Être Inclassable

Laila Ducher
Weeprep
Published in
9 min readOct 24, 2016

Qu’est ce qui fait de nous des personnes inclassables, anormales, atypiques, différentes ?

Aujourd’hui je vois que les communicants RH surfent sur la vague mode de “l’atypisme”.

C’est très vendeur de dire à ceux qu’on a souvent rejetés qu’on veut bien les recruter, car ils sont devenus, BAM! d’un coup d’un seul, un facteur clé de compétitivité.

Je ne crois pas à tout ce baratin. Mais avant de vous expliquer pourquoi, je vais d’abord vous exposer ce qui fait de nous des personnes “atypiques”.

D’abord, quand on est atypique, on naît avec une folle envie de liberté. Mais ces velléités de liberté sont progressivement réprimées lors de notre éducation, à la maison comme à l’école. On est atypique aussi par la place et le rôle qu’on a bien voulu nous donner tout le long de notre enfance.

Nous avons grandi dans la répression de nos émotions, nos “mauvaises pensées” et nous avons adopté des stratégies de résistance à toute cette pression sociale, cette violence: la résilience. Les atypiques sont pour ma part, de purs survivors.

Nous avons tout de même suivi un parcours scolaire classique, nous y avons parfois excellé, parfois échoué. Mais nous avons traversé cette épreuve dans l’introspection, et souvent la dissonance cognitive* (qui mène parfois à la dépression). Notre construction identitaire s’est donc faite dans la douleur la plus silencieuse du monde.

Nous avons traversé vents et marées. Nous avons fait des études supérieures. Nous avons tout fait comme les autres, et même parfois nous sommes allés bien plus loin. Mais ce qui fait avant tout notre valeur, ce sont nos expériences de vie, qui ont décuplé nos capacités d’adaptabilité, notre sens de l’observation, d’analyse et d’expression.

En effet, quand on vous dit depuis votre plus jeune âge que vous n’êtes pas assez ceci, pas assez cela, que vous n’êtes pas normal, on n’a évidemment pas beaucoup confiance en soi. Alors on compense, on apprend toujours plus, on est curieux, on s’essaie à plein d’activités, tant et si bien qu’on s’aperçoit qu’on est capable de s’adapter à plusieurs domaines, et qu’il est impossible de nous ancrer dans un endroit, un seul.

Mais le monde du travail tel qu’il est conçu aime la spécialisation. Il n’aime pas prendre de risque. Un recrutement coûte cher aux entreprises. On s’aperçoit alors, souvent un peu tard, qu’il n’existe aucun endroit dans le monde du travail, qui arrivera à nous donner une chance.

“Le diplôme est l’ennemi mortel de la culture” aurait dit Paul Valéry (1871–1945)

Lors d’entretiens d’embauche, ce que vous donnez à voir de vous n’est jamais suffisant aux yeux des recruteurs. Au bout du 20ème entretien vous vous dites que vous avez un sérieux problème.

Vous vous rendez compte que les tailleurs vous vont très mal, que vous vous sentez inconfortable dans vos chaussures à talon, que votre chignon est déjà tout défait malgré toute la laque que vous avez pu pulvérisée dessus… Vous êtes souvent décontenancées, votre langue fourche… Bref, vous n’êtes pas dans votre zone de confort car vous ne comprenez pas les modalités relationnelles des entretiens d’embauche. Vous êtes à l’Ouest.

Vous n’avez vraiment rien à faire ici, et vous le savez au fond de vous.

Mais, vous continuez à vous persuader qu’un jour, une âme charitable verra en vous un talent et une force qui explosera le chiffre d’affaire de son entreprise.

Mais bon, vous ressemblez plus à Bridget Jones qu’à Amal Alamuddin… Bref, vous donnez l’impression que vous êtes une véritable catastrophe à vous seule.

On vous juge car vous exprimez votre point de vue, vos émotions, vos ressentis, vos intuitions (ce qui a été souvent mon cas), vous posez des questions (les plus dérangeantes évidemment), vous êtes curieux…

Vous pensez naïvement que le recruteur se positionne comme votre alter égo et qu’il vous recrutera pour ce que vous êtes, mais pas uniquement pour votre compétence technique ou vos diplômes. Des diplômes vous en avez beaucoup, et même parfois bien trop, mais vous ne savez pas les mettre en avant car vous ne les considérez pas comme essentiels à votre compétence, ni à votre identité, ce sont juste des accessoires, des petits plus.

Exprimer ses émotions est une forme de faiblesse pour les organisations qui cherchent souvent des personnes OPÉ, tout de suite et maintenant. OPÉ, signifie s’exécuter et obéir au doigt et à l’oeil, sans trop se poser de questions et être rapidement productif.

Or, quand on est atypique, on se pose bien trop de questions sur le monde, (mais quelle connerie!), et on essaie de modifier ce qui cloche sur cette terre.

Quand le monde du travail ne veut pas vous, vous finissez par aller voir un psychologue, puis un coach. Et, là, vous vous rendez compte très vite que n’avez pas de problème psychologique sévère, et qu’il vous suffit juste de réduire le plus possible votre dissonance cognitive*.

Qui êtes-vous? Acceptez-vous d’être ce que vous êtes? Comment voudriez-vous que le monde vous regarde? Est-ce important cette reconnaissance des autres? Que voudriez-vous vraiment faire de votre vie? Que voulez-vous apportez au monde? Comment allez-vous vous y prendre? Sur qui pourriez-vous compter pour vous réaliser? Quand est-ce que vous allez vous mettre en action?

Pour ma part, j’ai pris conscience à l’âge de 30 ans que j’étais atypique, et qu’il fallait que je décide enfin d’entrer en action et commencer à vivre en adéquation avec mes valeurs.

Entre le désir de changement et la mise en action, il y a évidemment un énorme travail à faire sur soi. Apprendre à s’aimer et s’accepter inconditionnellement et aussi refuser l’évitement expérientiel douloureux, permet à un moment donné de vivre et ressentir ce que nous sommes (for better or for worse) et enfin agir en fonction de nos besoins vitaux.

Revenir à notre énergie vitale, notre énergie de base, c’est revenir à la vie.

J’ai eu envie de faire une reconversion professionnelle après huit ans d’enseignement des langues étrangères entre les USA, la Grande Bretagne, et la France, dans divers milieux d’apprentissage (école maternelle, primaire, collèges/lycées et entreprises), car j’avais l’impression de manière prétentieuse, d’avoir fait le tour de mon métier, j’avais besoin d’autre chose: accompagner les gens dans leur changement car je vois l’éducation comme un accompagnement de la croissance des personnes mais pas uniquement la transmission du savoir allant du sachant à l’apprenant.

J’ai entamé deux années d’études en école de commerce pour y étudier la GRH et deux autres à l’université pour apprendre les techniques de coaching cognitif et comportemental afin d’accompagner les changements des individus.

Pendant ces 4 années d’études, j’ai travaillé en association et à mon compte pour développer ma pratique pour pouvoir être bankable après mes études dans de belles sociétés de conseil en management de carrière.

Quand j’ai obtenu mon master en GRH, j’ai donc postulé pendant 6 mois en envoyant des lettres de motivation, de beaux CV auprès de cabinets de conseils RH.

J’ai eu des entretiens, mais franchement je me suis découragée très vite, car j’ai réalisé que les sociétés de conseil travaillaient avec des méthodes d’accompagnement bien trop industrialisées à mon goût, j’avais juste la sensation que ma créativité allait forcément être piétinée (j’essaie ici de réduire ma dissonance cognitive…).

Quelle naïveté, dont j’ai fait preuve… sans compter qu’à 35 ans, vous êtes considéré déjà comme un vieux en France… et ce même avec cette expérience… La carrière dans le conseil, too late for me… Et, oui, je ne suis pas le clone que les entreprises ont l’habitude de rechercher.

J’ai donc fait autrement, et je l’ai pleinement accepté. j’ai arrêté de postuler pour décrocher un contrat de travail. J’ai poursuivi mes études de coaching. Juste après ma soutenance de mémoire de Master en coaching (portant sur la soumission à l’autorité) je me suis mise devant mon ordinateur, ouvert Powerpoint et j’ai écrit pendant trois semaines sans discontinuité, c’était il y a un an et demi.

J’ai écrit mon projet, et je ne me suis rien refusée. Rien du tout.

Je me suis recentrée sur l’éducation, finalement c’était évident, car c’est ce que je connais le mieux, je suis revenue aux sources.

C’est ainsi que je suis devenue entrepreneur à la fois de ma vie personnelle mais professionnelle aussi. Cela a un coût. Vous ne gagnez pas tout de suite votre vie, vous travaillez dur y compris les weekends, mais c’est bizarre cela ne vous dérange pas, car vous faites quelque chose qui a du sens pour vous.

La liberté, celle que je recherchais depuis toujours, je l’ai trouvée, et je ne voudrais pour rien au monde la perdre.

D’autre part, je sais enfin ce que cela fait d’éprouver le calme intérieur, la détermination. Je suis moins dispersée, davantage centrée sur mon travail et mes objectifs.

Suivez votre intuition, elle vous guidera vers le bien-être et sans doute vers l’accomplissement.

Les atypiques sont encore loin de faire l’unanimité au sein des organisations. Les communicants RH écrivent de beaux textes et les diffusent fièrement sur Linkedin, ça fait humain, ben oui, ça fait RSE…

Mais tant que les entreprises mettent le diplôme (et pas n’importe lequel) au-dessus de tout, elles n’arriveront pas attirer les atypiques.

Paul Valéry (1871–1945) considérait le diplôme comme synonyme de spécialisation, en somme un frein à la culture, à la curiosité, l’apprentissage. Le poète souhaitait mettre l’emphase sur la fragmentation du savoir et son détachement de la réalité.

Il redoutait que le savoir pour le savoir ne se transformât en une science sans conscience. Le savoir était fait pour faire avancer le monde, et n’avait pas forcément un objectif de rentabilité.

Le diplômé passe officiellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente. D’autre part, ce diplômé au nom de la loi est porté à croire qu’on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l’Etat et aux individus (et, en particulier, à la culture) n’a été instituée. C’est en considération du diplôme, par exemple, que l’on a vu se substituer à la lecture des auteurs l’usage des résumés, des manuels, des comprimés de science extravagants, les recueils de questions et de réponses toutes faites, extraits et autres abominations. Il en résulte que plus rien dans cette culture altérée ne peut aider ni convenir à la vie d’un esprit qui se développe. Paul Valéry, Le bilan de l’intelligence (1935), in Variété, Œuvres, t. 1, Gallimard, Pléiade, p. 1076.

Mais moi, ce genre d’articles communication RH sur les atypiques me fait rire car cela sonne totalement faux. Les entreprises ne sont pas prêtes à prendre des risques au point de remettre en cause leur manière de gérer le capital humain, parce que les managers ne sont pas prêts à collaborer avec des gens qui ne se refusent rien, qui osent, qui s’expriment et qui n’ont pas peur de l’autoritarisme dont ils font preuve parfois.

Les atypiques sont bien trop borderline pour les managers.

Je n’y croit pas. La plupart des entreprises sont des lieux qui coupent les gens de leurs libertés d’agir et de penser. Les atypiques, ces mauvaises herbes que nous sommes, n’ont pas envie de vivre enchainés, ils veulent vivre en libres penseurs, en faiseurs. Cela ne fait pas d’eux des irresponsables et des incompétents, bien au contraire, quand ils entreprennent une tâche, un projet, ils sont engagés, ils la font bien, même s’ils la font différemment.

Pour les jeunes qui se sentent différents, la singularité n’est pas un handicap, c’est une force, et apprendre à l’accepter, c’est en devenir fiers tous les jours un peu plus. Cultivez donc votre différence et assumez-la!

Parents, sachez poser un regard bienveillant et encourageant sur vos enfants. Ils ont besoin de vous pour accepter leur singularité et pouvoir en tirer des bénéfices dans leur vie professionnelle et personnelle. Être inclassable est une force, c’est une chance, surtout dans un monde du travail où il faut faire preuve de créativité et apprendre tout le long de sa vie.

Chin up, be proud!

À très bientôt, sur

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Laila Ducher

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