Défense : la France, une puissance de l’Asie-Pacifique ?

Julien Muntzer
8 min readSep 2, 2018

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Publié à l’origine pour le site web de TV5Monde, le 2 septembre2018

Il était dans l’ombre des Rafale, simple second rôle d’un déploiement en Asie du Sud-Est. Et voilà l’A400M, fleuron des avions de transport européen, projeté au cœur du dispositif d’aide humanitaire sur l’île sinistrée de Lombok, frappée par une série de tremblements de terre dévastateurs depuis la fin juillet. Héros malgré lui, au plus grand bonheur des militaires français.

Le 24 août dernier, le général de l’armée de l’air Patrick Chareix, commandant de la mission Pégase explique que l’ambassade et les militaires français ont reçu « une demande écrite du ministère indonésien qui nous demande si on peut utiliser notre avion pour transporter 35 tonnes d’aide humanitaire à Lombok ».

PEGASE, c’est un déploiement de l’Armée de l’Air française en tournée en Asie du Sud-Est durant le mois d’août, venu saluer ses partenaires de la région, et pourquoi pas démontrer les qualités de certains matériels comme l’A400M. La délégation ne pouvait alors pas refuser de prêter son gros porteur militaire, surtout que la France et le gouvernement indonésien sont en pleine négociation pour l’achat de deux A400M.

Une tournée d’été pour les aviateurs français

Fin juillet l’Armée de l’Air envoie trois avions Rafale, un A400M, un avion ravitailleur C-135FR et un Airbus A-310, faire un petit tour en Australie pour prendre part à un exercice international organisé par la Royal Australian Air Force. Mais il ne s’agit pas seulement de récompenser ses aviateurs par de sympathiques vacances au pays des kangourous.

Pitchblack, le nom de l’exercice, c’est du sérieux : trois semaines d’entrainement opérationnel intensif entre 16 pays dont le Canada, les États-Unis ou encore l’Inde. En tout ce sont 4 000 militaires et 140 aéronefs mis à contribution. L’objectif pour l’Armée de l’Air est simple : être capable d’évoluer à des milliers de kilomètres de la métropole et mettre l’accent sur la coopération militaire avec les pays de la zone. Et contrairement aux idées reçues, la France est bel et bien un État voisin de l’Australie, présent dans le Pacifique et dans l’océan Indien. Elle est donc en première ligne en cas de tensions et un partenaire de premier plan sur les questions de sécurité.

Une fois l’exercice PitchBlack terminé, la mission des aviateurs français ne s’arrête pas là. Il vont devoir prendre part cette fois à un déploiement en Asie du Sud-Est, appelé PEGASE (Projection d’un dispositif aérien d’EnverGure en Asie du Sud-Est) « pour entretenir la connaissance de cette zone d’intérêt stratégique et contribuer au développement de la coopération militaire de la France avec ses partenaires, tout en affirmant la présence régulière de la France dans cette région du monde » indique l’Armée de l’Air dans son communiqué.

La France, un immense territoire dans l’Indo-Pacifique

La France possède la deuxième plus grande Zone économique exclusive (ZEE) au monde, derrière les États-Unis. 11 millions de kilomètres carrés, dont 67% se trouvent dans le Pacifique et 26% dans l’Océan Indien. Mais ce territoire immense est quasiment impossible à quadriller en permanence, surtout avec des moyens limités : 2 frégates de surveillance, 1 bâtiment multi-missions et 2 patrouilleurs dans l’Océan Indien. Dans le Pacifique c’est à peine plus : 2 frégates de surveillance, 3 patrouilleurs, 2 bâtiments multi-missions et 5 avions de surveillance maritime.

Les menaces sont réelles dans la région: piraterie, terrorisme, pêche illégale, pollution, etc. Les ZEE sont devenus un enjeu économique majeur de par les ressources qu’elles abritent (halieutiques, hydrocarbures). Pour Céline Pajon chercheur au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI) ces “ intérêts économiques sont assez important pour la France dans la région et Paris cherche à développer des échanges dans la zone qui comprend des pays à forte croissance économique. “

Ces dernières années la région est de plus en plus en proie à des problématiques de sécurité très importante et une aggravation de l’environnement sécuritaire. “ Cela à notamment avoir avec le problème nord-coréen. Si on estime que ces missiles nord-coréens peuvent éventuellement frapper les territoires européens, il y a aussi le risque que les armes non-conventionnelles produites par Pyongyang prolifèrent vers des pays plus proche du territoire métropolitain français, comme la Syrie “. Si cette menace fait figure d’épouvantail, elle n’est pas la seule qui préoccupe les chancelleries, on pense notamment au trafic de drogue et aux menaces terroristes en Indonésie ou aux Philippines.

Il y a toutes les routes maritimes qui courent de la Méditerranée jusqu’à l’Océan Indien et le Pacifique, ces routes sont devenues essentielles aujourd’hui pour la sécurité nationale que ce soit du point de vue économique ou stratégique.Céline Pajon, chercheur au centre Asie de l’IFRI

La mer de Chine comme enjeu ?

Mais c’est en mer de Chine que la situation apparaît la plus précaire, surtout entre la Chine et ses voisins. Pékin est parvenue à faire main basse sur la partie méridionale de cette mer enclavée. Elle y a construit des ilots artificiels et des bases militaires, niant de fait la souveraineté de ses voisins, Vietnam et Philippines en premier lieu, sur une partie de ces îles et de la zone. Pour le ministère des Affaires étrangères chinois, aucune critique n’est recevable sur la militarisation des îlots « ces îles de la mer de Chine méridionale font partie de notre territoire » affirme son porte-parole.

Pour les puissances de la région, cette présence militaire est perçue comme une menace. Elle vient remettre en cause plusieurs principes fondamentaux comme la liberté de navigation. “ Il y a toutes les routes maritimes qui courent de la Méditerranée jusqu’à l’Océan Indien et le Pacifique, ces routes sont devenues essentielles aujourd’hui pour la sécurité nationale que ce soit du point de vue économique ou stratégique “explique Céline Pajon .

Les États-Unis qui jouent le rôle de gendarme dans la région, s’opposent ouvertement à cette expansion chinoise au nom du principe de la liberté de navigation et de survol. Les Américains envoient d’ailleurs régulièrement des avions de patrouille et d’imposants navires de guerre, comme le porte-avions Théodore Roosevelt au printemps dernier, pour patrouiller dans la zone contestée.

La France aussi s’inquiète de cette présence chinoise, sans jamais la nommer expressément, elle en parle dans la note stratégique pour l’Indo-Pacifique du ministère des Armées « certains dispositifs fondamentaux de la Convention des nations unies sur le droit de la mer ne sont pas respectés dans les mers de Chine. Une mobilisation internationale est nécessaire pour les défendre, sous peine d’un affaiblissement généralisé du droit de la mer, qui conduira à une hausse de tensions interétatiques ».

Accroitre la visiblité de la France dans la région

En 2016 Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense de l’époque, était déjà intervenu au Shangri-La Dialogue en réaffirmant l’importance pour la France de défendre cette liberté de navigation en Asie. “ Pour autant je ne crois pas que la France souhaite se positionner dans une coalition antichinoise “ précise Céline Pajon “ La France estime qu’elle a besoin de la Chine et si Pékin souhaite jouer un rôle sur scène internationale, Paris sera favorable à ce type d’initiatives. Pour autant la France reste vigilante quant aux risques et aux implications en terme de sécurité que peuvent avoir l’expansion chinoise”. conclue le chercheur de l’IFRI.

FREMM Provence — © Marine Nationale

La présence française est forcément plus modeste que celles des Etats-Unis. Une frégate, la FREMM Provence, a été envoyée en 2016 dans la zone mais il ne s’agissait pas de patrouiller dans les eaux contestées, seulement de participer à des exercices conjoints. Le déploiement PEGASE c’est la manière douce choisie par la France en 2018, pour marquer sa présence sans pour autant prendre le risque de « froisser » Pékin.

La France réaffirme ainsi sa position au côté de pays qui ont quasiment tous un contentieux avec Pékin.” La France a mise en place toute une série de partenariats stratégiques(…) et elle s’appuie sur le partage de valeurs et d’intérêts comme la libre navigation, pour justement défendre ce type de principes “ explique Céline Pajon qui a co-dirigé l’édition de l’été 2018 de la Revue de Défense Nationale intitulée L’Asie stratégique, de l’Inde au Pacifique.

Mais la présence des avions français n’est pas seulement symbolique, la tournée d’été revêt aussi un intérêt mercantile, pas dénué d’importance stratégique.

Appuyer les contrats d’armement

L’Asie du sud-est est un marché important pour la France, même s’il reste inférieur à ce que représente le Moyen-Orient avec l’Egypte et la péninsule arabe. Les pays asiatiques investissent de plus en plus dans les équipements de défense pour faire face à un contexte sécuritaire dégradé.

Avec l’exportation d’armements et d’équipements de défense, c’est aussi des liens politiques extrêmement forts qui se mettent en place.Céline Pajon, chercheur au centre Asie-Pacifique de l’IFRI

La France se positionne sur ce marché et à déjà réalisé de très gros coups ont été réalisés par l’industrie de l’armement : 40% de ses contrats concernant des sous-marins ont été signé dans la région, l’Inde a signé en 2005 un contrat pour 6 sous-marins de classe Scorpène. C’est surtout avec l’Australie et le « méga-contrat » signé par l’armateur français Naval group en 2017, pour 12 sous-marins derniers cris de la classe Shortfin Barracuda, conçus en France mais produit en Australie, pour un total de 6,5 milliards d’euros, un record.

© TV5MONDE

En 2016 Singapour a commandé 16 hélicoptères Caracal de la filiale hélicoptère d’Airbus, pour un montant estimé à 500 millions d’euros. La même année c’est l’Inde, encore elle, qui achetée 36 avions Rafale de Dassault, pour près de 8 milliards d’euros.

Mais il faut regarder au delà des dividendes économiques de tels contrats estime Céline Pajon : “ Avec l’exportation d’armements et d’équipements de défense, c’est aussi des liens politiques extrêmement forts qui se mettent en place, avec des pays comme l’Inde ou l’Australie. La France est engagée pour des dizaines d’années à venir avec eux et ça suppose mieux comprendre, mieux dialoguer avec ces partenaires et montrer qu’elle est engagée pour la stabilité stratégique de la zone”.

Le déploiement PEGASE confirme donc cette dynamique engagée par la stratégie française : capitaliser sur l’achat de matériel français pour développer l’interopérabilité, envisager des opérations conjointes et affirmer un peu plus le statut de puissance régionale de la France.

Originally published at information.tv5monde.com on September 2, 2018.

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