Innovation inversée et Jugaad, un changement de paradigme inspiré du Sud…

Julien Le Net
7 min readNov 22, 2017

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Qu’elles prennent la forme d’innovation inversée, de trickle-up ou de jugaad innovation, les universitaires s’accordent pour dire que l’innovation occidentale sera bouleversée par les démarches émergentes des pays en voie de développement. J’ai eu l’occasion d’échanger avec Vijay Govindarajan et Navi Radjou autour de ce changement de paradigme qui nous offre une formidable opportunité de repenser notre modèle d’innovation de manière plus soutenable et efficace…

Mac 400 (GE)

Le Mac 400 est un électrocardiogramme portable créé en Inde par General Electric pour les praticiens travaillant dans les zones rurales indiennes reculées. Plus léger et extrêmement simple à utiliser, il coûte cent fois moins cher que son homologue américain à $50 000. Cet équipement indien vient pourtant d’être approuvé par l’administration américaine pour équiper certaines ambulances aux Etats-Unis. Le Mac 400 est l’exemple emblématique de la reverse innovation.

Un formidable laboratoire de R&D dans les pays émergents

La reverse innovation, innovation inversée, ou encore trickle-up innovation, est une innovation qui émerge au Sud, dans les pays en voie de développement, avant d’être ensuite adoptée au Nord dans les pays développés. Elle a été décrite pour la première fois en 2009 par Vijay Govindarajan dans un article de Harvard Business Review coécrit avec Jeffrey R. Immelt, CEO de General Electric. Classé parmi les vingt universitaires américains les plus influents, Govindarajan estime que cette innovation inversée est la dernière étape de la globalization et sera cruciale dans les décennies à venir. Dans son livre publié en avril dernier Reverse Innovation: Create Far From Home, Win Everywhere, il décrit les pays en voie de développement comme un formidable laboratoire de R&D d’où émergent de nombreuses innovations reprises au Nord.

Les exemples d’innovations venues du Sud ne manquent pas. La microfinance est l’une des initiatives les plus emblématiques. Nés au Bangladesh, ces services bancaires pour les plus démunis se sont répandus sur l’ensemble de la planète. Dans le domaine des télécoms, l’opérateur kényan Safaricom a imaginé M-PESA en 2007, un modèle de services de transfert d’argent par mobile repris depuis peu au Nord, à l’instar de Pingit lancé par la banque britannique Barclays. Avec Dacia Logan, l’entreprise française Renault a quant à elle ramené en Europe de l’Ouest un modèle automobile originellement développé pour les marchés émergents de l’Est.

Boutique à Nairobi proposant les services de M-Pesa

J’ai eu l’occasion de discuter avec Govindarajan qui voit avant tout dans l’innovation inversée une formidable opportunité de croissance dans les pays émergents pour les multinationales occidentales. Afin d’être présentes et compétitives sur ces nouveaux marchés, ces entreprises doivent ancrer leur innovation directement au Sud. Le temps où les nouveaux produits et services occidentaux pouvaient être exportés tels quels, ou avec des adaptations mineures, est révolu, il y a une vraie nécessité de comprendre les besoins jusqu’alors peu connus des consommateurs des pays en voie de développement. En fondant son analyse sur les théories de C. K. Prahalad qui a introduit la notion de Bottow of the Pyramid — ces quatre milliards de personnes qui vivent avec moins de deux dollars par jour — Govindarajan souligne l’extraordinaire potentiel des marchés émergents.

« Faire plus avec moins »

Navi Radjou, directeur du Centre for India & Global business à l’Université de Cambridge, porte un autre regard sur cette innovation initiée au Sud. Il a co-écrit, avec Prabhu et Ahuja, Jugaad Innovation: Think Frugal, Be Flexible, Generate Breakthrough Growth, également publié en avril dernier. L’ouvrage est une sorte de galerie de portraits d’entrepreneurs innovants de grands pays du Sud qui se rejoignent sur une approche particulière de l’innovation, le jugaad. Ce concept hindi qui peut se traduire par « une solution improvisée avec ingéniosité pour répondre à un problème socio-économique pressant » se fonde sur une faculté à « faire plus avec moins ».

Radjou décrit l’innovation jugaad comme une « approche frugale et flexible » qui a la capacité de se concentrer sur l’essentiel pour apporter une solution « suffisante ». Dans la lignée des théories de John Maeda, avocat d’un design simplifié et humanisé, le jugaad se démarque de l’approche occidentale classique d’une innovation complexe, techno-centrée et très coûteuse. L’innovation du Sud gagne en liberté car, contrairement à ceux des marchés occidentaux, les consommateurs des pays en voie de développement ne sont pas prisonniers de désirs supposés et d’usages prédéfinis. « Je pense que la « qualité » est un concept très occidental qui tend principalement à se mesurer en termes de nombre d’accessoires ou de sophistication technologique » me rappelle Radjou. L’innovation jugaad, quant à elle, « se concentre sur la valeur délivrée au consommateur et le bénéfice apporté à la société ».

Il précise que « l’innovation jugaad — ou low-cost — ne signifie pas une mauvaise qualité ». « De nombreuses solutions Jugaad — telles que les matériels médicaux low-cost développés par GE Healthcare et Siemens — sont certifiées FDA [U.S. Food and Drug Administration] et ISO. Elles répondent donc aux plus stricts standards de qualité tout en restant abordables et en apportant de la valeur à l’utilisateur final ». Pour Radjou, « Le jugaad cherche à résoudre une équation à multiples variables avec de multiples contraintes ! Sur les marchés occidentaux, l’équation est assez simple, avec seulement deux variables : la qualité et le prix, mais dans les marchés émergents, il y a beaucoup d’autres variables telles que la valeur ou l’impact sur l’environnement. »

Tata Nano (Tata Motors)

L’environnement replacé au cœur de l’innovation

Les concepts de jugaad et d’innovation inversée pourraient-ils contribuer à une plus grande prise en compte de l’environnement dans l’innovation ? Les deux chercheurs en sont convaincus. A travers le sustainability gap de l’innovation inversée, Govindarajan insiste sur le fait que les pays en voie de développement seront plus à même d’innover vers des solutions respectueuses de l’environnement, notamment parce qu’ils seront les premiers à subir les effets du changement climatique. Radjou rappelle quant à lui que le « faire plus avec moins » du jugaad correspond essentiellement à « faire plus avec moins de ressources naturelles ». « De nombreux innovateurs qui utilisent le jugaad sont concernés et se préoccupent de l’environnement. Ils conçoivent des solutions qui minimisent l’usage des ressources naturelles, à l’instar de SELCO qui fabrique des panneaux solaires abordables pour les foyers pauvres de l’Inde rurale. La voiture Nano à 2 000 $ développée par le groupe Tata est également frugale en ressources naturelles car elle est conçue avec moins de composants et consomme moins de carburant. »

Radjou et Govindarajan se rejoignent également pour dire que ces nouvelles approches d’innovation trouvent un large écho au Nord. Dans le contexte actuel, les consommateurs occidentaux demandent un meilleur rapport qualité/prix, recherchent avant tout une facilité d’utilisation et sont prêts à faire des concessions sur des accessoires modernes. Certaines grandes entreprises l’ont compris et investissent déjà dans ces démarches, à l’instar de General Electric, PepsiCo, Procter & Gamble, Facebook, Google, Siemens ou encore 3M. Ainsi, Carlos Ghosn, PDG de Renault-Nissan qui avait introduit en 2006 le concept de « l’ingénierie frugale » prône aujourd’hui directement les enseignements du jugaad comme opportunité de développement.

Un grand défi pour les entreprises occidentales

Selon Govindarajan, la mise en place d’une stratégie d’innovation inversée représente cependant un « grand défi pour les entreprises occidentales ». L’intégration dans les pays en voie de développement et la compréhension de leurs consommateurs nécessitent une totale refonte des « logiques dominantes », organisationnelle et commerciale. De plus, avec de nouveaux types d’interactions plus proches du terrain et des échanges avec un écosystème très diversifié, les entreprises doivent s’orienter vers des démarches bottom-up et des fonctionnements plus démocratiques.

Le jugaad est fondé sur « l’intuition, l’empathie et la passion » qui sont, pour Radjou, des valeurs universelles également applicables sur les marchés des pays développés. Selon lui, « les sociétés occidentales, en particulier les entreprises, ont longtemps fonctionné avec leur cerveau gauche (analytique et réductionniste) mais elles apprennent maintenant à également tirer profit de leur cerveau droit (intuitif et associatif) ». A l’instar de The Whole New Mind écrit par Daniel Pink, Radjou souligne que la littérature récente en matière de management se concentre de plus en plus sur « l’importance d’encourager les employés à cultiver intuition et à démontrer empathie et passion au travail ».

Finalement, plus qu’une opportunité commerciale, ces innovations venues du Sud ne seraient-elles pas aussi une chance pour changer de paradigme et repenser nos modèles en matière d’innovation ? La frugalité appliquée aux contraintes environnementales et sociétales de notre monde globalisé offre de formidables opportunités de construire de nouveaux modèles économiques soutenables, vertueux et plus performants.

[Cet article a été initialement publié en 2012 sur le site de weave AIR]

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Julien Le Net

Entrepreneur et explorateur d’innovations sociales et environnementales