L’Etat est-il un “dieu laïc” ?

Laurent Calixte
12 min readMay 10, 2019

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L’Ecole nationale d’administration à Strasbourg (Source image)

Un jour, une amie dont le mari était haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères m’a dit que celui-ci s’était “mis à la transparence”.

Je ne savais pas ce que signifiait cette expression, qui me frappa comme un éclair. J’imaginai que les hauts fonctionnaires d’un rang élevé devaient subir un traitement spécial, qu’ils devaient se tenir debout dans une pièce nue, où ils étaient inondés par une sorte de rayon laser vertical surpuissant et transparent, censé leur donner des pouvoirs supra-normaux, comme dans la série télévisée Star Trek.

Hélas, la réalité était plus prosaïque : Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures de François Mitterrand, avait voulu faire cesser le petit jeu des coteries et des intrigues pour l’obtention de tel ou tel poste au Quai d’Orsay. Désormais, tout haut fonctionnaire du Quai souhaitant évoluer ou être muté devait “se mettre à la transparence”, c’est-à-dire déclarer qu’il était candidat à une évolution, annonce qui était rendue publique auprès des autres haut fonctionnaires concernés.

De ce quiproquo, j’ai malgré tout gardé l’idée que l’Etat possède une dimension transcendante, symbolisée par le “faisceau laser” qui me paraissait être utilisé lors du processus de “mise à la transparence.”

Et, de fait, les haut fonctionnaires que j’ai pu croiser au cours de ma vie me semblaient dotés d’une “colonne vertébrale transparente”, qui semblait expliquer leur impartialité et leur sens de l’intérêt général. Pas (ou peu) de coloration partisane, pas (ou peu) d’atomes crochus avec les lobbyistes.

Cette fascination pour l’Etat est sans doute due au fait que mon père me racontait que dans les années 70, les émissaires de dirigeants des compagnies pétrolières faisaient antichambre près de son bureau de la Dica, la puissante direction des hydrocarbures du ministère de l’Industrie.

Ils venaient négocier le prix de l’essence à la pompe. Il ne m’a jamais dit s’ils obtenaient souvent satisfaction, mais à l’époque, le fait même que ces émissaires devaient négocier était révélateur d’un rapport de force qui n’était pas entièrement défavorable à l’Etat.

Aujourd’hui, un film comme L‘exercice de l’Etat montre avec beaucoup de justesse le risque de dissolution de l’Etat dans la masse des intérêts privés, ainsi que la foi de hauts-fonctionnaires dans la défense de l’intérêt général.

Extrait du film L’exercice de l’Etat

François Mitterrand avait qualifié le bâtiment de Bercy de “péage”. De fait, le nouveau bâtiment abritant le ministère des Finances, immense barre blanche reposant sur de gros piliers sous lesquels camions et véhicules semblent devoir circuler comme sous un péage, possède une esthétique radicalement différente de celle du palais du Louvre, où il était installé auparavant.

Je n’ai pas eu envie de pleurer quand j’ai vu le nouveau ministère, non, quand même pas, mais j’étais extrêmement perplexe. L’Etat allait-il vraiment gagner au change en s’installant dans ces lieux ?

Certes, le Louvre possédait d’innombrables défauts : les bureaux étaient exigus (sauf celui du ministre et des ses conseillers), le dédale des couloirs incompréhensible, l’insalubrité était ponctuelle mais récurrente, tout semblait rendre un déménagement indispensable.

Oui mais.

Mais mais mais.

Le Louvre possédait un atout décisif, que Bercy ne possède pas. Je ne parle pas de la légitimité historique, ni du prestige du bâtiment.

Je veux parler de la “Quatrième dimension” de l’Etat.

Quand il se rendait au ministère des Finance, au palais du Louvre, un dirigeant d’entreprise ou un contribuable aisé et puissant pouvait être surpris par le côté délabré, chiche et austère des petits bureaux de fonctionnaires, par les couloirs verdâtres ou jaunâtres, le linoléum usé à la corde et les lampes “fonction publique” (un pied en simili acajou verni planté dans un socle du même matériau, un abat jour en forme de chapeau chinois, en papier dont le gaufrage faisait apparaître, une fois illuminé, des zébrures qui se voulaient élégantes.)

Mais soudain, au détour d’un corridor tortueux, il débouchait sur un large couloir lumineux, au parquet vénérable et bien ciré, recouvert d’un tapis aussi interminable qu’une longue traîne de mariage royal. Au plafond, des lustres. De hautes fenêtres le long des murs.

Et un huissier à chaîne qui ouvre une à une les portes à double battant qui se succèdent dans le couloir, comme un albatros ouvre majestueusement ses ailes avant de s’envoler vers une mystérieuse altitude.

(Photo tirée du documentaire “Simone Veil, une histoire française”).

Il débouche alors dans le bureau du ministre. “Bureau” n’est pas le mot. Pièce de musée non plus, car certes, l’activité y est comme amortie par les portes capitonnées et les tapis d’époque, mais elle est tout de même réelle.

Le visiteur issu du secteur privé découvre alors la “quatrième dimension de l’Etat.” Celle d’un univers où toutes ses valeurs esthétiques, économiques et sociales sont chamboulées, ce qui pouvait le déconcerter et lui inspirer une sorte de respect, comparable à celui que ressentent de riches bourgeois dans le presbytère vétuste mais flamboyant d’un évêque influent.

Il découvre un univers où des offices poussiéreux côtoient des bureaux magnificents. Autrement dit, la mise en scène (involontaire) qui déroutait le dirigeant d’entreprise privée au palais du Louvre avait pour effet de rebattre les cartes psychologiques et de le sortir de sa logique binaire (pertes/bénéfices, rentabilité élevée/faible rentabilité, etc), pour lui faire découvrir un univers étrange et multi-dimensionnel -celui de l’Etat.

Depuis l’installation du ministère des Finances au bâtiment de Bercy, tout, hélas, est rentré dans l’ordre. L’immeuble est moderne, comme celui des entreprises privées. Fonctionnel, comme celui des entreprises privées. Pratique, comme celui des entreprises privées.

Adieu, la quatrième dimension de l’Etat, où les bureaux poussiéreux et les dorures de l’histoires, rebattaient les cartes des enjeux économiques dans un jeu plus vaste et plus profond : celui de la défense de l’intérêt général.

Moi, je suis pour l’ordre. J’aime que les voyous soient d’un côté et les poulagas de l’autre.” Cette réplique d’Emile Vergne dans Le Pacha illustre ce qu’on peut attendre du rapport entre les entreprises d’une part, et des Etats d’autre part -quand bien même on ne saurait qualifier, ni les entreprises, ni les Etats, de “voyous” ou de “poulagas”.

Or, actuellement, cette saine distinction entre les intérêts publics et l’intérêt général est remise en question, notamment avec la multiplication des contrats de partenariat public-privé, qui ressemblent de plus en plus à des contrats de partenariat du type : “Blanche Neige — Landru”.

Une évolution vers le privé d’autant plus regrettable que la France social-démocrate a réussi le tour de force d’inventer des entreprises publiques… qui fonctionnent plutôt bien.

EDF, La Poste, la SNCF, la Française des jeux (aujourd’hui privatisée) offrent le meilleur rapport qualité/prix aux contribuables et aux usagers : prix bas voire très bas et qualité correcte, voire bonne. (Rappelons qu’aux Etats-Unis, les pénibles conditions de travail et l’inefficacité managériale du service public postal, US Postal, ont généré l’expression “going postal”, qui désigne les gens qui deviennent aussi agressifs que les postiers devenus fous se livrant à des massacres de masse au sein des postes américaines. Une audition au Congrès en 1998 a montré que les services postaux représentent moins de 1 % de la main-d’œuvre civile à temps plein, mais que 13 % des homicides au travail ont été commis dans les bâtiments postaux par des employés de US Postal. Je dis ça je dis rien, c’est juste un exemple pour souligner que les services publics en France sont très loin d’être les pires au monde. Ce qui explique pourquoi 72% des Français se disent satisfaits de la qualité des services publics.)

Il serait temps, enfin, d’en finir avec la légende selon laquelle “Etat” et “innovation” semblent incompatibles. Rappelons par exemple que les innovations les plus remarquables de la société Apple… proviennent d’établissements publics.

Ainsi, Mariana Mazzucato, dans son livre The entrepreneurial State, (éd. Anthem Press) explique avec précision comment la firme à la pomme a tout simplement exploité des inventions financées par les Etats (essentiellement canadien, américain et britannique) pour fabriquer ses produits star, l’iPod et l’iPhone :

- L’écran capacitif est dû aux travaux de Eric Johnson, chercheur à la Royal Radar Establishment, une agence gouvernementale britannique.

- La technologie “multi-touch” a été développée par Wayne Westerman et John Elias à l’université du Delaware en 1999.

- En 2010, Apple a racheté SIRI, une entreprise créée par SRI (Stanford Research Institute), qui lui a permis de développer son assistant vocal. C’est le DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, agence fédérale chargée des projets avancés de défense) qui, en 2000, avait chargé Stanford de développer cet “assistant virtuel”.

- L’écran TFT-LCD a été développé par Peter Brody, grâce à un financement de 7,8 millions de dollars obtenu du DARPA en 1988.

L’ensemble des contributeurs publics ayant financé la recherche relative aux fonctionnalités essentielles de l’iPhone et de l’iPod est rassemblé sur ce graphique, tiré du livre cité ci-dessus :

(Source du graphique)

Force est de constater, en revanche, que l’Etat se révèle trop souvent très mauvais actionnaire : lorsqu’il se révèle actionnaire minoritaire influent, il n’a souvent de cesse d’exiger de forts dividendes aux entreprises qu’il co-contrôle, au détriment du développement de celles-ci.

Des privatisations ratées ou inexplicables.

Le fait que l’Etat soit souvent mauvais actionnaire des entreprises qu’il contrôle ne signifie pas qu’il faille privatiser à tout va. Certains se sont étonnés de l’intérêt pour l’Etat d’une privatisation de la Française des Jeux, d’autres ont été consternés par la privatisation d’Aéroports de Paris.

Mais rien n’illustre mieux la catastrophe que représente une privatisation ratée que l’épopée de la privatisation des chemins de fer britanniques. Pour l’expliquer, j’ouvre une autre galerie souterraine : elle raconte comment cette privatisation a inventé les notions absurdes de “capitalisme sans capital”, de “capitalisme sans risque” et de “capitalisme financé par l’Etat” -des notions qui risquent de s’exporter dans d’autres pays si les Etats ne comprennent pas que les privatisations ne sont pas une panacée.

En France, le plus grave reste que les hauts-fonctionnaires quittent souvent la fonction publique pour aller dans le secteur privé, et le phénomène est encore plus accentué pour les “très hauts fonctionnaires” issus des trois “grands corps” de l’Etat (Cour des comptes, Conseil d’Etat, Inspection des finances).

Comme l’indique un rapport du Sénat, “Le total des membres de ces trois « grands corps » s’élève à 923 personnes. Il s’agit donc d’une minorité parmi la minorité, mais la plus susceptibles de migrer temporairement ou durablement vers le secteur privé : quand c’est le parcours de 12 % de l’ensemble des énarques, le phénomène concerne un tiers des énarques ayant rejoint le conseil d’État, 45 % de ceux ayant rejoint la Cour des comptes, et près de 75 % des inspecteurs des finances. (Voir tableau page 29)” (Source : Rapport du Sénat)

Un article du Monde tire la sonnette d’alarme, en expliquant que cette fuite des cerveaux s’accélère, puisqu’il deviendrait difficile pour un énarque de se recaser dans le privé après l’âge de 35 ans.

Cette “fuite des cerveaux” du public vers le privé explique en partie l’affaiblissement du secteur public face aux assauts libertariens et ultra-libéraux.

C’est la raison j’ai voulu applaudir la grève des élèves de Sciences Po Paris, en avril 2018 : certes, les slogans choisis étaient parfois outranciers (“non à la dictature macroniste”), certes, le blocage de l’établissement pénalisait celles et ceux qui avaient besoin de s’y rendre, mais ce mouvement révélait une prise de conscience du fait que l’ex Institut des Sciences Politiques ne saurait devenir une “Business school” de plus, mais devrait plutôt garder sa vocation, qui consiste à former de futurs serviteurs de l’Etat.

(Source de l’image)

De futurs serviteurs de l’Etat d’autant plus indispensables pour l’avenir que les négociations actuelle relatives au traité transatlantique montrent que la notion même d’État comme garant de l’intérêt général est relativisée, minimisée, voire fragilisée.

Au coeur de ce traité qui a pour but de fluidifier les relations commerciales entre le continent américain et l’Europe, se trouve la problématique qui touche l’arbitrage entre les entreprises privées et les Etats, à savoir l’ISDS, (Investor-State Dispute Settlement), ou “mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats.”

Ce mécanisme prévoit, à l’heure actuelle des négociations, que dès lors qu’une entreprise privée considère qu’une mesure d’intérêt général décidée par un Etat nuit à ses intérêts économiques, elle peut porter plainte auprès d’un tribunal privé afin d’obtenir des dommages et intérêts.

Il existe deux façons de voir les choses : la première consiste à trouver normal que des entreprises lésées par telle ou telle décision d’un Etat obtiennent un dédommagement. La seconde consiste à s’étonner que des entreprises extorquent des milliards de dollars ou d’euros au prétexte que telle ou telle mesure gouvernementale ne leur convient pas.

Ce qui est certain, c’est qu’il est totalement incongru que les entreprises puissent contourner les tribunaux publics pour s’offrir les services d’une justice privée, une justice “Business class”, dont les juges ne sont pas des magistrats, mais des “arbitres” privés -le plus souvent, des avocats d’affaires internationaux.

Outre que ces arbitres peuvent tour à tour défendre ou attaquer des Etats (ce qui les place en position de force quand, après avoir exploré les arcanes des Etats en tant que leurs défenseur, ils passent ensuite en position de “procureurs” contre ces mêmes Etats), l’un des dommages collatéraux de l’arbitrage international réside dans le fait que les Etats peuvent être dissuadés de faire voter telle ou telle mesure sociale, de peur d’être attaqués juridiquement par de très grandes entreprises.

Cette question a été abordée avec superbe par Paul Magnette, ministre-président du gouvernement wallon, dans son discours d’octobre 2016 au Parlement wallon. Il rappelait en effet, avec verve et brio :

“ Lisez l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande d’hier soir qui dit :
Oui, l’Allemagne peut signer, mais pas ce mécanisme d’arbitrage et quoi qu’il arrive, il ne pourra pas entrer en vigueur, même pas de manière provisoire ». La Cour constitutionnelle allemande est quand même une institution qui pèse en Europe. Si elle le dit, c’est que ce ne sont pas seulement nous, les petits Wallons, qui avons un problème avec ce mécanisme [d’arbitrage privé NDLR]. Elle retient exactement les mêmes critiques d’un risque de privatisation rampante de la justice que nous avons émises, que vous avez émises dans vos résolutions.”

On voit ici l’enjeu qui se dessine derrière ce mécanisme. Avec ces dispositions, l’État est ravalé au rang d’acteur parmi d’autres, et ne bénéficie plus de la position de surplomb qu’il pouvait avoir, d’une part sur le système économique de tel ou tel pays, et d’autre part, avec d’autres Etats, sur les relations économiques entre pays.

C’est une remise en question fondamentale de l’ordre international tel qu’il a été défini par le traité de Westphalie en 1643. Pour résumer, disons que c’est à cette date qu’est apparu le concept d’Etat Nation souverain, en tant qu’entité au-dessus de laquelle ne se trouve aucune autre autorité si ce n’est, à l’époque, l’autorité religieuse mais uniquement “morale” du Pape. Avant cette époque, la société en Europe était organisée selon un système fort complexe de féodalités diverses et variées, lesquelles se faisaient concurrence au gré des événements ou des conflits de succession.

Des entités autonomes ou quasi indépendantes comme les guildes de marchands, les universités ou les villes, venaient compliquer la donne.

Le traité de Westphalie a mis bon ordre à cette anarchie : au-dessus de tout, il y a l’Etat-Nation.

Et dans la mesure où l’État défend l’intérêt général, les décisions de l’Etat s’imposent à toutes et à tous.

Le “mécanisme” d’ISDS évoqué ci-dessus rebat complètement les cartes en empêchant finalement les Etats d’avoir le dernier mot en matière d’utilité publique et d’intérêt général.

Cette vision des choses n’est pas une lubie dans la mesure où en Egypte, Veolia a lancé en 2012 une procédure d’arbitrage contre l’Etat égyptien parce que celui-ci avait notamment décidé une hausse du salaire minimum. Certes, après des années de procédure, Veolia n’est pas sortie gagnante de ce litige, mais le simple fait qu’un Etat puisse courir le risque d’être condamné à payer de très lourds dommages et intérêt (Veolia réclamait 140 millions de dollars) en cas d’augmentation du salaire minimum interroge sur les capacités des entreprises à accepter les mesures sociales décidées dans tel ou tel pays.

Le monde dans lequel nous sommes invités à vivre serait donc un monde où l’État deviendrait une sorte de régulateur technique, qui ne saurait en aucun cas prendre de décision pouvant contrevenir à tel ou tel intérêt privé.

Autrement dit, l’Etat serait voué à devenir l’“agent d’ambiance” de l’économie de marché.

Mais l’Etat n’est-il pas plutôt un “dieu laïc” qui a vocation à rassembler toutes les citoyennes et tous les citoyens, pour défendre l’intérêt général et le bien commun ?

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