Sauver la planète ensemble, l’impossible paradoxe

Xavier Coeytaux
18 min readJun 15, 2021

Pourquoi les mouvements de masse sont voués au mieux à des victoires temporaires et ce qu’Astérix le Gaulois enseigne à l’écologie politique.

Le présent article a pour objet de dépasser certaines injonctions de principe, et particulièrement celles appelant à des mouvements de masse en opposition à certaines problématiques, en particulier environnementales ou sociales, en analysant la matérialité sur laquelle elles se fondent. Puisque les lois de la physique ignorent invariablement l’avis qu’on en a, et que les appels à la raison, de considérer la science, les faits avant les croyances, se multiplient, je propose de déconstruire mathématiquement quelques idées reçues sur les processus de massification et le socle sur lesquels ils reposent.

Le village d’Astérix a-t-il besoin de l’empire romain ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l’empire romain n’avait de cesse, comme si cela était une nécessité, de vouloir conquérir le village des irréductibles gaulois, alors que les femmes et les hommes qui lui résistent ne semblent motivés par aucun désir impérieux de conquête ? Et surtout, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi vous trouviez cela normal ?

Alors imaginez…nous sommes en -10 000 et toute la planète est occupée par des groupes humains autonomes, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas besoin les uns des autres pour exister. Toute ? Non, quelque part en Mésopotamie des tribus s’interconnectent pour y trouver un avantage, et de la matérialisation de cette interconnexion vont dépendre plusieurs millénaires. Et pas besoin de potion magique, ni de druide barbu, mais le simple fait de matérialiser leur interconnexion va tout changer. En effet, le simple fait de construire une route, et plus tard bien d’autres interconnexions matérielles, va changer le rapport des hommes entre eux tout autant que leur rapport au monde.

Aussi banale que puisse sembler une rustique route pavée, elle modifie l’interconnexion entre ces tribus car elle la rend efficace. Impossibilité de s’égarer, sécurité renforcée et surtout augmentation de la vitesse et de la multiplicité des échanges possibles, la matérialisation d’une interconnexion donnée modifie la dynamique des tribus interconnectées (sécurité alimentaire et défense entre autres). Et à partir du moment où il y a un gain, il est difficile d’imaginer que ce gain ne soit pas réinvesti d’une façon ou d’une autre, car détruire ce gain, c’est-à-dire ne pas vivre mieux (en tout cas selon certains critères) qu’avant la construction de la route, signifierait que la construction même de la route n’a pas de sens.

Ce gain peut par exemple être réinvesti dans la création d’autres systèmes matériels d’interconnexion afin de créer de nouveaux flux d’échanges (adduction d’eau, matières premières, objets façonnés, etc.), ou dans des systèmes techniques renforçant l’efficacité unitaire des échanges existants (mécanisation, automatisation, ingénierie de process), chacune des stratégies de réinvestissement renforçant le gain initial. On peut noter que ces flux peuvent revêtir une nature d’apparence plus immatérielle (informations, techniques, art, croyances) bien qu’il y ait systématiquement une traduction matérielle de cette interconnexion (supports, outils, bâtiments, réseaux physiques de diffusion).

On peut supposer que l’interconnexion entre les petits groupes humains séparés géographiquement (dans le sens d’une impossibilité biologique d’interagir quotidiennement) nécessite une matérialité à hauteur de l’efficacité et des gains attendus. Une piste qui s’efface au gré des intempéries, sera moins efficace qu’une route pavée, elle-même moins efficace qu’une route bitumée, les gains attendus allant croissants.

Le village d’Astérix n’a pas besoin de croissance

Certes les terribles gaulois ont la potion magique pour se défendre contre l’empire romain, mais surtout ils n’ont pas besoin de l’empire romain pour vivre. Cueillette, chasse, pêche et agriculture semblent parfaitement subvenir à leur besoin, et les rares échanges avec l’empire sont de l’ordre du superflu…mis à part les gnons. L’empire romain lui, à l’inverse, n’a de cesse de vouloir s’étendre et conquérir, croître perpétuellement, multiplier les interconnexions. Les gaulois seraient-ils des humains différents des romains ? A part quelques caractéristiques physiques mineures, la génétique nous dit qu’ils sont les mêmes à plus de 99.9%. Mais alors pourquoi cette différence ?

L’empire romain est essentiellement un vaste tissu d’interconnexions qui n’a absolument rien d’immatériel, et dont on vante encore aujourd’hui l’ingéniosité. Or, les romains vivent dans le monde réel (tout autant que les gaulois au passage), c’est-à-dire que l’ensemble de la matérialité qui permet les interconnexions, se dégrade régulièrement avec le temps et s’use à proportion des usages. Cette usure qui n’est pas étrangère à l’irréversibilité de l’entropie croissante, dégrade la qualité des interconnexions (et donc diminue les gains attendus) si elle n’est pas compensée. En résumé, il faut sans cesse réparer la route si on ne veut pas en perdre l’usage au bout d’un temps donné.

On va voir que cette simple réalité matérielle, couplée à un raisonnement mathématique, permet de comprendre pourquoi l’existence de la chaussée romaine (et le reste) impliquait que l’empire romain ne pouvait pas faire autre chose que chercher l’expansion (la croissance).

Infrastructurer le monde, un colonialisme très civilisé

Note pour ceux à qui les mathématiques donnent la migraine : si cette partie « démonstration » vous rebute, retenez que créer un lien matériel entre deux communautés humaines leur apporte un avantage, mais les oblige à devoir rechercher une croissance perpétuelle de leur économie (en heures travaillées qu’elles soient humaines ou machines, en matière, en énergie), y compris en nouveaux espaces à infrastructurer (colonialisme, mainmise économique), et que si pour une raison quelconque elles ne parviennent pas à maintenir cette croissance, leur connexion se disloque. Vous pouvez passer au chapitre suivant.

Supposons deux communautés de valeurs économiques 400 (E1) et 600 (E2 ; peu importe l’unité utilisée, elle reflétera invariablement des quantités d’énergie et de matière) et suffisamment éloignées géographiquement pour que leurs échanges soient quasiment impossibles, ou tout au plus épisodiques, par la seule limite de la physiologie humaine. Quelle qu’en soit la raison, ces deux communautés décident de créer un lien matériel, en l’occurrence une route, afin de permettre des échanges réguliers entre les deux communautés. On va affecter une valeur économique de 100 (L1) à ce lien, ainsi qu’une valeur maximale de flux F qu’autorise le lien.

La nouvelle communauté interconnectée formée par E1, E2 et L1 possède donc une nouvelle valeur économique supérieure qui a nécessité une croissance de l’ensemble E1 U E2. On pourrait tout d’abord penser que cette nouvelle communauté, malgré un saut de croissance, pourrait continuer à fonctionner en stagnation séculaire. Mais le problème que rencontre cette communauté interconnectée, est que L1 perd continuellement de sa valeur pour deux raisons : une usure naturelle qui a lieu même si L1 n’est pas utilisée, ainsi qu’une usure d’usage liée au flux d’échange qui prend place sur L1.

Afin d’illustrer le paradoxe dans lequel rentre E1 U E2 par le seul fait de son interconnexion, on va affecter des valeurs à l’usure naturelle (2% par exemple, ce qui signifie que sans entretien, la moitié de la route serait inutilisable au bout de 35 ans, ou encore le flux d’échange possible serait deux fois plus faible, cf. loi de puissance de dépréciation de capital), ainsi qu’à l’usure d’usage. Si la première est une valeur moyenne fixe qui dépend de la qualité intrinsèque de l’infrastructure, la deuxième varie car elle dépend de la valeur du flux F à un moment donné (plus le flux est important, et plus l’usure par unité de temps est importante), elle-même en partie dépendante de la taille de l’économie des deux communautés à un moment donné rapportée à sa taille initiale (plus les communautés sont « grosses » et plus elles ont la capacité de générer du flux, flux potentiellement limité par une valeur maximale liée à la qualité du lien), et de l’efficacité des échanges eux-mêmes.

On va commencer par considérer l’usure naturelle seule pour le moment (usure d’usage à 0, pas de flux d’échanges), on voit déjà que E1 U E2 doit consacrer la première année 2% de la valeur de L1 afin de compenser l’usure naturelle du lien, et ce, quel que soit le flux d’échanges généré. Puisque nous sommes partis de l’hypothèse de communautés autosuffisantes, il faut donc que l’économie E1 U E2 croisse d’une valeur de 0.02 x 100 = 2, pour compenser l’usure naturelle de L1 la première année. Au bout de 35 ans, E1 U E2 devra avoir compensé 50 d’usure de L1 par une croissance continue, ce qui donne une croissance globale de 5% sur 35 ans ou encore 0.12%/an en moyenne sur la période.

Dans cette approche préliminaire, on voit que la croissance nécessaire pour maintenir le lien (et uniquement cela) entre les deux communautés diminue avec le temps et on pourrait imaginer qu’en attendant suffisamment longtemps, une quasi-stagnation séculaire pourrait suffire à maintenir un lien qui ne serait pas utilisé pour permettre des échanges entre les deux communautés (paradoxe idiot mais nécessaire au déroulement de la logique).

Puisqu’il est paradoxal, si ce n’est idiot, de construire une infrastructure de lien sans l’utiliser, nous allons maintenant introduire une valeur évolutive à l’usure d’usage qui ne sera pas nulle, puisque toute infrastructure subit également une usure proportionnelle à l’intensité d’usage qui en est fait. Partons de l’hypothèse que toute infrastructure autorise une valeur maximale de flux Fmax (ici valeur économique maximale échangeable par unité de temps sur l’infrastructure) qui dépend en partie de sa valeur économique initiale, ainsi que d’un rendement optimum des échanges (si l’infrastructure est couverte intégralement de gens souhaitant échanger, ils vont se gêner et vont pénaliser les échanges, il existe donc un optimum). Une analogie de la manière dont s’opèrent les échanges le long du lien pourrait être faite avec un cycle de Carnot, et on fixera (assez arbitrairement mais c’est peu important) le rendement maximum à 40% (cela pourrait être plus ou moins, mais ça ne change rien à la dynamique globale, seulement la période de temps sur laquelle elle prend place). On va donc supposer que Fmax = 0.4 x L1 = 40 (c’est-à-dire que la quantité maximum d’échanges que peut accepter l’infrastructure par unité de temps, ie. le flux, ne peut pas dépasser 40% de sa valeur initiale). Par ailleurs, on peut également supposer que le flux observable d’échanges sur l’infrastructure est une fonction de la taille de l’économie, ou plus exactement de sa taille à un moment donné par rapport à sa taille dans la situation initiale d’autonomie. Ainsi par exemple, au moment de la mise en service de L1, dans notre exemple E1 U E2 ayant déjà subi une croissance de 100, on pourrait supposer que le flux F possible est facteur du ratio de croissance, c’est-à-dire 10%. On va donc écrire la fonction de flux d’échanges suivante, dépendante de la taille de l’économie à un moment donné, et qui tend vers Fmax au fil du temps.

F(q) = Fmax x (1-exp(1-q)) avec q = (E1 U E2)n / (E1 U E2)base (vérifie F(1) = 0 et tend vers Fmax lorsque q tend vers l’infini)

et (E1 U E2)n = (E1 U E2)n-1 +L1 x (Unaturelle(n-1) + Uusage(n-1)) (fonction de compensation de l’usure totale décalée d’un an ; l’économie totale en année n doit être suffisamment grande pour compenser l’usure de l’année n-1)

et Uusage(n) = a x F(n)/Fmax, avec a dépendant de la qualité de l’infrastructure (faible pour une bonne qualité et élevé pour une faible qualité ; dans les illustrations ci-après a = 2%)

On notera que je n’utilise pas de facteur d’innovation qui théoriquement pourrait intervenir dans la fonction de flux. La logique voudrait qu’une innovation rendant les échanges unitaires plus efficaces, on pourrait observer une diminution de l’usure d’usage, ce qui signifierait également une réduction du flux d’échanges. Mais une telle diminution ne permettrait pas de compenser l’usure de l’année précédente, ce qui impliquerait un endommagement progressif de l’infrastructure et donc en réalité une perte d’efficacité globale. Aussi toute innovation doit être compensée par une augmentation proportionnelle du nombre d’échanges permettant de conserver la croissance globale du flux d’échanges. L’innovation est ainsi une boucle interne de la dynamique qui ne modifie pas son fonctionnement global.

Dans le graphique ci-dessous, on peut voir la divergence de croissance économique provoquée par l’introduction de l’usure d’usage et sa compensation nécessaire, par rapport à une économie qui n’aurait pas besoin de compenser cette usure d’usage (E1 et E2 bâtiraient un sanctuaire réservé à des dieux par exemple).

On peut détailler ce que l’économie classique, qui ne regarde que les flux d’échanges mesure, et en quoi elle diffère de l’économie globale (incluant toute activité, rémunérée ou non).

On peut noter tout d’abord que l’économie globale montre une dynamique différente de celle de l’économie classique et peut bénéficier plus longtemps de la présence d’une infrastructure de liaison que l’économie classique. Le problème essentiel intervient en réalité au sommet du rebond de croissance : à partir de ce point, le flux d’échanges s’approche de la saturation (F s’approche de Fmax) ce qui on va le voir, pose un problème de choix.

L’évolution du comportement des échanges sur une infrastructure donnée unique, autrement appelé le produit intérieur brut, devrait théoriquement ressembler à l’allure du graphique ci-dessous.

En réalité, la phase de saturation et éviction pose problème puisque l’inflexion de la courbe signifie que bien que l’économie globale doive impérativement croître (pour compenser l’usure des infrastructures), soit l’ensemble des acteurs dont le nombre croît doit se partager un flux global qui tend vers la stagnation, c’est-à-dire que le flux dont dispose chaque individu décroît, soit un nombre décroissant d’acteurs parviennent à maintenir le flux dont ils disposent ce qui a un effet direct d’éviction des acteurs qui n’ont pas la possibilité de se maintenir. Dans les deux cas malgré tout, survient tôt (pour un nombre croissant d’individus) ou tard (pour la quasi-totalité des individus), la possibilité de vivre grâce à un flux d’échanges arrivé à saturation. La possibilité de retourner à une situation d’autonomie, c’est-à-dire déconnectée des infrastructures, se pose alors face à l’impossibilité grandissante de survivre sur la seule base du flux d’échanges. Dans le but d’éviter cette dislocation de l’ensemble interconnecté, qui signifierait la non-compensation de l’usure des infrastructures et par conséquent leur disparition à terme, il est probable que tant que cela est possible, l’ensemble des individus aliénés aux infrastructures choisissent l’extension du réseau primaire par une colonisation d’espace non-infrastructuré.

On peut alors simuler la croissance économique classique d’une économie empilant à intervalles réguliers des infrastructures d’échange. Dans l’exemple ci-dessous, chaque nouvelle infrastructure possède une valeur égale à 10% de l’économie globale au moment où elle est mise en place.

On retrouve l’aspect globalement exponentiel de l’économie basée sur des infrastructures d’échanges, et on peut remarquer un double mouvement contraire de raccourcissement des cycles économiques successifs, et un allongement des périodes d’instabilité inter-cycles.

Tant que les réalités matérielles le permettent (espace et/ou peuples à conquérir et infrastructurer disponibles), il est alors possible de créer une infrastructure supplémentaire (ou agrandir l’infrastructure existante) permettant de pallier à la saturation de la première infrastructure, et recommencer un cycle (au sens de l’économie classique), incluant les nouveaux espaces conquis. Les difficultés surviennent lorsque l’espace que l’on peut infrastructurer vient à manquer, ou si les peuples autonomes refusent les infrastructures de liaison et qu’on ne parvient pas à leur imposer. A ce moment, la croissance économique ne peut plus compenser l’usure des infrastructures existantes et une part croissante des acteurs étant exclue des échanges peuvent commencer à envisager un retour à un mode de subsistance autonome.

On peut synthétiser ce qui précède en soulignant la nécessité pour toute économie basée sur des infrastructures matérielles d’échange, c’est-à-dire qui nécessite en permanence de multiplier et renforcer les liens entre les différents points d’occupation, de coloniser continuellement des espaces qui lui sont extérieurs afin de conserver un état interne le plus stable possible, la stabilité absolue et séculaire étant impossible par construction. Tout écueil que cette nécessité de croissance perpétuelle viendrait rencontrer signifierait l’approfondissement d’une période terminale d’éviction et d’instabilité, synonyme d’impossibilité du maintien en l’état des infrastructures. L’approche consistant à regarder uniquement la fourniture d’énergie et de matériaux occulte en totalité la dynamique propre aux infrastructures, impliquant un colonialisme universaliste du monde vivant (humain ou non), et il n’est donc pas du tout contradictoire qu’une instabilité croissante puisse prendre place dans un contexte de croissance continue de fourniture en énergie et matières premières.

Quelques conséquences désagréables à devenir romain

Si les conséquences positives immédiates à devenir romain sont facilement discernables (sécurité, stabilité), les conséquences négatives sont nettement plus difficiles à mettre en évidence, puisque de plus long terme. En dehors du fait que cela oblige à rechercher la croissance perpétuelle dans un monde fini (sport particulier dont l’équipe Meadows a montré qu’il risquait de mal se terminer pour les sportifs il y a déjà 40 ans), il existe d’autres points tout aussi désagréables qui mériteraient notre attention.

En premier lieu, l’infrastructuration des échanges implique une perte progressive d’autonomie pour un nombre croissant des individus reliés. En effet, dans le mécanisme décrit ci-avant, on peut mesurer qu’une part croissante de l’économie dépend des flux d’échanges qui prennent place sur les infrastructures, ce qui signifie littéralement qu’une part croissante des individus qui y participent dépendent de ces échanges à un niveau vital, et donc de la bonne tenue des infrastructures. On peut alors s’autoriser le raccourci suivant : dans un monde infrastructuré, une part croissante des individus dépend de manière vitale d’une croissance continue.

Conséquence du point précédent, l’horizon vital d’un nombre croissant d’individus est la croissance de l’infrastructuration du monde, c’est-à-dire que la déconnexion avec la nature est tout à fait possible, voire même sans importance, puisque du maintien en ordre de marche des infrastructures dépend l’entièreté de leur survie. Tout ce qui est au-delà des frontières des infrastructures peut être qualifié de nature et considéré avec intérêt (essentiellement intellectuel) ou non, ce qui est une possible explication de la différence fondamentale de perception entre des peuples indigènes (dans le sens d’autonomes et non connectés matériellement) et les peuples organisés autour d’infrastructures.

Dans la continuité logique du point précédent, le régime politique revêt une importance de second ordre par rapport au maintien des infrastructures, je m’explique : considérant qu’un ensemble de peuples s’organise autour d’un nombre donné d’infrastructures, et sachant qu’elles sont d’importance vitale à la survie du plus grand nombre, le régime politique (dont le rôle essentiel consiste à réglementer, c’est-à-dire réguler les flux sur les infrastructures), du moment qu’il s’attache à préserver, voire développer les infrastructures, peut être de différentes natures (égalitaire ou non, autoritaire ou non) sans que cela soit très contesté. A partir du moment où, considérant la dépendance vitale aux infrastructures, n’importe quel pouvoir politique permet un accès aux flux, même au minimum vital, alors il y a de bonnes chances qu’il reste faiblement contesté (la famine étant une cause première de renversement de régime politique).

Du point de vue des infrastructures, la recherche d’efficacité n’est qu’une manière de pouvoir augmenter le nombre d’acteurs économiques à flux constant sur une infrastructure donnée. En considérant la dynamique des infrastructures, le paradoxe de Jevons n’en est donc pas un (de paradoxe) : en diminuant le coût unitaire d’une opération d’échange sur une infrastructure, cela permet simplement d’augmenter le nombre d’opérations possibles afin de toujours compenser l’effet d’usure d’usage, ce qui n’empêche pas de devoir rechercher un taux de croissance supérieur à la situation antérieure (dite inefficace). Par conséquent, ce n’est pas tant l’énergie que la machinisation, elle-même condamnée à une perpétuelle quête d’efficacité, qui a permis d’accélérer le nombre d’échanges et obligé au développement exponentiel d’infrastructures. Bien que cela soit contre-intuitif, la recherche d’efficacité ne change rien dans la dynamique globale, elle permet uniquement la coexistence d’un nombre croissant d’acteurs économiques. En théorie pure, elle pourrait ne pas l’être si les gains obtenus par recherche d’efficacité étaient détruits (au lieu d’être réinvestis), ce qui constituerait un paradoxe en soi (exple : votre chauffage annuel vous coûte 500 €, vous isolez votre logement, il vous coûte désormais 300 €, les 200 € de gain vous servent d’allume feu. Vous isolez quand même ?).

Enfin, la liste des désagréments ne serait pas complète si l’on n’évoquait pas les effets délétères de l’infrastructuration du monde sur la nature, c’est-à-dire le monde vivant sur lequel l’espace est pris. Il paraît tout d’abord assez peu contestable que les infrastructures humaines sont pour l’essentiel des zones mortes, où toute autre forme de vie autre qu’humaine est proscrite, essentiellement pour ne pas gêner les flux qui y prennent place. Par ailleurs, le découpage de l’espace en morceaux et secteurs handicape l’exercice de la vagilité pour un grand nombre d’espèces animales pour lesquelles les infrastructures sont autant d’obstacles qui s’opposent à leur mouvement, mouvement qui est d’une importance vitale pour un grand nombre d’entre elles. Enfin la recherche de croissance obligatoire liée à l’infrastructuration du monde nécessite en permanence l’extraction de matières diverses de l’environnement, ces points d’extraction (et leurs infrastructures dédiées) étant autant de zones mortes supplémentaires qui s’ajoutent aux infrastructures d’échange. Par conséquent, toute organisation sociale qui implique des interactions entre les individus qui la composent par l’intermédiation d’infrastructures matérielles, est vouée à occuper un espace infrastructuré (donc mort) croissant au détriment de l’ensemble des autres espèces vivantes.

Point bonus découlant du précédent, s’organiser autour d’infrastructures oblige à dévorer l’ensemble de l’espace accessible à terme (et donc même d’autres planètes dans l’esprit hautement analytique de quelques personnages en vue, c’est-à-dire tirant un bénéfice supérieur à la moyenne de l’infrastructuration du monde), que ce soit en le prenant sur des espaces « vierges » (d’humains rarement, jamais vierges de vie) ou en conquérant des espaces déjà occupés par d’autres humains. Il est dès lors logique que les recherches d’espaces « vierges », ou la colonisation d’espaces déjà habités par d’autres humains, soient le fait de peuples déjà organisés autour d’infrastructures. A noter que si majoritairement, les conquêtes se sont faites par les armes, l’infrastructuration des territoires occupés, comme autant d’extensions du réseau primaire, ont concouru de la même manière à la poursuite de la quête de croissance, nécessaire à minima au maintien du réseau primaire.

L’homo economicus et l’homo ecologicus auraient-ils les mêmes préoccupations ?

On a pu voir qu’il est très discutable de prétendre que la recherche de croissance est une volonté ex-nihilo de quelque homo economicus indéfinissable, dont la génétique ou le dysfonctionnement cérébral les pousseraient à rechercher la croissance sans bien savoir pourquoi. Le point précédent tendrait plutôt à montrer qu’il s’agirait simplement d’une « malédiction », ou plus exactement une fatalité liée à l’engagement dans la voie particulière de l’interconnexion matérielle, et les lois de la physique qui s’y appliquent implacablement. Ce mode d’organisation sociale étant instable par construction, sa dynamique interne se résume à devoir perpétuellement infrastructurer le monde sous peine de dislocation.

Par conséquent, il est hautement improbable qu’il existe une solution politique ou technique permettant de ralentir, stopper ou inverser la tendance actuelle de recherche de croissance, tant qu’il n’existe aucun champ de discussion ouvert sur la place des infrastructures. S’il s’avérait que l’existence d’infrastructures d’interconnexion est une donnée allant de soi, c’est-à-dire indiscutable, alors l’homo ecologicus serait simplement un homo economicus qui s’ignore. L’intuition que les désastres environnementaux sont avant tout provoqués par un certain type d’organisation socio-technique me paraît assez juste s’il s’avère qu’elle s’intéresse aux infrastructures sur lesquelles elle repose. Ne regarder que les flux (trop d’émissions de CO2, trop de consommation d’énergie, d’eau et de sol, de viande, de mobilité mécanisée, etc.) sans s’intéresser au processus d’infrastructuration pousse à rechercher des solutions dites efficaces dont on a vu qu’elles ne pouvaient que faire perdurer, voire accélérer les processus désagréables en cours. Aussi, on peut légitimement s’interroger sur la finalité de tous les mouvements écologistes ou « anti-catastrophe » qui cherchent à créer encore et toujours plus de liens, rassembler des militants des quatre coins du globe (ou du pays, c’est suffisant), pour faire pression sur la vanne qu’est la sphère politique. Il me semble assez clair que tout mouvement qui s’appuie sur de larges infrastructures pour exister, perdurer et se développer, et dont la finalité est d’obtenir une régulation différente des flux est voué à échouer dans ses objectifs écologiques ou d’évitement de « la catastrophe ». En effet, il ne me semble pas avoir encore vu de mouvement dont l’objectif premier de massification servirait à atteindre un objectif second d’auto-dislocation par « désinfrastructuration ». Il ne me semble pas non plus nécessaire de s’étendre plus avant sur le côté technologique ou ingénieurial de la question écologique, puisqu’il constitue essentiellement une boucle interne neutre de la dynamique (ayant pour seul effet, de permettre une aliénation d’un plus grand nombre d’individus aux infrastructures).

Conclusion

Une recherche mature de solutions aux désastres en cours de développement (climat, biodiversité, sol, eau, consumérisme, inégalités, pauvreté, etc.) devrait avant tout s’atteler à imaginer un chemin permettant une diminution de l’aliénation des individus aux infrastructures, à savoir l’ensemble des modes d’organisation et des techniques appropriables pouvant s’affranchir progressivement de l’existence même d’infrastructures matérielles. Dans le cas contraire, on peut prévoir un approfondissement des problèmes environnementaux par une recherche systématique de croissance, l’échec des stratégies visant l’efficacité et l’innovation (depuis les rendements agricoles jusqu’aux process industriels) et la multiplication des infrastructures artificielles au détriment du reste du monde vivant. Les différentes prises de position en faveur d’une décroissance sont, elles, relativement ambigües, car il s’agirait le plus souvent de faire décroître les flux sans toucher aux infrastructures, ce qui est mathématiquement impossible comme on l’a vu. Ainsi décroître par exemple en ne prenant plus l’avion, en consommant moins d’eau ou d’énergie, ne peut pas se décorréler de l’empilement d’infrastructures dans lequel une telle décroissance prendrait place, empilement continue nécessaire à son propre maintien. Parce que l’infrastructuration possède une dynamique propre (et insoutenable dans un monde fini), à l’inverse la décroissance ne peut pas décider de s’arrêter à tel ou tel niveau de flux, sauf à revenir à un état d’autonomie intégrale (au sens biologique du terme), c’est-à-dire un niveau de flux nul puisque sans aucune infrastructure. Ainsi décroître jusqu’à tel ou tel niveau jugé soutenable, pourrait consister essentiellement à dégager une fenêtre de redémarrage à la croissance (comme peut le faire une guerre) puisqu’il n’existe pas de position métastable dans une société organisée autour d’infrastructures.

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