Rêves EROI(ques ?)

Xavier Coeytaux
9 min readDec 11, 2019

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Ou quand l’énergie n’est pas toujours ce qu’elle paraît
Par Xavier Coeytaux, 11 décembre 2019

La réflexion qui suit m’est venue devant le poste de télévision. Malgré la pauvreté de ce qu’il s’y passe, la mise bout à bout des instabilités nationales et internationales grandissantes, égrainées en boucle, avait quelque chose de frappant, et la question légitime du pourquoi trouvera mille et une réponses différentes selon votre point de vue. De celui qui est le mien, je ne comprenais pas pourquoi l’instabilité semblait grandir avant d’avoir atteint le pic d’extraction du pétrole, cette ressource énergétique qui lubrifie 95% des échanges physiques à la surface de la planète, et pourquoi les échanges internationaux ralentissaient depuis trois ans alors que la somme des produits pétroliers en tous genres continue de croître encore.

Malgré les présentations au cordeau d’un Jean-Marc Jancovici pour nous expliquer ce qu’est l’énergie, à quoi elle nous sert, comment elle nous est à la fois vitale et fatale (voir https://jancovici.com/), il n’en restait pas moins que ce décalage entre le sentiment que cette désorganisation générale n’est pas prête de s’arrêter, et les chiffres de production d’énergie en croissance tranquille ne collaient pas. Et puis à vrai dire, cela faisait un moment que je tournais autour de la question de l’énergie nette sans vraiment creuser. Dans ce qui suit, il faudra comprendre l’énergie nette non pas au sens des comptabilités nationales ; je ne parlerai pas de l’énergie disponible pour les clients finaux (nous) une fois déduites les pertes de rendements et les auto-consommations de process industriels divers, appelée énergie finale dans les comptabilités nationales. Ce que je vais regarder ici, c’est l’énergie qui rentre dans les sociétés, telle qu’elle est délivrée par les producteurs d’énergie, qui ne sont rien d’autres que des extracteurs de ressources énergétiques.

En effet, pour aller extraire de l’énergie, il faut de l’énergie, bizarre non ? Mais si l’on s’arrête un instant, on verra aisément que l’énergie solaire est mise à notre disposition par l’intermédiaire de panneaux (et toute l’industrie minière, de transformation et de transport qui le permet), que nous ne pouvons profiter de la fission de l’uranium que par l’intermédiaire d’une centrale nucléaire (et toute l’industrie minière, etc.), et que nous ne pouvons bénéficier du pétrole que par l’intermédiaire des puits d’extraction (et toute etc.). L’énergie que nous mobilisons à notre profit (on ne mange pas de charbon ou d’uranium, donc l’idée de consommer de l’énergie est plutôt impropre) pour opérer des transformations dans le monde qui nous entoure (bâtir ou détruire, déplacer, changer de forme/nature, etc.) est issue à 90% de stocks finis et 10% de stocks infinis (ou tout comme) ou renouvelables, et même pour ces derniers, nous ne disposons que d’une surface finie pour disposer les outils extracteurs d’énergie. Or l’extraction de tout stock part de 0 (on en a pas encore extrait), passe par un maximum, et retourne à 0 (on a fini d’extraire tout ce qui était extractible dans le cas parfait).

Loi normale symétrique de production, non perturbée par des aléas, centrée sur 2025.

Pour comprendre le principe mathématique qui sous-tend cette réalité physique, imaginez une grande pièce avec plusieurs portes toutes situées du même côté, remplie du sol au plafond avec des cartons remplis d’objets de valeur. Au début, une seule personne peut sortir un unique carton depuis le seuil de la porte et puis vendre le contenu du carton. Lorsqu’elle aura sorti suffisamment de cartons de la pièce pour dégager un petit espace, et grâce à la valeur de sa vente qui lui aura permis d’embaucher une deuxième personne, elles pourront être deux à effectuer la manœuvre via deux portes, puis quatre, huit, etc. De fait, jusqu’à ce que la moitié des cartons soient sortis de la pièce, le nombre de personnes à l’ouvrage peut croître d’une façon qui s’apparente à une exponentielle. Mais lorsque le nombre de personnes à l’ouvrage égale le nombre de portes, acheter de nouvelles paires de bras s’avère beaucoup moins rentable, et on gagne de moins en moins en efficacité par paire de bras supplémentaire, voire les personnes se gênent. Au-delà de ce palier de saturation du nombre de déménageurs, en rajouter ne sert plus à rien, par contre les cartons étant de plus en plus éloignés tout au fond de cette grande pièce, le flux de cartons en sortie décroît malgré toute la bonne volonté de nos déménageurs. L’exploitation de toute ressource finie se fait de la même manière, en extrayant ce qui est facile et à portée, puis en développant des extracteurs supplémentaires qui permettront de couvrir petit à petit l’ensemble de la surface d’un gisement, jusqu’à ce que le phénomène de saturation empêche tout gain de productivité.

ERO… quoi ?

Maintenant que l’on a compris que l’exploitation d’une ressource s’opère en mobilisant également de plus en plus de ressources au fil du temps jusqu’à saturation, il est temps d’introduire la notion d’Energy Return On Energy Invested ou EROI, en français taux de retour énergétique (https://fr.wikipedia.org/wiki/Taux_de_retour_%C3%A9nerg%C3%A9tique), autrement dit le ratio entre l’énergie obtenue par extraction, sur l’énergie investie dans l’extraction elle-même. Ce ratio s’exprime de la manière suivante :

avec Energie nette = Energie extraite — Energie investie (donc l’énergie qui reste disponible une fois qu’on a déduit l’énergie d’extraction de l’énergie extraite), on peut donc aussi écrire :

Energie extraite, énergie nette et modélisation possible de l’évolution de l’EROI sans apprentissage

L’EROI représenté ci-dessus est une trajectoire possible et ne tente pas de reproduire la réalité. Il part de son maximum à 33, c’est-à-dire qu’une unité d’énergie investie en fournit 33 (soit 32 unités d’énergie nette disponibles), passe par une phase de saturation qui le fait chuter, puis finit à 0, c’est-à-dire que plus aucune énergie n’est extraite, quelle que soit l’énergie investie. La courbe d’énergie nette part de 0 (aucune énergie extraite) et retombe à 0 lorsque l’EROI atteint 1. C’est logique, lorsqu’il faut investir 1 unité d’énergie pour en extraire 1, alors le système d’extraction ne peut plus fournir d’énergie à d’autres systèmes que lui-même. De fait, la courbe d’énergie totale extraite devrait s’arrêter brusquement lorsque l’énergie nette atteint 0, mais j’ai préféré la garder complète mathématiquement.

La machine à apprendre

Un problème subsiste dans la courbe ci-dessus : l’homme est en fait totalement absent du processus et semble ne pas pouvoir en influencer la course, ce qui est trop mécanique et assez peu réaliste. En effet, on sait parfaitement que l’homme lorsqu’il utilise un outil, cherche à en perfectionner et optimiser l’usage, et que par ailleurs, l’abondance énergétique permet le perfectionnement technologique. J’ai donc introduit une courbe d’apprentissage reflétant un progrès asymptotique (qui tend vers les limites des lois physiques à l’infini), conditionnée par l’abondance énergétique offerte par une augmentation importante de l’énergie nette disponible, et limitée par l’effet de saturation provoquant la chute de l’EROI.

Avec le modèle sans apprentissage, le pic d’énergie nette intervient 5 ans avant le pic d’énergie totale, du fait de la chute d’EROI. Quelle que soit la durée d’avancement du pic, cet élément est à souligner car il tend à montrer que le pic de l’énergie disponible dans nos sociétés survient avant le pic d’extraction, or dans les faits les comptabilités mondiales regardent avant tout les productions et tentent de leur faire correspondre des consommations, et pas l’inverse.

Modèle avec apprentissage intégré

Une fois l’apprentissage intégré, on comprend que celui-ci va venir déformer l’EROI, en allant pour un temps à l’encontre du phénomène de saturation qui provoque sa chute, grâce à l’expérience et le progrès technologique.

On notera qu’avec l’apprentissage, la courbe dépasse les 100% théoriques de la courbe sans apprentissage, mais que le pic d’extraction est avancé de quelques années (ici 2011 au lieu de 2025), et la durée entre pic d’énergie nette et pic d’extraction est resserrée à 2 ans. Par ailleurs l’EROI connaît un maximum vers 1979 (c’est un hasard absolu, il ne faut y voir aucune corrélation avec le choc pétrolier à la même date), enregistrant un gain de 51% par rapport à la même courbe sans apprentissage.

Les études les plus sérieuses et complètes sur le sujet de l’EROI, font quasiment toutes l’observation de cette bosse de l’EROI, souvent plusieurs décennies après le tout début de l’extraction, et bien avant un éventuel pic d’extraction, quel que soit l’EROI de départ. La chute de l’EROI après ce maximum est beaucoup moins régulière que dans mon modèle, mais la tendance est à la baisse, le plus souvent en exponentielle douce.

Enfin, j’ai regardé les intégrales des courbes d’extraction et des courbes d’énergie nette (c’est-à-dire la totalité de l’énergie qui est récupérée sur la durée totale d’extraction), avec et sans apprentissage, afin d’estimer quel gain réel est obtenu, tout en coupant l’extraction lorsque l’énergie nette devient nulle. J’obtiens un gain de 32% d’énergie totale extraite sur l’ensemble de la durée de vie, mais un gain de 38% de l’énergie nette totale mise à disposition, avec des pics plus hauts et plus tôt avec apprentissage. Il est possible que le gain de 32%, sur ce qui correspond finalement à la réserve ultime récupérable (URR, Ultimate Recoverable Resources), corresponde en fait au gain observé entre des estimations d’URR tôt dans l’exploitation et leur réévaluation une fois le pic d’extraction passé.

Conclusion

L’évolution de l’EROI d’une activité d’extraction d’énergie évolue tout au cours de son exploitation et détermine la quantité d’énergie qui sera mise à disposition des sociétés in fine. On a vu que le pic d’énergie nette survient avant le pic d’extraction totale, avec plus d’une dizaine d’années d’avance dans le modèle sans apprentissage, et moins de cinq ans dans les modèles avec apprentissage. Ce décalage pourrait expliquer une instabilité sociale croissante sans qu’on en détecte les marqueurs attendus dans les chiffres de production d’énergie. En particulier, il n’est pas exclu que l’instabilité sociale globale actuelle, soit à la fois le signe du passage du pic d’énergie nette et le signe précurseur d’un pic d’extraction de pétrole d’ici moins de 5 ans.

Sources bibliographiques au sujet de l’EROI :

- N. Gagnon, C. Hall, L Brinker, A Preliminary Investigation of Energy Return on Energy Investment for Global Oil and Gas Production, Energies, juillet 2009

- M. Guilford, C. Hall, P. O’Connor, C. Cleveland, A New Long Term Assessment of Energy Return on Investment (EROI) for U.S. Oil and Gas Discovery and Production, Sustainability, octobre 2011

- V. Court, F. Fizaine, Long-term estimates of the energy-return-on-investment (EROI) of coal, oil, and gas global productions, Ecological Economics, vol. 138, août 2017

- M. Kuperus Heun, M. de Wit, Energy return on (energy) invested (EROI), oil prices, and energy transitions, , Energy Policy, vol. 40, janvier 2012

- A. Brandt, Y. Sun, S. Bharadwaj, D. Livingston, E. Tan, D. Gordon, Energy Return on Investment (EROI) for Forty Global Oilfields Using a Detailed Engineering-Based Model of Oil Production, Plos, vol. 10, 2015

- C. Cleveland, P. O’Connor, Energy Return on Investment (EROI) of Oil Shale, Sustainability, vol. 3, novembre 2011

- D. Murphy, C. Hall, Energy return on investment, peak oil, and the end of economic growth, Ecological Economics Reviews, vol. 1219, février 2011

- M. Dale, S. Krumdieck, P. Bodger, Net energy yield from production of conventional oil, Energy Policy, vol. 39, septembre 2011

- J. Solé, A. García-Olivares, A. Turiel, J. Ballabrera-Poy, Renewable transitions and the net energy from oil liquids: A scenarios study, Renewable Energy, vol. 116, septembre 2017

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