos réservations de chambre… on a tout en un.

Des bénévoles conduisent des pèlerins malades à la messe. Depuis les apparitions, l’accueil des malades est la priorité du sanctuaire de Lourdes, qui compte 70 guérisons miraculeuses à son actif. © Julien Coquelle-Roëhm

En privé, un employé du sanctuaire nous confie même que bientôt, organiser un pèlerinage sera comme “réserver un séjour à Disneyland.” Un dispositif nécessaire, pour éviter que seuls les connaisseurs ne s’aventurent à venir à Lourdes, et simplifier l’accueil dans un sanctuaire qui compte près de 1800 lits. Mais là encore, le progrès technique est venu dérégler la petite machine bien huilée du sanctuaire, estime son père recteur. “Je reçois des lettres de gens qui n’arrivent plus à réserver ce dont ils ont besoin”, s’inquiète le père Cabes. “On nous a dit que nous allions pouvoir sélectionner des repas de régime pour telle personne, mais concrètement la machine ne permet pas de distinguer à quel étage se trouve la personne, donc les plats se promènent dans tous les étages. Ce n’est pas lié directement au redressement économique, mais à une emprise technique qui ne prend pas assez en compte les besoins concrets terrain”. Un besoin qui touche pourtant les pèlerins malade, qui sont au coeur de la philosophie du sanctuaire.

On accuse les maisons de retraite, à qui on donne 5 000 euros par mois, de faire des repas à 3,70”, poursuit le père. “ Il ne faudrait pas que ce lieu, parce qu’on aurait le souci d’un équilibre financier, empêche de venir ceux qui en ont le plus besoin.

Des chapelets et des mugs

À l’instar des cierges, le sanctuaire cherche aussi à repenser ses autres sources de revenus, et notamment sa boutique, qui représente 10% de ses revenus. Loin des échoppes tapageuses à l’extérieur du sanctuaire, où le chapelet côtoie le kitsch des Vierges clignotantes et autres gadgets, la librairie de Lourdes se démarque par sa sobriété. Des encycliques du Pape aux ouvrages d’experts sur les apparitions de la Vierge, le sanctuaire ne cache pas sa volonté d’être un lieu de référence pour le pèlerin en quête de savoir.

En devanture de la boutique du sanctuaire, des cartes postales et des figurines de la Vierge. Les cartes font partie des articles les plus vendus. La Vierge, elle, est soumise au droit d’auteur. © Julien Coquelle-Roëhm

Mais l’offre ne s’arrête pas là : pour tenir face à la concurrence des commerçants du centre, la boutique propose aussi des objets. “Nous voulons qu’ils soient singuliers, exclusifs et beaux”, affirme Matthias Terrier, directeur de la communication, qui participe aussi à l’élaboration des produits. “Au service, donc de la prière, de la spiritualité et de la foi.

Au rayon des objets, on trouve en effet des chapelets fabriqués en Terre Sainte, des médailles et des croix. Mais depuis quelques années, des objets plus inattendus sont aussi apparus. On trouve, entre autres, des mugs à 6,60€, des chiffons à lunettes à l’effigie de la Vierge, des porte-clés en forme de coeur ou des sabots de Bernadette… Les figurines de la Vierge, qui se vendent entre 30 et 119 euros, sont même soumises au droit d’auteur.

Dans la boutique, mugs, chiffons à lunettes et Vierges copyrightées côtoient les chapelets et les livres. © Julien Coquelle-Roëhm

Marchandisation de la foi? “Nous ne sommes pas des marchands du temple”, rétorque M. Terrier. “On y vend des choses à Lourdes, et alors? Nous ne cachons pas que nous, nous souhaitons que ce sanctuaire puisse vivre partiellement de la vente d’objets sur lesquels il a légitimité à les mettre en vente. On va me dire que c’est du business, mais partout où les gens passent, ils achètent, ils consomment, et il y a une économie.

Difficile, pourtant, de différencier un mug ou un porte-clé du sanctuaire de celui vendu par un marchand privé. “Ce sont des objets qui peuvent aussi être achetés pour des personnes qui ne croient pas, explique M. Terrier. “Des proches à qui on peut ramener un souvenir de Lourdes, un prolongement de l’esprit de ce lieu”.

Course au profit ? Au sanctuaire, on s’en défend. Le but, rappelle Guillaume de Vulpian, n’est pas le bénéfice, mais la capacité à s’autofinancer. Pas de dividendes ni d’accumulation des richesses, insiste le directeur. Les bénéfices seront investis, notamment dans la Basilique de l’Immaculée Conception, la première grande église construite après les apparitions. Son clocher a besoin d’être restauré, des pierres menacent de tomber. «Il ne faudrait pas que ça fasse comme à Notre-Dame», confie un employé quelques jours après l’incendie de la cathédrale. D’autant qu’ici, nous souligne-t-il, pas de subventions : le sanctuaire est une propriété privée, et doit s’entretenir sur ses propres deniers.

Faire rayonner Lourdes

Le CD de la comédie musicale, qui se jouera à Lourdes dès juillet, se vend à 16,90€ sur le sanctuaire. © Julien Coquelle-Roëhm

Au rayon des musiques sacrées, toujours dans la boutique, un CD s’est faufilé entre les cantiques et l’orgue, et signale lui aussi le changement. “Nouveau! Comédie Musicale”, s’exclame l’affichette. Ce CD, c’est l’album “Bernadette de Lourdes”, la musique du spectacle éponyme qui posera ses valises à Lourdes dès le 1er juillet. Au casting de la comédie musicale, des artistes populaires : le chanteur Grégoire a composé les mélodies, la chanteuse Eyma, ex-candidate de l’émission The Voice Kids, incarne Bernadette.

Extrait de l’album Bernadette de Lourdes. Bernadette y est incarnée par Eyma, ex-candidate de The Voice Kids. © UMG

Il y a encore quelques mois, le sanctuaire expliquait n’avoir qu’un lien consultatif avec le spectacle. Les prêtres du sanctuaire avaient lu les paroles, validé les faits historiques et religieux. Mais la direction disait ne pas attendre de retombées, la comédie se jouant hors du sanctuaire, dans une salle de la ville.

Au printemps, pourtant, un onglet “Séjour” à ouvert sur le site du spectacle, proposant aux internautes de réserver un voyage à Lourdes, comportant une place pour le musical et, bien sûr, une visite du sanctuaire. “Tout ce qui fait rayonner Lourdes est bon pour nous”, proclame aujourd’hui le directeur. “J’espère bien que des familles diront, en voyant que le spectacle se crée, partons en vacances à Lourdes. Tout cela va éclore et les gens de passages passeront aussi par le sanctuaire de Lourdes, et peut être qu’ils reviendront en tant que pèlerins.

L’an dernier, c’est dans la même logique que le sanctuaire avait accueilli le départ du Tour de France. La direction fait attention, cependant, à ne pas accepter tout et n’importe quoi. “On regarde ce qui est bon pour le sanctuaire, on analyse, on discute, et on prend des décisions”, explique M. de Vulpian. Un exercice auquel le clergé participe aussi, quitte à calmer certaines ardeurs. “On ne s’oppose pas, mais on fait de la correction de trajectoire”, explique le Père Cabes. “L’an dernier, on nous a proposé de valider douze programmes de visite. Ça allait de choses très classiques, comme faire découvrir la vie de Bernadette, jusqu’à des choses plus près des étoiles, comme accompagner les gens au Pic du Midi. On a dit non.

C’est là, pour le père recteur, tout le sens de sa mission. “Il faut savoir rester centré sur ce qui doit être offert ici aux gens”, explique-t-il. “Quand on nous propose une idée, on a à dire : est ce que c’est vraiment ça qui nous est demandé?

Du vivant de Bernadette Soubirous, les visiteurs qui voulaient lui offrir de l’argent essuyaient souvent un refus. “Ça me brûle!”, disait la sainte. Plus de 160 ans plus tard, le père n’a pas oublié.

Pour écouter ce reportage :

Ce reportage et cet article sont réalisés dans le cadre d’un projet de fin d’études à l’Ecole de Journalisme de Sciences Po.

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