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5 min readJun 3, 2019

Quand la France a fait la guerre au Japon (dans mon salon)

Lamu (Urusei yatsura) est un animé japonais diffusé en France dès 1988 dans le Club Dorothée

Alors que je me prépare à me rendre au Marché international du film d’animation d’Annecy le 10 juin, pour présenter notre gamme de contenus animés pour enfants, je me suis souvenu de ce que c’était qu’être un enfant consommateur de dessins animés.

Les années 1980 ont été des années de gloire pour le contenu jeunesse à la télévision française. Enfin… si vous demandez aux jeunes. Notre système scolaire était structuré de telle sorte que nous avions congé tous les mercredis. Nous avons été séduits par Dorothée, l’animatrice blonde souriante et chantante au grand nez, qui a dirigé les audiences de Récré A2, bloc d’animation pour enfants de France Télévisions. En 1987, un nouveau réseau privé, TF1, a créé le club Dorothée avec notre animatrice adorée et la programmation était dominée par l’animation japonaise. À son apogée, cette formule gagnante produisait entre 30 et 40 heures de télévision pour enfants par semaine, et des milliers de jeunes écoutaient (60% des téléspectateurs) chaque jour.

J’étais l’un des plus fidèles spectateurs. Tous les mercredis matins, avec mes biscottes dans mon lait au chocolat, je dévorais le meilleur du “Club Do” : Goldorak, Les chevaliers du Zodiaque, Cobra, Jayce et les Conquérants de la Lumière, Juliette, Je t’aime et plusieurs autres séries défilaient devant mes yeux ébahis, me transportant dans des aventures intergalactiques, les romances et les exploits des supers-héros.

J’étais loin de me douter que mon passe-temps favori était menacé d’une guerre culturelle menée par la politicienne Ségolène Royal. Avec la publication de son livre, Le ras-le-bol des bébés zappeurs, elle entamait une féroce campagne affirmant que le dessin animé japonais était un art inférieur, truffé de stupidités, de violence et qu’il avait une influence terrible sur les plus jeunes esprits de la nation.

Son livre a déclenché une panique morale, gagnant du terrain auprès des intellectuels et des experts qui, à leur tour, qualifiaient le bloc de programmation d’insipide, lardé de caricatures violentes et sexistes. Quand les parents ont compris, les réseaux ont été forcés d’écouter. Ken le survivant, un favori du Club Do, a été pris pour cible dans les médias pour ses scènes de combat sanglantes. TF1 a été contrainte d’engager une équipe de psychologues pour ajuster le tir, ce qui a mené vers le retrait des scènes les plus colorées.

Occupé à engloutir des Orangina et des sandwichs au fromage, je n’étais pas du tout conscient de la censure qui s’infiltrait dans mes dessins animés. À ce moment-là, j’étais subjugué par ma nouvelle émission préférée, le conte de fées de science-fiction, Lamu.

Cette beauté extraterrestre a retenu toute mon attention, à tel point que je fuyais les appels de mes amis, préférant les aventures de mon héroïne au terrain de foot. Sous l’impression erronée qu’elle est mariée à l’adolescent humain Ronnie, la princesse Lamu, légèrement vêtue, suit avec adoration son futur prince charmant, alors qu’il tente d’attirer l’attention des autres filles à l’école.

Les critiques considèrent Lamu, qui est l’adaptation télévisée du manga à succès Urusei Yatsura (produit par Kitty Films et diffusé à l’origine sur Fuji Television au Japon), comme un pionnier du genre “petite-amie magique” en animation. Un peu comme Jinnie de mes rêves, ou Ma sorcière bien-aimée, populaires en Amérique dans les années 60, qui demeurent des favoris des fans encore aujourd’hui. C’était l’une des premières séries animée à utiliser des chanteurs pop dans la bande-son.

Mais ça n’a pas impressionné mon père comme j’aurais espéré. Un après-midi il m’a surpris dévorant de bonbons Haribo, absorbé par une fille (Lamu) aux cheveux verts, en bikini, dans ses éternelles tentatives de séduction et d’attaques d’affection en public.

“Mais que-ce que c’est que ça ?” .

“Papa, c’est Lamu. C’est une extraterrestre !” J’étais tout fier, et enthousiaste de lui parler de mon émission préférée.

Scan-da-li-sé, il m’a dit en un souffle : “Mais c’est indécent !?”

Et, ce fut la fin de Lamu pour jeune Bertrand. Madame Royal avait aussi eu raison de mon père. L’animation japonaise était désormais interdite, sous prétexte d’obscénité étrangère. On répandait même la nouvelle expression désobligeante et réductrice ‘’Japoniaiserie’’, qui a éclaboussé mes dessins animés bien-aimés avec le même pinceau accablant. Les adultes avaient parlé.

Dans leur lutte pour glorifier le contenu français, les détracteurs ont même recruté des experts en animation, pour nourrir la dépréciation des animés japonais, pointant du doigt la qualité visuelle et les techniques employées. Ils se plaignaient, entre autres futilités, de l’utilisation du 12 images/seconde (au lieu du standard de Disney, à 24 images/secondes). Mais justement, le genre doit sa signature canonique à cette façon de faire, moins coûteuse, combinée à d’autres approches uniques, comme le panoramique sur des plans de réaction fixes.

‘’C’est bon marché’’, crachaient les critiques. ‘’Ça a l’air ridicule’’, ont-ils pleurés. ‘’Nos enfants méritent mieux !’’.

En 1990, ils obtiennent gain de cause. Les quotas de diffusion en France sont imposés, ce qui réduit le nombre de caricatures japonaises, décline et entraîne le déclin du Club Dorothée. Dévasté, il n’y avait rien d’autre à faire de mes mercredis, du haut de mes huit ans, que de partir à la conquête de ma Lamu humaine (eh oui, au terrain de foot).

Mais la boucle est bouclée. Le Japon est le pays d’honneur du festival d’Annecy cette année. Naturellement, avec le Japon sous les projecteurs, l’animation japonaise sera célébrée comme les fans d’art l’ont longtemps considérée. Cela a peut-être un lien avec le fait que Netflix s’est dit déterminé à être le leader mondial de la VSDA dédiée à l’animation. Et ce que Netflix veut, il l’aura peut-être.

Quant à moi, j’ai hâte de m’immerger dans le festival et de rencontrer des innovateurs et des créateurs d’une forme d’art qui a été le fondement de mon amour de toute une vie pour les dessins animés. Depuis Montréal jusqu’à Annecy, je représenterai une nouvelle série d’animation, adaptée d’une bande dessinée française de chez Dargaud au style d’inspiration manga. Mais surtout ne dites rien à mon père.

Bertrand Rivière est directeur des affaires internationales de K6 Media Group au Canada. Il est un expert en technologies holographiques et en développement des affaires dans le domaine du divertissement. Il vit à Montréal avec sa compagne, son chat Kiko, et regarde encore des dessins animés le dimanche matin.

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Animation studio and production company in Montreal, Canada.