Innovation et marketing : une machine qui détruit le désir — entretien avec Bernard Stiegler

Julien Le Net
6 min readNov 20, 2017

Philosophe et directeur de l’IRI, Bernard Stiegler revient dans cet entretien sur les fondements du capitalisme moderne pour nous expliquer la genèse et le développement du phénomène d’obsolescence programmée. Outre l’importance de l’innovation qui s’accélère, il insiste sur la puissance dévastatrice du marketing qui détourne les désirs des individus vers des marchandises.

Que vous inspire l’obsolescence programmée ?

L’obsolescence programmée a été remise sur le devant de la scène par un documentaire [Prêt à jeter, NDLR] mais il faut restituer le concept dans son contexte historique. L’obsolescence programmée est fondée sur les théories de Joseph Schumpeter qui a écrit son premier livre Théorie de l’évolution économique en 1911, il y a plus de cent ans maintenant. Schumpeter nous montre que les systèmes économiques se transforment en permanence et que pour penser l’économie, il faut penser à un système dynamique économique.

Son travail va le conduire assez vite à la théorie de la destruction créatrice. A l’initiative d’Henri Ford, les industriels inventent au 20ème siècle un capitalisme qui se transforme en permanence, dont le cœur devient l’innovation. Il explique la mise en place de cette structure d’innovation par la réduction du temps de transfert technologique qui va progressivement installer ce que l’on appelle l’obsolescence programmée.

Quel est l’importance de l’innovation technologique dans ces processus ?

Ce modèle d’obsolescence programmée est fondé sur la généralisation de la jetabilité des produits, il faut faire en sorte qu’ils soient jetables même lorsqu’ils ne sont objectivement pas jetables. Cela a été rendu possible grâce notamment à la réduction du temps de transfert de technologie introduit par le concept de destruction créatrice de Schumpeter.

“Plus personne n’arrive à suivre l’innovation et c’est extrêmement dangereux.”

Alors qu’il fallait dix ou quinze ans pour transférer une technologie, il faut maintenant trois semaines. L’innovation s’est énormément accélérée. Depuis dix ans, le rythme de l’innovation est une véritable folie et les gens sont totalement paumés. Y compris moi qui suis censé être spécialiste. Je suis un spécialiste de l’innovation, un spécialiste du numérique et pourtant je suis largué. Plus personne n’arrive à suivre et c’est extrêmement dangereux.

Quel modèle économique se trouve derrière l’obsolescence programmée ?

L’obsolescence programmée, c’est un ratio entre le temps de recherche et développement et l’argent consacrée à un produit, le temps qu’il faut pour amortir cette recherche et développement, le temps qu’il faut pour faire suffisamment de bénéfices pour à la fois payer les actionnaires et financer la recherche afin de développer un nouveau produit qui va venir tuer le produit que l’on développe soi-même.

“Quelqu’un comme Steeve Jobs savait très bien que si ce n’est pas lui qui tue son produit, c’est un autre qui le fera et prendra le marché”

Le modèle est celui d’Apple qui n’a pas cessé depuis des années de produire des applications fabuleuses qui remplacent ses propres produits. Quelqu’un comme Steeve Jobs savait très bien que si ce n’est pas lui qui tue son produit, c’est un autre qui le fera et prendra le marché. Cette logique est très ancienne. Procter & Gamble, un grand industriel de l’agroalimentaire américain, a inventé depuis très longtemps les marques concurrentes à l’intérieur d’une même holding : « On les fait se battre entre elles et on ramasse tout le paquet ». Ce modèle s’est mis en place dans les années 1920, mais a surtout prospéré durant les fameuses 30 Glorieuses. Avec la mondialisation, ce modèle s’est généralisé sur la planète entière.

Comment s’est développé ce modèle consumériste ?

Au moment où Schumpeter écrivait ses premiers livres et où Henri Ford développait son modèle taylorien, Edward Bernays, un neveu de Sigmund Freud, est venu apporter un élément fondamental de l’obsolescence programmée, ou plus généralement du consumérisme. Bernays a dit « Vous ne vendrez jamais des trucs à des gens qui n’en ont pas besoin si vous ne manipulez pas leur désir ». C’est-à-dire leur inconscient.

Parce qu’au départ, les gens ne veulent pas d’innovation. Ça peut nous paraitre bizarre car nous vivons dans un monde où l’on a l’impression que tout le monde veut toujours de nouveaux trucs… C’est totalement faux, aujourd’hui et d’autant plus au début de 20ème siècle.

“On préfère travailler deux heures par jour, avoir de quoi manger et dormir et après on arrête, on va à la pêche, on fait la sieste, on fait l’amour, on boit du pinard… Foutez-nous la paix.”

Max Weber montrait par exemple que les ouvriers au 18ème et au 19ème siècle ne voulaient pas d’argent. Ils disaient : « On préfère travailler deux heures par jour, avoir de quoi manger et dormir et après on arrête, on va à la pêche, on fait la sieste, on fait l’amour, on boit du pinard… Foutez-nous la paix. Nous n’avons absolument pas besoin de gagner de l’argent ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a fallu baisser les salaires, pour forcer les ouvriers à travailler.

Spontanément les gens ne veulent pas d’innovation, ils ne veulent pas de consommation, ce n’est pas du tout dans leurs habitudes. Pour les faire consommer, il faut les bombarder, les matraquer de publicité. Il faut les conditionner comme on conditionne des chiens de Pavlov. Bernays avait simplement compris que les consommateurs ne sont pas des chiens, ce sont des êtres désirants.

Quelle est la théorie d’Edward Bernays ?

Pour Bernays, il faut capter le désir des individus, ce que son oncle Freud appelait la libido. Il faut détourner leur énergie libidinale des objets libidinaux spontanés — c’est-à-dire pour une mère, son enfant, pour un enfant, sa mère, pour un gamin, tous ses héros positifs auxquels il s’identifie, la Patrie, Jésus-Christ… Bernays dit « Tout ça, on va le détourner sur la marchandise ».

“Le marketing est une machine qui détruit le désir”

Il s’agit de capter le désir, de fantasmer un désir infini mais qui va en réalité être très vite déçu. Cette déception prématurée sert à relancer sans arrêt la consommation. « Vous êtes déçu par l’iPhone ? Ce n’est pas grave, je vous apporte maintenant l’iPad ! ». Cette consommation que je relance sans cesse, en précédant la déception et l’épuisement se produit à travers le marketing. Et le marketing est une machine qui détruit le désir.

Quelles sont les moyens du marketing pour détourner le désir des consommateurs ?

Le marketing sert à vendre à des gens des choses dont ils n’ont pas besoin. C’est une technique qui passe par les industries culturelles, par le cinéma, la radio, la TV… Aujourd’hui aux Etats-Unis par exemple, un adulte américain regarde en moyenne la télévision cinq heures et demi par jour, un adolescent américain passe dix heures par jour sur tous les médias confondus.

“Le marketing détourne le processus d’identification primaire décrit par Freud, des parents vers les marchandises.”

Il faut savoir que depuis trente ans, le marketing américain dit : « il faut capter l’attention des enfants avant cinq ans, pour pouvoir avoir de la life time value », c’est-à-dire de la fidélisation à vie. Le marketing détourne le processus d’identification primaire décrit par Freud, des parents vers les marchandises. D’une façon très générale, cela détruit tous les processus d’identification, primaires, secondaires, affectifs… et les remplace par des identifications à des produits qui sont des produits de déception. A partir de ce moment-là, ce processus crée des gens amers, qui ne s’aiment plus, et cela détruit surtout, c’est le plus important, la capacité de l’être humain à transformer ses pulsions en désirs.

Quel est l’impact de ces pratiques sur nos modèles de sociétés ?

Nous sommes des êtres pulsionnels, nous sommes habités de pulsions, largement décrites par Freud. Toutes ces pulsions, si elles ne sont pas socialisées par une éducation qui produit un attachement libidinal à des objets d’idéalisation — les parents, Jésus-Christ, la Patrie, Picasso, le sport, etc. — elle s’exprime comme pulsion, et la pulsion c’est destructeur.

Freud décrit bien ce processus au début d’un livre qui s’appelle L’Avenir d’une illusion. Il dit « Imaginez 5 minutes que tout ça ne marche plus, ça serait immédiatement la guerre civile. » Normalement, une société lutte contre le coté pulsionnel des individus, non pas pour l’éliminer mais pour le transformer, pour en faire une énergie positive, une énergie d’investissement et non pas de consommation. C’est ce que le marketing détruit, car nous sommes aujourd’hui dans une société pulsionnelle.

[Cet article a été initialement publié le 5 janvier 2013 dans le cadre d’une série d’entretiens pour le Festival d’Obsolescence Reprogrammée — Make It Up]

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Julien Le Net

Entrepreneur et explorateur d’innovations sociales et environnementales