l’UI et le recul créatif

Laurent Canivet
4 min readJun 27, 2019

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© Nyul | Dreamstime.com — D’après le meme Harold

Sur le web, on s’attache à libérer l’effort cognitif à tout prix. Tout doit être simple et facile pour l’utilisateur. On soigne l’ergonomie, l’affordance des éléments. Il n’y a donc plus de place pour la mauvaise interprétation ou l’erreur. S’il faut reconnaître que cette ambition est parfaitement honorable, elle a pourtant un effet pervers : le conformisme.

J’ai le sentiment que depuis quelques années la production digitale s’essouffle dans la répétition des mêmes formes minimalistes et soignées. On assiste à une homogénéisation des interfaces et à un recul créatif qui flirte parfois avec l’ennui. Le travail du designer se limite de temps à autre à un choix de grille et de typographie (et je suis malheureusement bien placé pour en témoigner). C’est à se demander si le design original et unique n’est pas une espèce en voie de disparition.

Je reconnais volontiers que les conventions, les règles d’accessibilité et la prise en compte de l’ergonomie dans les sites ont participé à améliorer l’expérience de navigation (mais aussi le taux de conversion et d’engagement). Et c’est une excellente chose. Mais ces best practices issues de tests utilisateurs rigoureux sont devenues la norme. Elles érigent des règles pour tout : contrastes, compositions, positionnement, calibrages, typographies, animations, performances, feedbacks…

https://www.invisionapp.com/plans
https://marvelapp.com/pricing
https://www.xmind.net/pricing

Le marché de l’ergonomie mène à un appauvrissement de nos cultures visuelles en nous limitant bien souvent à une vision dominante de standardisation.

L’émancipation par le moche

On assiste (enfin) depuis peu à une volonté d’être disruptif, de transgresser les conventions pour aboutir à de nouvelles formes plus novatrices.

Les designers prennent des risques pour s’éloigner de la tendance du copier/coller quitte à bafouer complètement les règles élémentaires d’ergonomie. Le design soigné, parfaitement maitrisé au pixel près est mis au placard au profit du no-design. Fini les transitions, les animations, l’harmonie, l’élégance et le subtile. Chaque choix graphique devient très discutable et mène à une sorte de chaos parfois illisible ou épileptique.

http://secret-friend.xyz
http://kaskadproject.com
https://www.toiletpapermagazine.org

On pourrait y voir de la provocation, mais c’est d’abord l’émergence d’une nouvelle tendance pour le moche. Le rejet du beau aide à rompre avec le conformisme et une réalité idéalisée. C’est en quelque sorte un retour à l’essentiel, un moyen de replacer le contenu brut au cœur du design.

C’est aussi une question de goût. Il se pourrait bien que ce qui est perçu comme disgracieux aujourd’hui ne le soit plus demain.

Déplacer nos curseurs esthétiques

Voyons le bon côté des choses, le moche nous rapproche en suscitant le débat, en questionnant en profondeur les codes visuels et interactifs établis. Il permet d’apporter un supplément d’âme même s’il se situe à mi-chemin entre la surprise et le dégout. C’est un nouveau moyen de se faire plaisir en redevenant créatif. Mais méfiez-vous des apparences, la tendance du moche est en fait terriblement exigeante.

https://a-r-i-s-h-a.com

J’éprouve un plaisir coupable en découvrant des interfaces qui font un bon usage du moche et vont à l’encontre des conventions et des normes ergonomiques au profit d’une (mauvaise) expérience mémorable. Qu’on s’entende bien, la tendance du laid ne s’adapte pas à n’importe quel contexte. Il ne s’agit pas de défoncer une application bancaire ou de rendre le site du trésor public inutilisable. Et puis le levier n’est pas nécessairement à pousser à fond. Cette tendance cherche peut-être simplement à trouver l’harmonie du moche… qui le rend beau, à trouver la faute de goût qui fait toute la différence.

https://www.coaldropsyard.com

Et si le moche, devenait finalement le nouveau territoire d’influences et d’inspiration ?

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Laurent Canivet

Co-fondateur du studio Les Animals, je suis directeur artistique et m’intéresse à tout ce qui touche de près ou de loin à l’image dans un écran.