Otipi — Projet de fin d’études

Apaiser les troubles de perception sensorielle des plus sensibles.

Laure Anne Pennaneac'h
7 min readOct 2, 2018
Extrait de la planche, éditée en utilisant 3DS Max et la suite Adobe CC

Otipi est mon projet de fin d’études à Strate Ecole de Design. Il est issu d’un travail de recherche qui a pris la forme d’un mémoire, portant sur la relation mentale au corps. Ce mémoire a exploré la constitution de l’image mentale que l’on a de son propre corps, qui passe par une phase essentielle d’acquisition dans l’enfance (la proprioception), les perceptions sensorielles mais aussi culturelles qui délimitent le champ du corps dans l’espace.

Les conclusions du mémoire ont ouvert des champs de recherche approfondie, notamment sur la rééducation, le membre-fantôme, et les troubles de la perception sensorielle. C’est sur ce dernier thème que j’ai consacré mon projet de design.

Le problème

3 minutes dans la peau d’un hypersensoriel

Imaginons que vous lisiez ces lignes dans un café, sur votre ordinateur. Vous êtes assis, concentré sur votre lecture. Les inconnus de la table voisine discutent, l’un rit fort, l’autre mord dans son croissant, et n’en fait qu’une bouchée, bruyante. La musique en fond sonore semble aussi avoir augmenté de volume, elle se fait désagréable, intrusive. Le serveur fait grincer une chaise au sol. Vous tressaillez. Tout d’un coup, vous entendez tout, au même niveau, sans pouvoir faire abstraction d’un son au profit d’un autre : les pas qui claquent autour de vous, les gloussements, la musique suraigüe, la cafetière grinçante, le cliquettement incontrôlable des cuillères, des tasses, des fourchettes, un genou qui tressaute contre un pied de table à l’autre bout de la pièce, les bruits de bouche insupportables, le camion qui hurle son passage dans la rue, le cabot qui glapit, la climatisation stridente, la sonnerie de téléphone qui envahit tout, votre sang qui bat à vos tympans, et vous vous sentez oppressé, envahi, sans issue, et ce stress explose et se transforme en une angoisse profonde, terrassante et traumatisante, et tout d’un coup votre vision se trouble, et vos gestes deviennent erratiques, et puis soudainement, plus rien. Vous ne ressentez plus rien.

Vos doigts reprennent contact avec la réalité, glacée, du carrelage au sol. Des voix vous parviennent, lointaines. Personne ne vous touche. Vous essayez d’ouvrir les yeux et vos cils s’accrochent à votre jean, vous réalisez que vous êtes prostré, accroupi contre un mur, la tête enfermée par vos genoux.

Ce que vient de faire votre cerveau, c’est jouer le tout pour le tout pour vous préserver, en opérant un shut-down, seule façon de mettre fin à une violente surcharge sensorielle. Il vous contraint à un profond reboot cérébral. Votre mémoire conservera les impressions de cet évènement, dans le cortex reptilien : vous êtes traumatisés, et vivrez dans la crainte permanente des sons oppressants, des bruits des petites cuillères contre les tasses.

Recherches préliminaires

  • Etudes théoriques : Ma première source d’information fut scientifique, via des articles spécialisés. La plupart étaient en anglais, référencés sous les termes SDP (Sensory Processing Disorder), sensory overload, sensory shutdown, etc.
  • Observation : La rencontre avec des sujets hypersensoriels est plus difficile dans la réalité que dans le virtuel. Les forums, blogs spécialisés, et groupes Facebook ont constitué une précieuse source d’information sur le vécu au quotidien et les traitement de l’hypersensorialité. Ils m’ont offert l’opportunité d’échanger directement avec des personnes concernées.
  • Rencontres : J’ai complété ces études en ligne par des entretiens avec une ergothérapeute et cinq parents.

Les premières contraintes de designer

  • S’adresser aux plus jeunes. La recherche scientifique a montré que plus la prise en charge est précoce, plus elle est efficace. Aujourd’hui, le diagnostic est possible dès 3 ans.
  • S’appuyer sur le cadre de soin en place et ses méthodes reconnues. La prise en charge prend aujourd’hui la forme de séances avec un ergothérapeute ou un pédiatre, qui travaille avec l’enfant sur l’acceptation des stimuli. C’est l’habituation sensorielle : on expose l’enfant à des stimuli contrôlés, précis, en en augmentant l’intensité, une sensation à la fois. Petit à petit, l’enfant s’habitue, et la douleur devient simple inconfort.
  • Pallier les aléas thérapeutiques: Deux entretiens téléphoniques avec une ergothérapeute spécialisée m’ont renseignés sur les facteurs limitant l’efficacité des séances : quand la prise en charge est trop tardive (l’enfant aura déjà subi des traumas difficiles à rattraper), quand les séances sont trop peu nombreuses et/ou très espacées, et quand le suivi thérapeutique est rompu.
  • Englober les parents dans la solution. J’ai rencontré la mère d’un enfant hypersensoriel de 7 ans et quatre autres parents d’enfants scolarisés en maternelle. Pour mettre ces derniers en condition de réagir comme s’ils étaient parents d’un enfant hypersensoriel, je commençais les entretiens par un film d’animation présentant un shut-down sensoriel. Les réactions étaient notées sur le vif. Puis nous échangions sur les problématiques parentales qui pouvaient s’aggraver avec un enfant hypersensoriel. Les entretiens étaient limités à 30 minutes. L’analyse des difficultés des cinq parents interrogés a permis de mettre à jour l’importance de les inclure dans la solution : culpabilité de ne pas comprendre son enfant, déni du trouble de l’enfant, frustration de se sentir impuissants en cas de crise, crainte de mal (r)éagir, impératif de surveiller constamment son enfant, comparaison des progrès avec les autres enfants.

Idées préliminaires

> La veste de packing. Cette proposition vestimentaire reprend la technique thérapeutique du packing, dont l’efficacité est prouvée mais dont la mise en oeuvre est controversée, car consistant à enserrer un enfant dans des linges, voire dans une machine comme celle conçue par Temple Grandin.

> Le jeu d’éveil sensoriel adapté, utilisable par les thérapeutes en séance avec l’enfant, ou chez soi.

>Un système global de soin, qui vise non seulement le soulagement des crises mais aussi l’amélioration à long-terme des troubles, par l’habituation sensorielle, et prenant en compte les thérapeutes et parents.

Pinterest a été un outil aussi insolite qu’efficace pour compiler et raffiner des inspirations visuelles, autour des matières, touchers, concepts d’isolation, d’immersion, etc.

La solution conçue, Otipi

Otipi est un écosystème de soin par le jeu, destiné aux enfants hypersensoriels de 3 à 6 ans, et dont le fonctionnement est fondée sur la recherche scientifique.

Otipi comprend :

  • Un espace physique : un cocon dans lequel l’enfant peut entrer et sortir à loisir, qui sera placé à son domicile ou dans une collectivité type crèche. Les parois du cocon diffusent des stimuli sensoriels en les modulant suivant l’acceptation de l’enfant, allant jusqu’à l’isolation sensorielle si il en a besoin.
  • Un jeu éducatif : A l’intérieur du cocon, l’enfant dispose d’un jeu d’éveil adapté à son degré d’acceptation sensorielle. Ce jeu l’habitue peu à peu à de nouveaux stimuli visuels, tactiles et sonores, transmis par les parois du cocon.
  • Une application : Le comportement de l’enfant vis-à-vis du jeu est riche d’enseignements sur ses progrès. Ces données sont synthétisées sur une application de suivi, à laquelle parents et thérapeutes ont accès.

Comment cela fonctionne ?

Première fonction : Apaiser

  • La suspension du cocon favorise l’apaisement par le balancement vestibulaire.
  • Les matières à l’intérieur sont douces et lisses pour prévenir toute gêne tactile. Elles sont lavables.
  • La densité du sol permet de s’y enfoncer légèrement, pour offrir à l’enfant une sensation d’entourance. Comparable à la pression physique qui enserre ses doigts quand on enfonce la main dans une pâte à modeler, l’entourance est une sensation recherchée pour l’apaisement qu’elle procure sur l’enfant.

Deuxième fonction : Stimuler

  • Le jeu se présente sous la forme d’un piano, chaque touche correspondant à un stimuli. Ils sont diffusés par le cocon lui-même : des leds tissées à même les parois, une mini-enceinte et une zone de réponse tactile.
  • Les stimuli sont adaptés au niveau d’acceptation sensorielle de l’enfant, et leur spectre et intensité progressent quand l’enfant s’est suffisamment habitué. Comme la progression de l’enfant n’est pas linéaire, le jeu “teste” l’enfant en début de jeu. La motivation est soutenue par un système de récompense, sous forme de stimuli recherchés par l’enfant.
  • On travaille sur des “noeuds sensoriels” comme lors d’un massage, en cherchant à aborder le blocage par des stimuli annexes. Le but est d’accroitre la tolérance des stimuli fréquemment rencontrés dans le quotidien.

Troisième fonction : Soutenir le suivi thérapeutique

  • L’application de suivi est accessible au thérapeute et aux parents.
  • Les parents ont accès à une interface qui met l’accent sur “les raisons de se réjouir”. Les progrès de l’enfant y sont représentés par une infographie sensible, positive et encourageante.
  • Le thérapeute a accès à des données plus précises, qui mettent en exergue les zones de blocage à travailler en priorité avec l’enfant. Il peut voir le comportement sensoriel d’un enfant entre deux séances et décider d’adapter sa méthodologie.
Ecrans d’un profil sensoriel évoluant au fil du temps. En couleurs vives, les nouveaux stimuli travaillés, en gris, ceux en possible régression nécessitant une attention thérapeutique accrue.

Evaluation et retours

Mon projet a reçu un bon accueil de mon jury de commission de diplôme. Je l’ai également présenté aux personnes qui m’ont accompagnées, thérapeutes et parents, qui se sont montrés convaincus. Je regrette simplement n’avoir eu l’occasion de le tester auprès d’enfants, par manque de temps, ce qui m’a permis de saisir qu’il est important de réserver ce temps en fin de projet.

Eléments graphiques complémentaires

Planche d‘exposition, affichée en Commission de Diplôme

--

--