En 2000, je découvrais le journalisme sur le web…

Romain Coulangeon
5 min readMay 31, 2016

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Tout a commencé le jour où j’ai franchi les portes de Capitale Foot, un de ces premiers refuges pour jeune étudiant en quête d’expérience. Accueilli par la rédactrice en chef, la seule employée du magazine, je prends rapidement place aux côtés des autres stagiaires. Je comprends alors très vite que la route qui me conduira vers le métier que j’ai choisi va être longue et difficile.

Puis viens ce matin où je pars sur les Champs-Elysées. Au programme, petit-déjeuner en grande pompe pour présenter le lancement de Football365.fr. Un directeur visiblement surexcité et accro à cette expression passe-partout et très marketing : « Au jour d’aujourd’hui ». A ses côtés, un jeune rédacteur en chef très calme, plutôt posé et visiblement pas dans le même trip que son supérieur. Une start-up appelée C-foot est lancée depuis quelques mois avec des jeunes diplômés d’école de journalisme déjà férus de « chat » et qui découvrent le html, ce langage informatique très connu des nouveaux journalistes, ces individus d’un nouveau genre qui commencent à se développer, dans l’ombre de la sphère des médias.

En un éclair, on passe d’un “squat” à un loft

Les blogs n’existent pas à l’époque. Diantre ! On dirait que je parle du Moyen-âge. La petite start-up vient d’être rachetée par un groupe britannique attiré par les millions de connexions provoqués en quelques mois par une dizaine de jeunes journalistes installés dans un appartement de 40 m2 du IXe arrondissement. Je découvre alors un univers inconnu. C’est bien ça la presse ? 25 ans de moyenne d’âge, quatre article écrits dans la journée, des dizaines de dépêches réécrites, un direct-live pour finir la soirée… De l’énergie à revendre. Le maître des lieux s’appelle Raphaël. Lui, il enchaîne déjà les déplacements sur les stades de Première Division en mode haut-débit. Sur nos machines, ça rame.

Raph’, c’est le rédac’chef, le meneur de l’équipe. Il devient mon mentor. Quelques mois plus tôt, cet amoureux de la Corse a rencontré un anglais qui lui a parlé d’un groupe britannique spécialisé dans la création de sites de sport. 365 corp. Ca claque ! Des mecs en costard se déplacent régulièrement. Car, il ne faut pas traîner. En un éclair, on passe d’un “squat” de la rue Henner à un loft du XVIIIe. En quelques semaines, la jeune bande n’est plus emmêlée dans les fils de PC, mais perdue dans 300 mètres carrés surplombés par des toits en verre. Un Ovni prêt à décoller avec quelques specimens à l’intérieur.

Aux côtés de Raphaël, Jean-Math, un proche de l’ESJ Paris et Alex, un prof de Français déçu par l’Education Nationale. Les autres, des connaissances de l’école de journalisme. Et oui, le piston ça sert même sur le net. Au milieu de la web generation, un intrus, Arnaud, dit « Nono ». Dix ans de plus, une expérience dans la presse écrite. Fâché avec l’informatique, mais passionné de football anglais. Une espèce que tous les patrons de presse rêveraient d’avoir aujourd’hui dans leur rédaction. A leur tête, un gros business. Mais, ça, c’est pas leurs affaires. Leur mission, créer le site numéro un de football sur Internet. Une mission déjà réussie puisqu’à ce moment-là, les concurrents se font rares. Le plus dur sera de durer face à l’arrivée déjà annoncée de L’Equipe et de bien d’autres projets qui ont compris les enjeux à venir.

Pour moi, c’est le début d’une aventure passionnante. La bulle Internet prend son envol. Nos patrons ne voient plus que par les chiffres d’audience. Des milliers de visiteurs, des millions de pages vues. Chaque matin, des centaines de mails arrivent dans nos boîtes aux lettres. Pour nous, c’est le train de vie de reporter digne d’un grand quotidien. Avion, voitures de loc’, hôtels… La carte bleue surchauffe. Mon rédac chef se voit même proposer un hélicoptère pour aller du Vélodrome au Stade Louis II. Une folie des grandeurs qui s’est emparée de nous-mêmes. Pour des jeunes journalistes en début de carrère, c’est inespéré.

La rédaction fait désormais partie du microcosme des journalistes sportifs. On se vante de pouvoir sortir des infos avant les grands quotidiens. Sur le terrain, c’est la débrouille. Le web n’est pas encore reconnu par la profession (une fois que les grands media auront leur site, les choses iront beaucoup plus vite). Sans carte de presse, il faut veiller à penser aux accréditations. On n’est jamais à l’abri d’un oubli. Dans ce cas-là, il faut ruser. Une fois le coup de sifflet final, pas le temps de chômer ! Le compte-rendu envoyé dans la minute au seul secrétaire de rédaction qui se prépare à une longue soirée solitaire dans les murs parisiens, il faut descendre aux réactions. Un vrai parcours de sportif. Le lendemain, il faut assister au décrassage. Le moment idéal pour choper des contacts et faire grossir notre carnet d’adresse. Notre terrain d’expression, c’est la toile. Nos lecteurs, des Internautes. L’Equipe du web est formée.

Mais ce qui devait arriver, arrive. Le web est un media formidable, mais la machine économique ne suit pas. Les millions de pages vues, les centaines de miliers de visiteurs uniques ne compensent pas les gros investissements. La première grève sur Internet est déclenchée. Patrick Chêne, commentateur vedette du Tour de France, et son groupe Sporever arrivent à la rescousse de leurs nouveaux amis anglais, avec l’ambition de s’imposer sur la toile. Le cœur déchiré par la fin d’une aventure humaine et professionnelle extraordinaire, j’assiste impuissant aux changements qui s’opèrent. Avec le recul, je prends conscience de la chance que nous avions de travailler avec une équipe aussi soudée. Mais il faut penser à l’avenir.

Sporever a de l’ambition et des moyens. Désormais, elle peut compter sur une audience record. Tous les ingrédients sont réunis pour réussir. Au moment de mon entretien, le cœur n’y est pas. Les fusions de ce genre ne se font pas sans pertes. Des amis sont victimes de cette loi. Ils avaient tout donner pour ce qu’ils considéraient comme leur « joujou » avant de s’en retrouver privé du jour au lendemain. Cette injustice a cassé quelque chose. Une complicité qui se perd, le regret de ne pas avoir pu achever ensemble une aventure commune.

Mais la vie est ainsi faite. Les chemins se croisent aussi vite qu’ils se séparent. Les liens d’amitié en ressortent d’autant plus forts après un tel condensé d’émotions. La déception s’efface derrière de nouvelles rencontres. A Sporever, une jeune équipe est déjà constituée, aussi motivée. Aux côtés de professionnels de la télévision et de la radio, je découvre l’univers du multimédia et devient globe trotter, caméra sur le dos. Un son, une image, une vidéo… il faut tout savoir faire. Des reporters d’un nouveau genre, des journalistes-orchestres ? Après plusieurs années dans la presse écrite et en tant qu’observateur des médias, je m’autorise à penser qu’ils sont devenus les journalistes d’aujourd’hui.

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Romain Coulangeon

Journaliste | Veille sur la mutation numérique des médias. Suivez-moi aussi sur Twitter @lacoule